vendredi 29 octobre 2010

Eric Faye, Grand Prix du roman de l'Académie française

J'avais lu deux des trois romans qui restaient en lice, hier, pour le Grand Prix du roman de l'Académie française: Naissance d'un pont, de Maylis de Kerangal, et La montagne de minuit, de Jean-Marie Blas de Roblès.
Dans l'après-midi, celui-ci attendait, avec son éditeur, une nouvelle qu'il espérait bonne. Mais, vers trois heures et demie, un peu avant l'annonce officielle, Jean-Marie Blas de Roblès apprenait qu'il n'aurait pas le prix cette fois-ci.
Ni d'ailleurs Maylis de Kerangal, malgré les six voix encore obtenues au troisième tour de scrutin, malgré surtout les grandes qualités de son roman - je me console en me disant qu'on n'a pas fini d'en parler pour les autres prix littéraires qui vont se suivre en rafale, et sur les dernières sélections desquels cette page vous tient informés.
Le lauréat est donc, vous le savez probablement, avec neuf voix, Éric Faye pour Nagasaki. Un livre bref que j'ai lu hier soir. Sans la maîtrise de Naissance d'un pont, il s'en dégage malgré tout un charme certain.
Un météorologue d'une cinquantaine d'années, célibataire, constate que de la nourriture disparaît pendant qu'il est au travail. Après un instant de panique (le frigo se nourrirait-il de yaourts et de jus de fruits?), il envisage une solution plus rationnelle et installe chez lui une webcam qui lui permet d'exercer sa surveillance toute la journée, du bureau où son écran d'ordinateur montre ce qui se passe chez lui - s'il s'y passe quelque chose.
En effet, il ne tarde pas à surprendre la voleuse, puisqu'il s'agit d'une femme, et alerte la police qui vient la cueillir. Non sans mal, car elle se cachait dans une petite pièce inutilisée. Si l'on ajoute que le météorologue, saisi de compassion pour sa cohabitante secrète (il apprendra qu'elle vivait chez lui depuis un an sans qu'il s'en soit rendu compte), a essayé de la prévenir pour qu'elle s'enfuie avant l'arrivée des forces de l'ordre, on aura compris que sa dénonciation lui pèse dès lors qu'il l'a faite.
Dans la dernière partie du roman, la femme réfugiée chez lui devient la narratrice. Des échos renvoient d'une vie à une autre. Une part de mystère demeure, mais emplie d'une humanité ancrée dans des lieux où le passé a laissé des traces...

vendredi 22 octobre 2010

"Le premier mot" selon Vassilis Alexakis (entretien)

Vassilis Alexakis a publié récemment un roman beau et fort, Le premier mot. Il envoie une femme, la sœur d'un universitaire qui vient de mourir - Miltiadis - à la recherche des origines du langage articulé. Et rend cette quête passionnante grâce à la manière dont il installe ses personnages dans une fiction. J'ai écrit un article sur cet ouvrage, accompagné d'un bref entretien dont voici l'intégralité - parce que vous le valez bien, comme on dit...

Avez-vous eu le désir de connaître Le premier mot? Est-ce que cela vous travaillait?
Oui. Je suis même étonné d’avoir tant tardé à avoir eu cette idée. Vous savez, je me suis installé en France à l’époque des colonels, j’ai écrit en français et travaillé comme journaliste de langue française. Après la dictature, je suis revenu au grec puisque mes livres pouvaient paraître en Grèce aussi. Et j’ai passé ma vie dans les dictionnaires. Ce sont mes livres de chevet. Il était donc assez naturel que j’aie ce besoin de savoir: au fond, tous ces mots innombrables que j’ai vu défiler devant mes yeux, d’où sont-ils partis? Et pourquoi est-ce qu’on a commencé à parler? Et qu’est-ce qu’il est impossible de dire sans le langage articulé, puisqu’on peut s’exprimer par des cris ou avec les mains? Et quelles sont ces choses mystérieuses qui ont nécessité la création du langage articulé? Donc, effectivement, j’étais très curieux. Et j’ai eu peur, à un moment, qu’on le connaisse, ce premier mot. Qu’on me dise: en fait, le premier mot, c’était cela et il voulait dire telle chose. Heureusement, on ne le connaît pas. Donc il y avait lieu d’écrire un roman.
C’est un roman dans lequel il y a beaucoup de savoir. N’était-il pas difficile d’intégrer toute cette science à un roman?
C’était une très grande difficulté. C’est le roman, c’est la littérature qui m’intéresse, plus que les langues, plus que le reste. Le problème était d’arriver, dans un roman, d’une façon simple et naturelle, à englober toutes ces connaissances, toutes ces découvertes, etc. Mais, au fond, c’était moins compliqué que je ne le craignais au début. Parce qu’il fallait, évidemment, inventer les personnages, et les inventer de telle façon qu’ils soient romanesques, c’est-à-dire qu’ils participent à la fois à l’enquête et au roman. Comme exemple de ce mélange des deux aspects du livre, je citerais le personnage de la jeune fille sourde. Elle est très importante pour le livre. Elle a son histoire, ses drames, ses rêves, etc. En même temps, elle incarne un peu cette période de notre préhistoire où, d’après les linguistes, les paléontologues, etc., nous nous exprimions exclusivement par nos mains. Donc cette période de l’humanité, essentielle pour l’enquête sur le premier mot, est incarnée par un personnage qui va, qui vient, qui fait la cuisine, qui fait du théâtre, qui tombe amoureux, qui perd son père, etc. Vous voyez, pour chaque chose, il fallait trouver le personnage, ou alors les circonstances qui rendent cette exploration romanesque.
Il fallait aussi que le narrateur ne soit pas Miltiadis, parce qu’il était trop savant pour le lecteur?
Il fallait que tout cela soit dit très simplement, justement parce que le sujet est savant. Il me fallait un personnage qui ne soit pas une femme savante, puisque c’est une femme qui raconte. Et qu’elle ait toutes les difficultés qu’aurait chacun à mener cette enquête, et que j’ai eues moi aussi à la mener. Si vous voulez, je suis redevenu étudiant pendant les deux années où je faisais le livre. Il y a une joie extraordinaire à apprendre des choses nouvelles. La curiosité, je l’ai éprouvé, était un moteur fondamental. J’ai eu, en gros, une chance inouïe de pouvoir entendre – parce que j’ai vu beaucoup de monde pour faire le roman – tous ces gens me parler du cerveau humain, des premiers pas de l’humanité, du langage des bébés, parce qu’on pense que les premiers hommes qui ont parlé ont dû le faire un peu à la façon des bébés qui commencent à articuler, qui cherchent à fabriquer quelque chose qui ait un sens… Donc, d’une certaine manière, c’était un livre très difficile à faire pour garder un équilibre entre le roman et l’enquête. Et en même temps, à cause de cette difficulté qui m’a énormément stimulé, c’était un livre plus facile à faire, par rapport à un livre d’apparence facile. Je suis arrivé à ce paradoxe que les livres difficiles sont plus faciles à faire que les livres faciles…
Il y avait beaucoup de choses à dire…
Oui. Mais, comme vous avez pu le constater, tout cela est raconté d’une façon très simple. Et on ne parle évidemment pas que du premier mot dans le livre, même si c’est le thème qui revient. Il fallait que cette enquête ait un fondement romanesque très puissant pour qu’elle soit plausible. Il fallait bien une mort et la promesse faite à un frère disparu pour que la sœur se lance à la fois dans cette enquête et dans l’écriture, puisqu’elle n’a jamais écrit de sa vie.
La sœur de Miltiadis, qui est donc la narratrice, n’a-t-elle pas de nom?
Vous êtes très observateur. C’est tout à fait volontaire. Je pense que les personnages de roman n’ont pas nécessairement besoin de nom. Comme c’est la narratrice et un peu moi, je me suis dit: non, ce n’est pas la peine de lui donner un nom. On va traverser le livre, la sœur va vivre très bien sans nom. C’était un peu un défi de faire vivre quelqu’un et de le rendre tout à fait crédible pour le lecteur, puisque c’est quand même elle qui mène tout le roman, sans lui donner de nom. Je ne suis pas sûr que tout le monde l’a remarqué.
La sœur de Miltiadis fabrique des petits bateaux. Le bateau est-il un symbole du passage?
Oui, d’une certaine manière, le bateau est le passage sur l’Achéron, le fleuve entre les vivants et les morts. Tout le livre est un voyage infini sur une rivière qui sépare deux mondes. Le bateau, pour moi, c’est aussi la Grèce. C’est mon voyage, mon départ de Grèce. Je suis parti en bateau du Pirée. A un moment, il est question du mot nostalgie qui a été créé de toutes pièces par un Suisse…
… Mais à partir du grec…
… Oui, à partir du grec, mais c’est une création d’un médecin suisse. Et au fond, mon idée, c’était que l’on donne le nom de ce médecin à une rue du Pirée d’où je suis parti à l’époque des colonels. Ma vie a été forcément marquée par cet événement et elle a changé radicalement depuis lors. Donc le bateau, c’est tout cela. C’est un passage entre les morts et les vivants, entre le silence et les mots aussi. Parce qu’on peut penser que le premier mot a rompu un silence très ancien, de plusieurs centaines de milliers d’années.
De chercher les liens communs entre les langues, ce qui les unit à partir de cette première racine, cela vous amène à parler de l’autre, de la peur de l’autre, du rejet, du repli sur soi, et donc de politique française…
Oui, le livre a un aspect qui colle assez bien à l’actualité, parce qu’il dit le contraire de toutes ces politiques nationalistes, xénophobes, etc. Toutes les langues se connaissent, aucune n’est la propriété ou la création exclusive d’un pays. Les langues sont le produit d’un dialogue très ancien avec d’innombrables autres langues. Donc les langues nous enseignent le dialogue et pas du tout le rejet de l’autre. D’ailleurs, dans le livre, il y a un personnage qui rappelle que quand on suit avec bienveillance et attention une conversation dans une langue qu’on ne comprend pas, il y a de fortes chances pour qu’on comprenne quand même quelque chose. Même quand on croit ne connaître qu’une langue, sans le savoir, on en connaît plusieurs. Les autres langues sont présentes dans la langue qu’on parle. A des degrés divers, d’une façon ou d’une autre. Mais elles sont présentes. C’est l’esprit contraire à cette espèce de repli sur soi et de rejet de l’autre que pratiquent plusieurs Etats aujourd’hui et qu’on pratique en France en ce moment.
Pour terminer sur une note un peu plus légère, quand vous écriviez le livre, veniez-vous de découvrir le jeu de sudoku? Il est présent à plusieurs reprises…
J’avais commencé à jouer plus tôt. Et, pour faire le livre, j’ai dû m’enfermer pendant deux ans à Paris dans un studio que j’habite et qui ressemble tout à fait au studio de mon personnage. Simplement, je n’habite pas en face de l’Institut de paléontologie. Et, quand on est enfermé à ce point, on cherche des moments de paix où on n’est plus obligé de réfléchir au roman. J’ai trouvé que le sudoku était une très bonne solution, parce que ça me libérait de mes soucis de construction du roman pendant une petite heure. Depuis que j’ai terminé le roman, j’ai remarqué que mon intérêt pour le sudoku a singulièrement diminué.
Vous n’en avez plus besoin?
Non. Maintenant, j’ai besoin de trouver un autre sujet de roman et, peut-être que, quand j’aurai commencé à l’écrire, je vais reprendre ce jeu, qui est un jeu absurde mais qui a le mérite de nous faire oublier le reste pendant un moment.

