dimanche 14 juin 2009

Avec vue sur la rentrée littéraire (23) - Sabine Wespieser

Trois titres au mois d'août chez Sabine Wespieser, que j'avais rencontrée à ses débuts quand elle travaillait chez Actes Sud où elle s'occupait, si mes souvenirs sont bons, de la collection de poche Babel. Depuis qu'elle a fondé sa propre maison, elle a prouvé qu'elle avait le goût de la bonne littérature, et plus personne ne l'ignore aujourd'hui.

Forrest Gander, En ami
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Dominique Goy-Blanquet

Géomètre et poète à Eureka Springs, Lester exerce sur son entourage une véritable fascination. Dans ce roman aussi bref qu’envoûtant, Forrest Gander tente de percer à jour le mystère de la courte trajectoire de son personnage. Sa naissance, âpre et violente mise au monde, laisse augurer le drame dont il sera le protagoniste. Son collègue Clay, sur les chantiers qu’ensemble ils arpentent, vit dans l’ombre de ce compagnon imprévisible et désinvolte. Séducteur impénitent, le beau Les’ vit entre sa femme et sa maîtresse, Sarah. Spectateur éperdu, fasciné et impuissant de cette relation triangulaire, Clay va y mettre une fin brutale faute de parvenir à s’y
immiscer.
Le suicide de Lester inspire à Sarah une déchirante élégie à la mémoire de cet homme qu’elle n’a pu s’empêcher d’aimer. Se remémorant ses élans, ses passions et ses fulgurances, mais aussi ses comportements
paradoxaux, elle tente désespérément de percer à jour le secret de celui qu’elle a côtoyé de si près sans bien parvenir à le connaître.
Au fil de ce portrait syncopé, apparaît l’image d’un mauvais garçon, fasciné par Villon, épris d’absolu, dont la trajectoire s’interrompt comme une phrase musicale inachevée.
Forrest Gander a su, avec une remarquable économie de moyens, dire les frontières ténues entre l’amitié, l’amour et la mort, donnant à un fait divers somme toute banal une étonnante intensité tragique.


Annelise Roux, La solitude de la fleur blanche

Nous venions de nulle part, d’un trou noir mental appelé Algérie, nous étions louches, sans le sou, dénués de qualification particulière, des prolétaires ayant été sans le moindre égard jetés dehors de ce qu’ils considéraient être chez eux, ficelés dans le silence…
A. R.
Habitée par un insoluble questionnement à propos des origines, née du mauvais côté de la barrière, dans le camp des «colonialistes» où les siens ont été assignés à résidence par une histoire sans nuances, la narratrice tente de s’ancrer dans le terroir bordelais où sa famille a échoué en 1962, quelques années avant sa naissance. Peine perdue, les sols caillouteux du vignoble la ramènent aux déserts qu’elle n’a pas connus, la méfiance des paysans à l’incontournable question: «Comment peut-on être pied-noir?»
Son enfance déclassée, la mort de son père fauché sur une route, semblent inscrire son destin dans la tragédie. Mais nulle résignation chez ce «rapporteur en couettes» qui tout enfant décide d’échapper par les mots, les siens et ceux des autres, à la malédiction des origines. Mémorialiste fantaisiste et narquoise des humiliations subies, elle se lance dans l’apprivoisement mélancolique des malheurs alentour. Au cimetière du village, son lieu de prédilection, chaque pierre tombale des familles « bien françaises » révèle des drames et des dommages qui lui permettront de renouer le fil de sa propre vie. Très tôt, elle comprend que seule l’écriture pourra la sauver: s’inventant des généalogies – Hemingway et Beckett en guise de grands-pères –, elle plonge à corps perdu dans le creuset de l’imaginaire pour en extraire un éblouissant roman de formation. Ici le lent et patient apprentissage d’une terre et le pouvoir rédempteur de la littérature interrogent et dissolvent peu à peu le désespoir de vivre et la culpabilité.


Catherine Mavrikakis, Le ciel de Bay City

Dans cette ville du Michigan où elle est née, entre supermarché, autoroute et lycée, tout destine Amy à l’adolescence sans histoire d’une jeune Américaine type. Tel est bien le souhait de sa mère, juive polonaise venue sur ce continent tout neuf pour tenter d’échapper au passé familial. Mais dans la maison de tôle de Veronica Lane, les fantômes ne se laissent pas oublier. Les nuits d’Amy sont hantées par d’horribles cauchemars, où ressurgissent étrangement les suppliciés de la Deuxième Guerre mondiale, comme aussi le visage de sa sœur aînée morte à la naissance. Ses jours eux sont habités par de sourdes obsessions, qui peu à peu se matérialisent dans une course contre la montre pour échapper à la malédiction familiale, dont le ciel toxique de Bay City se fait l’écho.
Le roman détaille les jours cruciaux de 1979, pendant lesquels le destin de la narratrice va basculer: le 4 Juillet, fête de l’Indépendance et jour de ses dix-huit ans, la maison de tôle prend feu. La famille entière part en fumée, dans un saisissant retour de l’histoire, laissant Amy face à son présent.
Tout l’enjeu de ce livre puissant et inspiré est bien dans la volonté désespérée de son héroïne d’en finir avec le passé. Devenue pilote de ligne pour échapper enfin à la poussière et à la cendre, elle n’aura de
cesse d’interroger le ciel serein et indifférent…
Grand roman américain en ce qu’il ne cesse de croire possible l’avenir de ses personnages, Le Ciel de Bay City interroge avec une effrayante justesse la capacité d’un peuple à échapper à son histoire.

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