jeudi 21 octobre 2010

Wallender, dernière enquête

Aujourd'hui, tout le monde parle de Henning Mankell et de son nouveau roman. Enfin, tout le monde, c'est peut-être excessif. Mais c'est l'impression que j'en ai. Le jour même de son arrivée en librairie, L'homme inquiet fait l'objet de grands articles dans Libération et dans Le Monde. L'événement est en effet exceptionnel: Wallender, personnage devenu familier à tous ceux qui l'ont côtoyé dans les livres, tire sa révérence.
Comment?
Je ne le sais pas encore, et je crains, si je lis les articles, de le découvrir, ou au moins d'être mis sur l'une ou l'autre piste qui me gâcherait le plaisir de la surprise - plaisir mélangé de la tristesse, déjà présente, de voir s'éloigner une silhouette qui m'a souvent accompagné dans une sorte de présence amicale.
Alors, au lieu de lire les articles, voilà: j'ai commencé le roman. Cela va durer plus longtemps, mais c'est le principe même du roman policier. On ne connaît la clé de l'énigme qu'à la fin...

mercredi 20 octobre 2010

Prix littéraires : où en sommes-nous?

La plupart des jurys ont dégraissé la première sélection proposée en septembre, les listes d'octobre présentent donc des choix plus restreints en attendant, pour certains, une troisième et ultime sélection - le Renaudot mardi 2 novembre, l'Interallié le lendemain, le Goncourt le surlendemain, au moment où nous connaîtrons les prix Femina et Médicis). C'est un peu l'embouteillage là où, il y a un mois, c'était la bouteille à encre. Et nous ne sommes en réalité pas beaucoup plus avancés.
Pour les plus curieux d'entre vous, je le leur rappelle, les principales sélections sont mises à jour au fur et à mesure de leur publication sur cette page. Dont je vais essayer de tirer quelques enseignements à la lumière de ce que j'écrivais il y a un mois (et deux jours).
D'abord - il fallait s'y attendre -, la plupart des "petits" éditeurs qui avaient été placés dans la lumière grâce aux premières sélections ont été rejetés dans l'ombre par les deuxièmes. Aux yeux des jurés des principaux prix, seules ont trouvé grâce les Éditions de l'Escampette, par l'intermédiaire de Jean Rodier, sauvé des eaux En remontant les ruisseaux.
Un phénomène curieux - et peut-être inédit, en tout cas pour le moins inhabituel - s'est produit du côté du Renaudot. Neuf titres ont été virés dans un grand nettoyage, mais trois autres ont été introduits, comme un remords. Parmi eux, L'homme qui arrêta d'écrire, de Marc-Edouard Nabe, qui ne risque pas de jouer rôle dans les luttes d'influence entre éditeurs traditionnels, puisqu'il a sorti son livre à compte d'auteur! Surprenant, non?
Comme je m'étais avancé, la dernière fois, en proposant des favoris qui me paraissaient logiques, examinons la situation pour savoir s'ils ont survécu.
Michel Houellebecq, avec La carte et le territoire (Flammarion), me semble toujours le favori du Goncourt - ou du Renaudot si le premier lui échappait. Pronostic maintenu.
Patrick Lapeyre (La vie est brève et le désir sans fin, POL), que je donnais en première ligne pour le Femina, est toujours là. Mais Claude Arnaud (Qu'as-tu fait de tes frères?, Grasset) a disparu de la sélection du Médicis, ce qui fait de lui un concurrent plus sérieux face à Lapeyre au Femina, à moins que le Renaudot s'en empare si Houellebecq est goncourisé.
Vous suivez?
En tout cas, c'est à suivre...

lundi 18 octobre 2010

Fatou Diome et ses femmes qui attendent (entretien)

Fatou Diome a publié récemment un nouveau roman, Celles qui attendent, où des hommes manquent au village - ceux qui sont partis d'Afrique vers l'Europe en espérant y trouver l'Eldorado. Et où les femmes sont restées. Explications.

Y a-t-il des femmes puissantes dans Celles qui attendent?
[Rires.] Vous voulez absolument me rattacher à une autre auteure? Ce n’est pas cool! Les femmes de mon roman sont tout à fait humbles, qui sont face à quelque chose de plus puissant qu’elles, et qui luttent malgré tout.
Précisément, n’est-ce pas cette humilité, combinée à la volonté de vivre et de faire vivre leurs familles, qui les rend fortes? (La référence à Marie Ndiaye n’étant qu’un clin d’œil.)
J’appellerais ça la force des désespérés. Elles savent qu’elles n’ont pas le choix, elles n’escomptent aucun soutien. Elles sont obligées de trouver dans la nature quelque chose pour tenir. Quand elles vont ramasser du bois de palétuvier, quand elles rentrent avec les pieds et les bras lacérés, c’est violent sur un corps de femme. Mais elles n’ont pas le choix si le bois de palétuvier, par exemple, est le seul combustible. Donc elles doivent y retourner, non pas parce qu’elles sont courageuses, mais parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité. Ce sont des femmes fragiles face à la lutte existentielle et elles essaient de tenir debout.
Elles remplissent leur mission, parce que quelque chose les oblige à le faire. Mais quoi? Le besoin de vivre, simplement?
Le besoin de maintenir la vie qu’elles ont donné. Ce sont des mamans et les enfants demandent toujours à manger aux mamans, surtout en Afrique. C’est rare de voir les enfants aller demander aux papas: «Papa, quand est-ce qu’on mange?» Non, c’est toujours: «Maman, quand est-ce qu’on mange?» Et je pense que les femmes ont cette force viscérale de toujours lutter pour sauver les enfants. C’est physique, c’est charnel, c’est instinctif. Je pense qu’elles se plient en quatre pour que les enfants survivent. D’ailleurs, dans le livre, les grands-mères se battent encore plus férocement que les belles-filles qui, elles, sont encore trop jeunes pour comprendre tout ça.
Votre roman parle évidemment de celles qui sont là, qui sont restées en Afrique et attendent, mais aussi de ceux qui sont partis en Europe. C’était pour vous un point central du livre?
Oui, c’est même l’idée principale. Parce qu’on a l’habitude de parler d’immigration, depuis l’Europe. Mais il faut se dire qu’il s’agit, vu de l’autre côté, d’émigration. D’un déchirement, d’un arrachement à la structure familiale, d’une séparation, donc nostalgie et frustration… Souvent, les femmes africaines ne dévoilent pas leurs sentiments. Dire, dans son village, qu’on est nostalgique de son mari parti gagner sa vie, ça ressemble à un caprice. Ces femmes-là vont vivre ça au quotidien en essayant d’être silencieuses. Et moi, je fouille dans tout ça… La différence entre immigrant et émigrant est très importante. Pour une femme qui va se marier, c’est beaucoup plus qu’une nuance. Elle ne se marie plus seulement à un Africain, elle se marie à un émigrant, donc au futur immigré de retour, avec tout ce que cela suppose. Ce sont des gens qui ont déjà une aura.
Ce que cela suppose, c’est évidemment une partie des richesses qu’on trouve en Europe?
Oui, c’est le château en Espagne – c’est le cas de le dire puisqu’ils partent dans des pirogues vers les côtes espagnoles. Les femmes pensent que tout va s’arranger quand le mari va rentrer, riche à millions. Elles vont vivre en couples modernes, tendres, affectueux, parce qu’elles ne veulent pas vivre comme leurs belles-mères.
Vous expliquez très bien dans le roman que celles qui restent ignorent une grande partie de la manière dont vivent ceux qui sont partis…
Tous les émigrants connaissent ça. Je l’ai vécu, et on discute souvent entre nous de l’idée que les Africains se font de notre itinéraire et de notre quotidien en Europe. C’est toujours très différent de ce que nous connaissons en réalité. Quand vous êtes dans une des grandes puissances économiques du monde, les Africains ne peuvent pas imaginer que vous puissiez manquer de quelque chose. Tout ce que vous ne donnez pas, c’est donc par égoïsme, et non par manque. C’est ce que disent les gens. D’autre part, les jeunes femmes voient des jeunes gens très machos, d’une virilité très affirmée, qui ordonnent à la maison – car la société africaine est ainsi faite que l’homme ordonne et que la femme est souvent soumise –, et elles ne peuvent imaginer qu’arrivés en Europe ils sont réduits à vendre leur propre chair et à devenir presque des gigolos pour pouvoir survivre grâce à certaines dames européennes qui ont parfois l’âge de leurs grands-mères.
De cette autre vie qu’ils ont menée en Europe, ils ne parlent jamais?
Non, ils n’en parlent jamais. Il y en a même qui ont des enfants en Europe et qui n’osent pas en parler. Parce qu’il arrive qu’ils rentrent en Afrique et ils voudraient peut-être emmener les enfants mais, comme la femme européenne n’est pas d’accord, ils partent sans les enfants. Et, une fois arrivés sur place, ils n’osent pas l’avouer, parce qu’ils ont laissé une épouse et des enfants. Il y a beaucoup de situations tragiques de ce genre. Vous avez aussi des épouses qui attendent au village et qui perdent définitivement leur émigrant. Parce qu’il arrive aussi de belles histoires d’amour en Europe. Il y a des histoires vénales pour sortir d’un foyer Sonacotra, pour loger dans un vrai appartement chauffé, avec une dame blanche qui finance. Mais il y a aussi de vraies histoires d’amour qui se passent, et qui parfois cassent le couple organisé au village par les parents.
Parfois, une belle histoire d’amour se reconstitue, comme à la fin de votre livre, qui est plutôt optimiste…
Je pense qu’il y a deux fins. Issa, le mari de Coumba, revient avec une dame européenne et trois petits métis. Coumba, qui l’attendait depuis des années, n’a qu’un seul enfant et va découvrir tout ça, dépitée, résignée, elle va rester parce que ça lui donne les moyens de nourrir son fils et c’est la seule raison pour laquelle elle reste. Elle ne sait même plus si elle est amoureuse ou pas. Quand son homme repart, elle ne sait pas quand elle va le revoir. C’était pour moi une manière de dire qu’il y a beaucoup de problèmes de ce genre. Effectivement, les hommes reviennent. Mais, quand ils partent, on ne sait jamais pour combien de temps. Il y a des femmes qui supportent ça en Afrique. Il y a aussi des histoires comme celle de Lamine. Quand il revient, il a épuisé sa curiosité de l’Europe et il va décider de construire son destin en Afrique. Cela arrive de plus en plus, de la part de garçons instruits.
Il y a quelques mots magiques dans votre roman. Si l’on tient compte du fait que la magie ne fonctionne pas de la même manière en Europe et en Afrique, l’un d’eux est Western Union…
Oui, Western Union! [Grand éclat de rire.] J’ai hésité à mettre le nom dans le livre, je me demandais si ce n’était pas trop prosaïque. Mais j’ai pensé au Mandat de Sembène Ousmane. Dans ce livre qui a été adapté au cinéma, c’est le mandat qui relie l’immigrant et sa famille restée au Sénégal, c’est le cordon ombilical. Finalement, c’est parfois la seule preuve de vie, quand on reçoit un petit mandat. Le téléphone est tellement cher qu’on préfère envoyer le montant en Afrique. Western Union, c’est à chaque fois un bol d’oxygène dans les villages.
Puisque vous parlez de Sembène Ousmane, où vous situez-vous par rapport aux autres romancières et romanciers africains?
Je ne me situe pas! [Rires] Je citais Sembène Ousmane parce que j’ai fait ma thèse sur son œuvre. Mais je ne situe pas par rapport à la littérature africaine, ou américaine, ou française. Je ne me pose pas la question et je refuse de me la poser. C’est une manière de vous laisser, vous, critiques littéraires, à vos responsabilités. Et, d’ailleurs, j’ai vraiment compris ce qu’était la vie de mon père sur sa barque de pêcheur en lisant Le vieil homme et la mer, d’Ernest Hemingway.

dimanche 17 octobre 2010

Challenge Maigret (8) : Maigret à l'école

Suite du parcours dans les enquêtes que mène le commissaire Maigret sous la houlette de Georges Simenon. Le challenge Maigret continue...

Une envie d'huîtres et de vin blanc
Maigret à l'école (1954)

C'est le printemps et Maigret a envie de prendre l'air. Il n'a rien à faire dans les Charentes et le meurtre de Léonie Birard ne le concerne pas. La vieille enquiquineuse n'est d'ailleurs regrettée par personne dans le village de Saint-André-sur-Mer, trois cent vingt habitants et des tas de misérables petits secrets que l'ancienne postière connaissait tous. Mais Gastin, l'instituteur, est venu jusqu'à Paris pour se mettre, selon ses propres mots, sous la protection du célèbre commissaire. Étranger au village, il est certain d'être désigné coupable. On ne l'aime pas beaucoup non plus.
Un autre jour, ces histoires auraient peut-être ennuyé Maigret. «Ce matin-là, avec le soleil qui entrait par sa fenêtre et apportait des tiédeurs de printemps, avec sa pipe qui avait un goût nouveau, il écoutait, un vague sourire aux lèvres, les mots qui lui rappelaient un autre village, où il y avait aussi des drames entre la postière, l'instituteur, le garde champêtre.»
Il se décide d'un coup: il ramènera l'instituteur à Saint-André-sur-Mer, qu'il n'aurait pas dû quitter, et profitera de quelques jours de congé, ce qui ne lui est pas arrivé depuis longtemps, à manger des huîtres et à boire du vin blanc.
Si le vin blanc est disponible en quantité, il n'y a pas d'huîtres, ni même de moules: ce n'est pas le moment. Et la mer ne sent pas assez la mer à son goût. Bref, le séjour est plutôt morne. D'autant que l'enquête, dont bien sûr il se mêle à titre privé, influence son humeur dans le mauvais sens. Tant qu'il s'agit d'observer les gens de l'extérieur, ce n'est qu'un jeu plutôt agréable. Puis le policier devient plus proche de leur comportement, on se surprend à penser comme eux et cela devient beaucoup moins drôle.
En outre, l'affaire implique des enfants et Maigret n'est pas habitué à leur manière de mentir, de travestir la réalité. Il est un peu déstabilisé par une enquête qu'il conduira bien entendu à son terme, à sa manière. Avec un effet très perceptible d'accélération dans les événements, quand l'énigme est sur le point d'être résolue et qu'il a hâte d'en finir, de boucler pour reprendre le train du soir.
«Maigret paraissait un peu triste, ou fatigué, comme presque chaque fois qu'il en avait fini avec une affaire. Il était venu ici pour manger des huîtres arrosées de vin blanc du pays.»
Sous le signe de la déception, voici pourtant un excellent Maigret.

mardi 12 octobre 2010

Roger Jon Ellory et les mystères d'un homme

Son premier roman paru en français a fait le bonheur des amateurs de thrillers. Seul le silence avait en effet tout pour leur plaire. À Augusta Falls, en Géorgie, un tueur en série massacre des petites filles. Joseph Vaughan, qui les connaît toutes, est d’autant plus bouleversé qu’il a découvert l’un des corps. Il était adolescent. Cette histoire le poursuit alors qu’il est devenu écrivain. Et que les meurtres continuent, malgré la mort du principal suspect. Un condensé d’émotions violentes qui conduisent au bord de la folie. Un suspens nourri de tensions psychologiques extrêmes. Et la découverte d’un nouvel auteur appelé à marquer le roman noir contemporain, qui remet le couvert avec cent cinquante pages de plus, ce dont on n’a aucune envie de se plaindre.
Vendetta se déroule à La Nouvelle-Orléans, où se noue l’essentiel. De cette ville, certains disent qu’il est impossible de la connaître vraiment sans y avoir vécu. C’est en tout cas ce que pense Ernesto Perez, dont la longue confession est le cœur et le moteur du roman. Et c’est pourquoi il a exigé de parler à un homme en particulier, Ray Hartmann, qui en est originaire.
Peut-être allons-nous trop vite. La conversation entre les deux hommes, qui oscillera entre affrontement et complicité, est rendue nécessaire par la découverte d’un crime et le lien probable entre celui-ci et une disparition.
Le cadavre qui a été retrouvé dans le coffre d’une voiture – pas n’importe quelle voiture, une Mercury Turnpike Cruiser commercialisée en 1957, modèle luxueux équipée de pneus aux flancs blancs –, ce cadavre, donc, est celui de Gerard McCahill, ex-flic, ex-marine. Son cœur a été enlevé et remis en place, comme cela avait été le cas dans une vieille affaire de 1968. Avant de mourir, Gerard McCahill avait pour mission d’accompagner Catherine Ducane, 19 ans, fille du gouverneur de Louisiane.
Personne n’a la moindre idée de ce qui a pu arriver à Catherine, mais on est sans nouvelles d’elle et le FBI s’agite. La fille d’un gouverneur, quand même…
Le FBI sur les dents, cela arrange plutôt Verlaine, le flic local qui avait été dans un premier temps chargé de l’enquête. Elle est trop importante pour lui, il n’y voit d’ailleurs que des ennuis à venir s’il reste impliqué dans cette affaire. Ceci dit, il n’aura pas vraiment le choix quand Ray Hartmann lui demandera de l’aider.
Le type d’affaire pour laquelle celui-ci est réquisitionné n’est pas non plus dans ses compétences. Mais un homme s’est manifesté, il dit qu’il a enlevé la jeune fille et qu’il ne révélera le lieu où on la retrouvera que si Ray veut bien l’entendre.
Ernesto Perez, du moins est-ce le nom qu’il donne, se constitue donc prisonnier. En quelque sorte. Car c’est bien lui qui tire les ficelles et c’est de lui que le FBI attend les informations qui permettront de sauver Catherine, s’il n’est pas trop tard.
Le temps semble long à ceux qui écoutent Ernesto Perez raconter sa vie. Cela dure des jours et des jours. Il semble avoir une inépuisable réserve d’histoires à déverser avant d’en venir à ce que tous attendent. Du coup, les protagonistes du roman ne sont peut-être pas aussi sensibles que le lecteur à tout ce qui se dit.
Il y a du lourd, du très lourd. Ernesto Perez remonte dans le temps et aux années où il était porte-flingue pour la Mafia. Les grandes familles sont là, leurs guerres aussi. Cosa nostra, «la chose qui nous appartient», retrouve les couleurs sombres qu’on lui connaissait, renforcées encore par des secrets soudain dévoilés. La mort de Jimmy Hoffa, le chef du syndicat des routiers? La voici expliquée. C’était, après tout, un boulot comme un autre, pas de quoi émouvoir le tueur qui a eu, avant de se ranger des bagnoles (ou presque), une existence particulièrement mouvementée.
Et ne le lancez pas sur l’assassinat de JFK, parce que, là aussi, il a des choses à révéler…
Tout cela fait qu’on se passionne pour ce vieux bonhomme d’apparence inoffensif. D’autant que la relation entre lui et son confesseur modifie sans cesse le point de vue.
À propos de Ray Hartmann, il y aurait aussi bien des précisions à apporter sur les raisons qui l’ont amené à être l’homme de la situation, autant que l’homme qu’il est. Sa dépendance à la boisson, qui est en train de précipiter, peut-être, la fin de son couple. Sa conception de la justice. Son passé, son présent, son avenir… Et pourquoi est-ce à lui et à personne d’autre qu’Ernesto Perez veut parler?
C’est, bien entendu, trop long à expliquer. Pensez donc, il faut sept cent cinquante pages à Roger Jon Ellory pour démonter le mécanisme complexe qu’il a mis en place! On se régale.

N.B. Cette note de blog est un article à paraître dans le deuxième numéro (novembre) de C'est dans la poche. Un mini-site fournit tous les liens pour la lecture et le téléchargement du premier numéro.

lundi 11 octobre 2010

Un entretien avec Philippe Claudel

Philippe Claudel a sorti son nouveau roman le mois dernier. L'enquête est une sorte de fable déshumanisée qui conduit un homme dans les marges du monde réel. Sur ce livre, j'ai écrit dans Le Soir un article complété par un entretien. Voici la suite de notre conversation.

N’avez-vous pas pensé mener vous-même une enquête?
Non, je n’ai pas ce talent-là. D’autres l’ont probablement mais, moi, coller à la réalité ne m’intéresse pas. Je ne suis pas un historien, je ne suis pas un journaliste et je n’ai pas du tout les compétences pour ça. J’essaie toujours de voir derrière les choses, ou à côté, au-dessus, en dessous, et de tirer la fable de ce qui apparaît devant moi, de révéler des architectures. L’en dehors, l’au-delà des choses, c’est ça qui m’intéresse. Et c’est ce que je sais faire, je pense. Faire un récit réaliste sur ces phénomènes à la fois ne m’intéresse pas et serait hors de mes capacités.
Dès le début, l’enquêteur est, avec majuscule, l’Enquêteur. On ne connaîtra jamais son nom. Et tous les personnages du roman n’existent que par leur fonction, avec d’ailleurs une majuscule, mais sans identité personnelle. Pourquoi ?
C’est une évolution logique par rapport à ce que j’avais écrit avant où, dans des romans comme Les âmes grises, La petite fille de Monsieur Linh, Le rapport de Brodeck, on avait des personnages qui perdaient leurs caractéristiques humaines. Les descriptions se faisaient de plus en plus rares, les fonctions prenaient le pas sur les hommes. Donc, là, c’est allé encore un petit peu plus loin. Et puis, par rapport à ce sujet, il me semblait assez important de mettre l’accent sur l’anonymisation que suppose le monde du travail où l’on n’existe en effet que par les fonctions qu’on remplit. Et dès lors qu’on ne les remplit plus ou qu’on nous les refuse, nous sommes rayés, nous sommes en dehors, remisés dans des boîtes, dans des placards…
Votre roman est à la fois très précis et très flou. Une vision analogue à celle que vous utilisez au cinéma, qui influence l’écriture? Ou le contraire?
Les deux se mêlent indépendamment de ma volonté et s’influencent au-delà de ce que je pourrais penser. Je viens de terminer le tournage de mon deuxième film et j’ai parfois, sur le plateau, des réflexes d’homme d’écrit. Je conçois parfois certaines scènes, certains plans plus d’une façon littéraire que cinématographique. Et, inversement, lorsque j’écris un livre, je vois que j’emprunte parfois aux techniques du montage, du cadrage ou de la mise au point. J’aime beaucoup la mise au point, la profondeur de champ – ou l’absence de profondeur de champ. C’est magique, l’appareil photo ou la caméra qui vous permet, avec une sorte de molette, de faire le point sur un sujet et de laisser dans le flou les autres. Ca m’intéresse beaucoup.
Une phrase revient, à peu de choses près, deux fois dans le roman. L’épigraphe, extrait de L’enfer, le film de Clouzot, «Ne cherche rien. Oublie», puis, dans les dernières pages, et reprise sur la bande qui entoure la couverture, «C’est en ne cherchant pas que tu trouveras». Y a-t-il une évolution entre les deux?
Je ne sais pas, en fait. La phrase de Clouzot est prononcée par Reggiani dans ce film qui n’a jamais été réalisé. Clouzot a passé des années de sa vie, avec des moyens considérables, à faire des essais pour ce film sur lequel un documentaire est sorti l’année dernière. Il y a une scène très belle où Reggiani est hanté par une voix off. Le film de Clouzot n’aurait rien eu à voir, il parle de jalousie. Mais l’aspect tentative avortée de ce film, je parle en termes de production, une entreprise cinématographique vouée à la folie et à l’échec, ça m’intéressait beaucoup. Et il y avait le mot «enfer» qui, par rapport à L’enquête, résonnait aussi. Dans la deuxième phrase, il y a une volonté de déboussoler, de tourner les aiguilles dans l’autre sens. Toute quête, normalement, aboutit à une recherche, tout livre aboutit à une réponse, alors que là, ce qui m’intéressait finalement, c’était de poser des questions, de mettre en place un désarroi. D’orienter les gens vers un questionnement humain qui soit métaphysique, ce qui est déboussolant.
L’important, c’est de poser les bonnes questions, davantage que de fournir les réponses?
L’important, c’est de poser des questions. Je ne sais pas si c’est de poser les bonnes. Inciter les gens à se poser des questions.
Après la fin du montage de votre deuxième film, après la parution de ce roman, savez-vous déjà si vous vous orientez ensuite vers un autre film ou un autre livre?
En réalité, j’essaie de faire les deux en même temps. Là, il y a un désir de film et un désir de livre, donc on va essayer d’agencer au mieux ces deux désirs-là pour qu’ils progressent à leur rythme.
Parallèlement?
Oui. J’aime bien entrelacer les exercices et, dans la même journée, consacrer du temps à un film puis à un livre.

dimanche 10 octobre 2010

Un Maigret dominical (7) : Le revolver de Maigret

D'un Maigret à l'autre, Simenon tire parfois des fils, comme dans celui-ci où l'on retrouve un personnage déjà rencontré précédemment. Suite, comme chaque dimanche, de ma participation au challenge Maigret.

De Paris à Londres
Le revolver de Maigret (1952)

Qui l'eût cru? Maigret gardait un revolver chez lui. Il est vrai que le Smith & Wesson 45 spécial à canon court, gravé à son nom, est un souvenir offert par les Américains à l'occasion d'une invitation du FBI. L'arme n'est pas chargée et n'a jamais servi. Mais elle a disparu après la visite d'un jeune homme que Madame Maigret a laissé entrer sans méfiance. Quelqu'un qui prend la peine de s'emparer d'un revolver a plus ou moins l'intention de s'en servir.
Mais où et quand? Le commissaire peut d'autant moins le deviner qu'il ne sait même pas qui était son étrange visiteur.
Le même soir, le couple Maigret a son dîner mensuel chez le docteur Pardon où ne vient pas un ami du médecin qui a pourtant insisté pour rencontrer le policier.
Deux événements curieux et inexplicables le même jour, c'est assez pour provoquer l'inquiétude et déclencher un vague début d'investigations.
Simenon lui-même semble tâtonner, ne pas très bien savoir dans quelle direction il va conduire son héros, et quels sont les éléments d'une enquête molle qui serviront de déclencheurs. De temps à autre, le roman connaît une accélération subite, pour retomber presque aussitôt dans une sorte de langueur. L'enthousiasme manque, à l'évidence, pour résoudre une énigme qui n'a pas été vraiment posée.
Et puis, une trentaine de pages sauvent le roman, qui en avait bien besoin. Mis sur une piste qui ne mérite pas de s'y appesantir, Maigret prend l'avion pour Londres. Il y retrouve Pyke, l'inspecteur de Scotland Yard qui l'avait un peu encombré dans Mon ami Maigret (paru trois ans plus tôt), et qui met cette fois les services britanniques à sa disposition.
Installé à l'hôtel Savoy, en face de la chambre occupée par une femme qui est au centre de tous les problèmes, le commissaire se heurte aux horaires stricts d'ouverture du bar. «Pourquoi diable n'avait-il pas le droit de boire un verre avant onze heures et demie?»
En raison de la surveillance qu'il exerce sur la porte d'entrée de l'hôtel, un peu plus tard, il n'ose pas quitter le hall alors qu'il a faim et de nouveau soif. Il faut qu'un vieux gentleman à cheveux blancs appuie sur un bouton servant à appeler un serveur pour qu'il comprenne. Et ils ont même de la bière! Mais il n'ose pas en prendre deux, comme il l'aurait fait en France. «Et il enrageait de ne pas oser. Cela l'humiliait de se sentir intimidé.»
Un mois après le début du roman, il se termine sur le dîner rituel chez Pardon. L'histoire n'est pas finie pour autant. Simenon n'a pas vu quel intérêt il y aurait eu à la mener à son terme. Nous non plus.

jeudi 7 octobre 2010

Mario Vargas Llosa, lecteur de romans qui mentent pour dire vrai

Comment aborder l'homme et son œuvre? Mario Vargas Llosa, depuis tout à l'heure prix Nobel de littérature, a eu une vie pleine, a vécu pas mal d'événements agités et il a écrit tant de livres - parmi lesquels j'en ai lu trop peu...
En marge de ses grands romans, la part la mieux connue de sa production littéraire, je m'attarderai donc, à défaut d'embrasser large, sur un seul ouvrage, un recueil d'articles rassemblés en 1992 sous un titre qui fait penser à Aragon et à son Roman vrai, La vérité par le mensonge. Une sorte d'art littéraire bâti sur les réflexions nées de ses lectures, dont il était venu parler à Bouillon de culture, et sur lequel j'avais à l'époque écrit ce texte.

En juin 1990, la vie de Mario Vargas Llosa a été sur le point de basculer: candidat aux présidentielles dans son pays, le Pérou, il aurait pu, comme Vaclav Havel en Tchécoslovaquie, avoir à s'occuper de politique beaucoup plus que de littérature. Heureusement pour ses lecteurs, il n'a pas été élu. Et le voici donc de retour en France, non pour un voyage officiel, mais pour présenter son nouveau livre, La vérité par le mensonge.
Il s'agit simplement, si l'on veut, d'un recueil d'articles consacrés à de grandes œuvres littéraires du siècle. Il s'en dégage, mises notamment en évidence par un premier article plus général, quelques idées fortes. Elles ne sont pas d'une originalité transcendante, mais il est toujours bon de les rappeler.
À propos de la vérité ou du mensonge dans le roman, Mario Vargas Llosa renvoie la question à ceux qui la posent: «En effet, les romans mentent, ils ne peuvent s'en empêcher, mais ce n'est là qu'une partie de l'histoire. L'autre, c'est qu'en mentant ils traduisent une curieuse vérité, qui ne peut s'exprimer que sous le masque et le manteau, déguisée en ce qu'elle n'est pas.»
Sur l'imagination et le désir de vivre d'autres vies, sur la mémoire et la déformation des faits, sur l'importance du mensonge et la tentation totalitaire, il fait en quelques pages une synthèse limpide dont on sort plus confiant que jamais dans la santé de la fiction.
D'autant que les articles qui suivent et qui sont, c'est de là que naît en grande partie leur intérêt, des relectures plutôt que des lectures, montrent bien comment le temps qui passe n'enlève rien à la force des livres importants même s'il peut en modifier la perception. C'est vrai pour Une journée d'Ivan Denissovitch, à propos duquel Vargas Llosa se demande: «Est-il possible que ce bref récit paru en 1962 ait provoqué pareille émotion? De manière générale, une lecture à distance est souvent plus sereine. La première fois, dans le mouvement de l'actualité, on a lu Lolita pour son odeur de soufre, Le docteur Jivago pour des raisons politiques, La belle Romaine comme un livre maudit...»
D'un autre point de vue, Vargas Llosa découvrant Dublin a eu l'impression d'être trompé. Ce n'était pas la vraie ville que Joyce lui avait fait connaître. Et pourtant, la première qualité d'un roman n'est pas pour lui d'apprendre quelque chose au lecteur ou, pire, de vouloir le convaincre. C'est en parlant de La Puissance et la Gloire, de Graham Greene, qu'il l'énonce le plus clairement: «La première obligation d'un roman - pas la seule, mais assurément la primordiale, condition indispensable pour les autres - n'est pas d'instruire, mais de charmer le lecteur: détruire sa conscience critique, l'abstraire du monde réel et le plonger dans l'illusion.»

Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature

Tous les noms avaient été cités, et c'est, si j'ose dire, un vieux de la vieille, qu'on avait presque oublié dans ce contexte, qui a été élu cette année par l'Académie suédoise pour le prix Nobel de littérature: Mario Vargas Llosa, 74 ans, Péruvien (naturalisé espagnol d'après Wikipédia).
Je ne vous en dirai guère plus pour l'instant, il faut que je me rafraîchisse la mémoire, mais ce que j'ai lu de lui (il y a longtemps) reste marqué du sceau d'une écriture ambitieuse, brassant personnages et thèmes dans un courant vif.
Comme toujours, le choix est motivé, cette fois «pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l’individu, de sa révolte et de son échec».

Emmanuel Carrère écrit d’autres vies que la sienne

Ce n’est pas tout à fait un résumé, bien qu’il soit présenté comme tel, mais on pourrait utiliser un passage de D’autres vies que la mienne pour tracer les grandes lignes d’un ouvrage qui n’est pas non plus un roman – «Tout y est vrai», écrit d’ailleurs l’auteur. Celui-ci, dans ce presque résumé, fait rire Hélène, sa compagne. Elle lui dit: «Tu es le seul type que je connaisse capable de penser que l’amitié de deux juges boiteux et cancéreux qui épluchent des dossiers de surendettement au tribunal d’instance de Vienne, c’est un sujet en or. En plus, ils ne couchent pas ensemble et, à la fin, elle meurt. J’ai bien résumé? C’est ça, l’histoire?»
C’est ça, répond-il.
Avant d’en arriver là, il y a eu l’épisode de la vague. C’est ainsi qu’est appelé, dans le livre, le phénomène naturel qui a provoqué une catastrophe majeure fin 2004, balayant Sumatra, la Thaïlande, les Maldives, bref, une bonne partie de l’Asie du Sud-Est et de l’océan Indien. Une seule fois, le mot «tsunami», dont nous nous souvenons, est utilisé. Pour dire: «On parle désormais de tsunami comme si on connaissait ce mot depuis toujours.» En effet, qui le connaissait auparavant? Un petit nombre de personnes, certes. Beaucoup moins qu’à présent. D’ailleurs, immédiatement après le passage de la fureur marine, quand il faut nommer ce qui vient d’arriver dans ce village côtier du Sri Lanka où Emmanuel Carrère était en vacances, personne ne parle de tsunami: «Les zombies qui, comme Philippe, reprenaient pied sur la terre des vivants ne pouvaient que balbutier le mot «vague», et ce mot se propageait dans le village comme a dû se propager le mot «avion» le 11 septembre 2001 à Manhattan.»
L’ouverture est dramatique: la soudaineté de l’événement, l’affolement qui le suit, la recherche des vivants…
Au retour en France, tout pourrait se calmer. D’autant que la tension a ressoudé un couple dont on ne donnait pas cher de l’avenir (pas davantage le lecteur que l’auteur). Mais, comme si une catastrophe en appelait une autre, Juliette, la sœur d’Hélène, qui avait déjà été soignée pour un cancer quand elle était jeune, est atteinte du même mal, cette fois sans espoir de rémission.
Après sa mort, le narrateur rencontre Étienne, collègue de Juliette, juge comme elle – et boiteux comme elle, et portant lui aussi les séquelles d’un cancer, comme le «résumé» nous l’a dit. Il a convoqué chez lui la famille de Juliette, afin de leur proposer son portrait de la disparue. Il a insisté sur l’importance de la première nuit passée à l’hôpital. Et, au moment où tout le monde partait, il a soufflé à Emanuel Carrère: «vous devriez y penser, à cette histoire de la première nuit. C’est peut-être pour vous.»
Pour vous, et pour en faire un livre, donc, qui rendrait compte de la souffrance et de la vie. Surtout de la vie, d’ailleurs, puisque le tribunal va occuper une place croissante dans le livre. Les combats menés par Juliette et Étienne sont de formidables tranches de vie, bourrées d’humanité, où l’impuissance face au désastre vécu par des prévenus surendettés s’efface derrière la volonté de remettre un peu de justice dans la logique froide et cynique de l’économie. Il y a là des pages magnifiques, où deux petits juges luttent, avec les armes que leur fournit la loi, contre la mauvaise foi des puissants. Les clauses en petits caractères dans les contrats, leur reconduction tacite, etc. C’est beau comme un combat que presque tout le monde croyait perdu d’avance et auquel les deux juges continuent de croire. Avec raison, puisqu’ils le gagnent parfois.
Revenant, à la fin de son livre, sur ce qui en a été à l’origine, la vague et la mort de Juliette, Emmanuel Carrère écrit ceci: «Chaque jour depuis six mois, volontairement, j’ai passé quelques heures devant l’ordinateur à écrire sur ce me qui fait le plus peur au monde: la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari. La vie m’a fait témoin de ces deux malheurs, coup sur coup, et chargé, c’est du moins ainsi que je l’ai compris, d’en rendre compte.» Comme une «mission» (les guillemets parce que le mot est trop fortement connoté, bien qu’il soit proche de ce qu’on ressent en lisant), menée à bien avec talent.

mardi 5 octobre 2010

La mort de Bernard Clavel, écolo avant l'heure

Je venais, tout à l'heure, de terminer l'article qui paraîtra demain dans Le Soir à propos de Bernard Clavel, dont j'ai lu beaucoup de livres et que j'ai rencontré deux ou trois fois. A cet instant le journal de LCI s'ouvrait sur une intervention de Bernard Pivot disant, en peu de mots mais avec talent, ce qu'il retenait de l'homme et de l'écrivain qui vient de mourir à 87 ans.
Pivot parlait de Clavel comme d'un écologiste avant l'heure. J'avoue que ce n'était pas la caractéristique que j'aurais mise en évidence. Il était pour moi plutôt un romancier proche des hommes et de la nature - comme Pivot le disait d'ailleurs aussi.
Néanmoins, je retrouve un article que j'avais écrit en 1993, après avoir bavardé avec l'auteur de Cargo pour l'enfer. Il donne raison à Bernard Pivot, et je vous le restitue dans son intégralité.

Bernard Clavel n'est pas du genre à retenir ses colères. Quand il se révolte, il le dit haut et fort, mais à sa manière qui est celle d'un romancier plutôt que d'un journaliste. Cela explique qu'il prenne son temps avant de traiter un sujet par lequel il se trouve frappé. Au moment du naufrage du Torrey Cañon, il était allé sur place et il avait quand même écrit des reportages. Mais, surtout, il avait été profondément marqué par ce qu'il avait découvert: "C'était la première fois que je voyais des oiseaux englués en grand nombre dans la nappe de fuel. Cela avait été pour moi quelque chose d'absolument bouleversant. J'ai pleuré à ce moment-là."
Après le chagrin, la colère est montée, nourrie de longue date par un sentiment plus général. "Cette colère m'habite depuis longtemps, devant la stupidité de l'homme, devant sa passivité face à certaines choses et son agressivité face à d'autres."
Et puis, une autre histoire, plus précise, s'est greffée sur celle de la marée noire: en 1988, pendant des semaines, un cargo syrien - le Zanoobia - avait erré de port en port, cherchant à débarquer des déchets dont personne ne voulait. Des marins avaient été intoxiqués par la cargaison qui avait posé à toute l'Europe le problème aigu du stockage et de l'élimination des produits dangereux.
Bernard Clavel a repris cette idée et a imaginé, sur le Gabbiano, un équipage aux prises avec le même genre de problèmes: d'une part, une cargaison empoisonnée, d'autre part, le refoulement du cargo par toutes les autorités locales. C'est donc une longue odyssée que nous suivons, dans un huis clos fascinant. Le seul lieu de l'action est en effet ce bateau sur lequel des hommes se débattent avec des questions qui les dépassent, et avec des ennuis de santé de plus en plus aigus. "J'ai mis du temps à écrire ce livre", raconte Bernard Clavel. "Dans les premières versions, ce n'était pas un huis clos, tout ne se passait pas sur le bateau. Mais je me suis rendu compte que ça enlevait de la force au drame."
Tel qu'il est décrit ici, il est devenu une plongée vers l'horreur, et d'autant plus terrible qu'on ne voit jamais comment l'équipage pourra s'en sortir. Ce sont les propriétaires successifs du bâtiment qui se rejettent les responsabilités comme une patate chaude. Ce sont les ports qui refusent le déchargement. Ce sont les écologistes, même, qui veulent refouler le cargo.
Cargo pour l'enfer est, sans doute, un roman dont un des effets sera une prise de conscience des dangers qui menacent la mer et, plus généralement, tout notre environnement. Mais il est surtout un récit où l'homme occupe la place principale. Ces marins porteurs du poison sont en première ligne sur le front de la pollution, et ils seront donc touchés avant tout le monde...
"Ce qui m'intéressait le plus", dit d'ailleurs Bernard Clavel, "c'était le drame humain, le drame de ces types qui se savent menacés."
Pour écrire son livre, Bernard Clavel, romancier réaliste au meilleur sens du mot, s'est abondamment documenté: il a navigué lui-même sur un cargo, il a interrogé des marins, s'est fait relire par un dermatologue et un ophtalmologue, de peur de raconter des bêtises sur les effets des produits chimiques. Cargo pour l'enfer est donc, sur tous les tableaux, un roman solide. Comme, en outre, il est passionnant, le succès (mérité) devrait une fois de plus être au rendez-vous.

Prix Goncourt, deuxième sélection

Quatorze moins six égalent huit. C'est le nombre de titres qui sont encore sélectionnés pour le prix Goncourt.

Six, ce sont les absents, retenus dans la première sélection. Pas de chance, Vassilis Alexakis, avec qui je m'entretenais hier à propos de son livre Le premier mot, n'est plus dans la deuxième liste. Pas davantage que Vincent Borel, dont j'ai fini de lire hier soir l'excellent Antoine et Isabelle. Marc Dugain (L'insomnie des étoiles) a disparu aussi malgré le savoir-faire et l'intelligence de son roman. Je n'ai pas lu, en revanche, les ouvrages de deux autres auteurs écartés, Patrick Lapeyre (La vie est brève et le désir sans fin, dont il se dit beaucoup de bien et qui me paraît un candidat solide pour le prix Femina) et Fouad Laroui (une année chez les Français, dont il ne se dit pas grand-chose). En revanche, j'ai lu (et descendu) Une forme de vie, d'Amélie Nothomb. Elle ne devait pas se faire beaucoup d'illusions et probablement n'aura-t-elle jamais le Goncourt. C'est très bien ainsi, pour un tas de raisons.

Huit, ce sont donc ceux qui restent.
  • Olivier Adam. Le cœur régulier (L'Olivier)
  • Thierry Beinstingel. Retour aux mots sauvages (Fayard)
  • Virginie Despentes. Apocalypse bébé (Grasset)
  • Mathias Enard. Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (Actes Sud)
  • Michel Houellebecq. La carte et le territoire (Flammarion)
  • Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont (Verticales)
  • Chantal Thomas. Le testament d'Olympe (Seuil)
  • Karine Tuil. Six mois, six jours (Grasset)
Je n'ai pas lu encore Mathias Enard, Michel Houellebecq et Chantal Thomas. J'essaierai de le faire.
Parmi les romans que je connais, celui de Maylis de Kerangal me paraît le meilleur, et d'assez loin. S'il fallait établir un classement selon mes préférences, je placerais ensuite, dans l'ordre, ceux de Thierry Beinstingel, Olivier Adam, Karine Tuil et Virginie Despentes - qui n'est pas mal du tout, la sélection est donc plutôt bonne.
Mais je continue à croire que Michel Houellebecq sera récompensé cette année.

Pour suivre l'évolution de toutes les sélections des principaux prix littéraires 2010, voir cette page (on y trouve aussi les lauréats des prix déjà attribués).

lundi 4 octobre 2010

C'est dans la poche essaime sur la Toile

Merci à toutes celles et tous ceux qui semblent trouver leur bonheur en découvrant le premier numéro de C'est dans la poche.
Les réactions, ici même, vont toutes dans le même sens (et c'est bien agréable). Je lis: «Superbe travail», «Très belle initiative», «Beau travail», «Bravo», «Exactement ce que j'attendais». Ou, sur le site Ebooks libres & gratuits: «Ce document est très intéressant, je le lirai régulièrement.»
Je suis à un pas de la grosse tête...
Sur Facebook et sur Twitter, l'information circule (merci Laurence, Christiane, Nicolas et d'autres que je n'ai peut-être pas vus).
Des sites et des blogs en parlent, là aussi de manière plaisante.
Actualitté y consacre un article: «Voici un nouveau venu dans l'actualité des publications, et pourtant pas vraiment un petit jeune dans le monde d'internet. Pierre Maury officiant sur Le Journal d'un lecteur s'est décidé à monter son magazine, C'est dans la poche Avec des rappels via Twitter, Facebook ou Les Buzz...
Aldus aussi signale l'arrivée d'un mensuel du poche et lui souhaite longue vie, ainsi qu'une version ePub (je veux bien essayer, mais je dois apprendre).
In Cold Blog prévient: «Attention, tous les mois, cet homme vous fera les poches». Et suscite dix commentaires ainsi que des relais.
Enfin, Hors du temps me fait craquer définitivement en annonçant, pour présenter le magazine: «Alerte générale! Cessez toute activité!» Et de préciser: «Pierre Maury est donc mon nouvel amoureux, mon idole, mon maître, mon dieu.» Ma foi, pourquoi pas? Il reste à prouver que je resterai digne de ce statut, qui m'est en réalité attribué grâce à une coïncidence: parce que Kate Atkinson arrive en tête de liste sur la couverture du premier numéro - les auteurs sont classés dans l'ordre alphabétique...
Si vous n'avez pas encore été touché par ce bel élan, je suggère d'aller voir là où vous pourrez lire et/ou télécharger le premier numéro de C'est dans la poche. C'est-à-dire aux adresses suivantes:
Et n'hésitez pas à faire passer l'information si vous la trouvez pertinente...

dimanche 3 octobre 2010

Le Maigret du dimanche (6) : Les mémoires de Maigret

Le challenge Maigret se poursuit dans les rendez-vous du dimanche. La semaine prochaine (pour vous donner envie d'attendre jusque-là): Le revolver de Maigret.

Simenon vu par Maigret
Les mémoires de Maigret (1951)

En littérature, Georges Simenon ne fait pas figure de novateur. Si sa manière de creuser la psychologie lui est propre, il ne s'est pas aventuré à dynamiter le récit. Ses romans sont bien sages, et le lecteur y trouve d'emblée ses points de repère habituels. Les mémoires de Maigret, publié en 1951, constitue donc un exercice d'autant plus intéressant: Maigret en est le narrateur et Simenon, un personnage!
Si Maigret, qui se défend par ailleurs de rédiger ses mémoires - et fait relire chaque chapitre par Madame Maigret -, nous livre bien quelques éléments autobiographiques (ce qui est piquant pour un personnage de fiction), le plus excitant réside bien sûr dans ses rapports avec ce Simenon qui a rendu son nom célèbre.
Tout commence en 1927 ou 1928 - «Je n'ai pas la mémoire des dates et je ne suis pas de ceux qui gardent soigneusement des traces écrites de leurs faits et gestes», écrit Maigret. Maigret est convoqué pour la «corvée de visite»: un hôte de marque passe par le Quai des Orfèvres. Il est jeune, semble ne douter de rien, surtout pas de lui, et s'appelle Georges Sim. Il se dit écrivain, veut se documenter pour ses romans. Mais il connaît déjà presque tout et a une idée très précise du genre de criminels qui l'intéressent: «Ceux qui sont faits comme vous et moi et qui finissent, un beau jour, par tuer sans y être préparés.»
Pour tout dire, il ennuie Maigret qui, quand son visiteur prend congé avec l'espoir de le rencontrer à nouveau, se dit : «J'espère bien que non.»
Puis, Maigret devient le personnage de roman que l'on sait, dans le même temps que Sim devient Simenon. Mais le policier ne répond pas aux invitations du romancier, ni pour le baptême de son bateau, l'Ostrogoth, ni pour le fameux bal anthropométrique qui lance la série publiée chez Fayard.
Il mettra même du temps à lire les livres qui le mettent en scène, relevant les modifications par rapport à la réalité, la simplification opérée par la fiction et la mise en vedette d'un Maigret omniprésent dans ses enquêtes.
En fait, c'est Madame Maigret qui se prendra d'amitié pour Simenon, le défendant quand son mari est plus critique. Jusqu'à la dernière page, il relève les imprécisions, les erreurs...
Bien entendu, Simenon a trouvé ce moyen d'expliquer les procédés romanesques par lesquels il restitue une certaine authenticité, dont Maigret, parfait porte-parole, doit convenir: «La fameuse tirade sur les vérités fabriquées qui sont plus vraies que les vérités nues n'est pas seulement un paradoxe.»

samedi 2 octobre 2010

Blandine Le Callet : l'entretien

Blandine Le Callet fait paraître, dans cette rentrée, un roman très remarqué, La ballade de Lila K - son deuxième. Elle y retrace le parcours d'une petite fille, jusqu'à l'âge adulte. Sur ce livre, j'ai écrit un article dans Le Soir. Il se complète d'un entretien dont une partie a été publiée dans la version papier du quotidien. Rien que pour vous, en voici la version intégrale.

Après Une pièce montée, votre premier roman, La ballade de Lila K est un livre plutôt inattendu, tant il est différent…
Oui. En fait, j’avais plusieurs projets romanesques très différents les uns des autres, et je voulais me conserver la possibilité de les écrire. Je savais que si mon deuxième roman était une chronique bourgeoise contemporaine un peu dans la veine d’Une pièce montée, j’allais m’enfermer dans cette veine-là et qu’il serait très difficile d’en sortir ensuite. Donc c’est vraiment très délibérément que j’ai choisi un sujet radicalement différent. Mais, en réalité, Une pièce montée était un roman sans doute moins drôle que ce qu’on a pu en dire. En tout cas, il y avait une certaine noirceur, une certaine tristesse. Et il y a aussi une forme d’humour et de causticité dans La ballade de Lila K. Donc il y a quand même des fils ténus entre ces deux livres malgré leurs différences.
Plusieurs projets, disiez-vous, et vous avez choisi celui-là. Correspondait-il à votre état d’esprit?
A vrai dire, mon parcours a été un peu chaotique entre les deux livres. J’ai passé un an et demi sur un autre roman qui me tenait beaucoup à cœur, sur un sujet mythologique. Et il n’a pas du tout plu à mon éditeur Jean-Marc Roberts. Donc je suis partie sur autre chose et je voulais écrire un livre très bref, très coup de poing, sur le rapport entre une mère et sa fille. Très rapidement, ça a évolué vers un projet beaucoup plus ambitieux. Si vous voulez, La ballade de Lila K tel que vous pouvez le lire, ce n’est pas le livre que j’avais conçu à l’origine. J’ai été amenée dans cette aventure qui n’était pas tout à fait préméditée.
Le point de départ est donc le rapport entre une mère et sa fille? Ou plutôt une fille et sa mère?
Une histoire d’amour entre une fille et sa mère, à la fois très douloureuse et très intense. Est-ce que cela correspondait à mon état d’esprit? Je crois que j’ai une personnalité avec plusieurs facettes, une facette un peu noire, un peu triste, et une facette plus gaie, plus rayonnante. Mais, après tout, on est tous à peu près au même point. Donc, oui, ça correspondait certainement à un aspect de ma personnalité mais je ne me résume évidemment pas à ça.
Avez-vous su très vite que le roman allait se dérouler dans le futur?
Ce n’était pas initialement dans le projet mais, effectivement, très vite je me suis rendu compte que je risquais d’écrire une chronique contemporaine et je ne voulais pas que mon livre soit un fait divers ou une chronique sociologique. Donc la nécessité m’est apparue de déporter cela dans une autre époque, dans un temps légèrement futuriste. La nécessité de mise à distance, si vous voulez. Sur le projet initial, qui était de raconter ce rapport filial, cette histoire d’amour un peu fou entre une fille et sa mère, est venu se greffer un second projet qui serait de donner au roman une connotation un peu plus politique en réfléchissant aux tendances qui se dessinent dans la société contemporaine. En même temps, le roman est devenu plus ambitieux que ce qu’il était à l’origine.
Vous utilisez assez peu les décors habituels de la science-fiction. Le monde a changé, mais vous n’insistez pas trop…
En fait, j’avais à cœur de créer un effet de distance mais je ne voulais pas tomber dans le folklore de la science-fiction. Je suis restée attentive à ce que ce monde soit totalement crédible. Et pour être crédible, il fallait qu’il soit à peine décalé par rapport à la société actuelle. Le monde de Lila K est un dosage très réfléchi pour créer un effet de familiarité et en même temps la distance. Donc, effectivement, vous avez raison, ce n’est pas un monde de machines abracadabrantes. On n’est pas dans la science-fiction classique, on est en fait dans une société à peine anticipée. C’était voulu.
Vous parlez du rapport au livre, qui est bien sûr particulier pour un écrivain. Le rapport au livre a changé, dans la société dont vous parlez.
Oui, les livres sont devenus objets de suspicion. On est dans une société où le principe de précaution a triomphé. Je pars de l’hypothèse que les livres sont susceptibles de créer des allergies qui peuvent être très graves. Donc, dans l’univers, les livres sont à manier avec beaucoup de précautions, ils sont protégés par des enveloppes hermétiques, on les manipule avec des gants… J’ai voulu exploiter ce thème parce qu’il y a une réflexion sur la transmission et la censure. Dans le monde de Lila K, on censure l’écrit par voie numérique, avec beaucoup de discrétion. On efface sans que les gens puissent mesurer le degré de censure puisqu’ils n’ont plus la référence des livres papier. En fait, j’ai introduit cet élément par rapport au parcours du personnage principal. Lila est quelqu’un dont on va assister à l’éclosion, un peu maladroite et chaotique, de la conscience politique. Pendant une bonne partie du roman, elle participe à l’entreprise de censure en tant qu’employée chargée de la numérisation des documents. Et puis, peu à peu, elle va comprendre l’importance de l’enjeu, le danger, et tout le prix qu’il faut accorder au livre papier. Pour moi, c’était un postulat. Ça permettait à la fois une réflexion sur la censure, sur l’énorme travail de numérisation qui est en train de s’accomplir dans notre société contemporaine, et de rendre compte de l’éveil de la conscience politique du personnage principal.
Peut-on acheter La ballade de Lila K sous forme de livre électronique?
Oui, il est disponible en livre électronique. A priori, je n’ai vraiment rien contre le livre électronique. Je pense que c’est un rapport à l’écrit qui est différent du livre papier et qui ne s’y substituera jamais mais qui, en même temps, peut avoir des côtés pratiques et favoriser la circulation des idées. Donc, pourquoi pas? Simplement, ce que j’essaie de montrer dans La ballade de Lila K, c’est qu’on a mis en place des outils très pratiques mais qui, en même temps, peuvent devenir très dangereux si on évoluait vers un régime politique moins démocratique. Tout est en place, si on évoluait vers une dictature, pour que le contrôle des citoyens soit total. Et ça me paraît un danger dont on n’a pas forcément conscience.
Par certains aspects, ce livre a-t-il été angoissant à écrire?
Oui, mais pas à cause du sujet abordé. C’était surtout le fait d’écrire, non pas un deuxième, mais un troisième roman, puisque mon deuxième avait été refusé. C’était très angoissant pour moi. Tant qu’on n’a pas écrit un deuxième livre, on n’est peut-être que l’auteur d’un seul roman, qu’on a eu une fois de la chance et que ça ne se reproduira pas, l’espèce d’état de grâce dont on a pu bénéficier pour l’écriture du premier. C’est surtout ça qui m’a beaucoup angoissée. Jusqu’à la dernière ligne, j’ai douté d’arriver au bout de mon projet, puisque j’avais été happée par quelque chose de beaucoup plus ambitieux que ce que j’imaginais à l’origine. Et, quand j’ai mesuré l’ambition du projet, j’ai vraiment douté d’arriver au bout. Mais c’était trop tard, il fallait que j’essaie.
Dans votre esprit, y a-t-il une partie du livre plus importante, ou qui vous touche davantage? Les douze années de Lila dans le Centre, sa vie au dehors?
Quand j’ai écrit le livre, l’idée était que la colonne vertébrale, le cœur, c’était le cheminement de Lila, son parcours à elle. Tout l’univers dans lequel j’ai placé le roman est à mon avis important et vient enrichir la trajectoire du personnage, mais pour moi le livre vaut surtout par cette trajectoire et il n’y a aucune étape qui peut être négligée par rapport à l’autre. Je pense que le livre est composé de telle sorte qu’on ne comprend intégralement le propos que quand on l’a lu intégralement. Le tableau est complet quand on a lu l’ensemble et je ne vois pas quelle partie je pourrais privilégier par rapport à une autre. En écrivant, j’avais dans l’esprit la dynamique générale.

vendredi 1 octobre 2010

C'est dans la poche : de nouveaux liens

Le site Ebooks libres & gratuits, dont je vous parle parfois, accueille le premier numéro de C'est dans la poche (et avec enthousiasme, si j'en juge d'après le commentaire très agréable).
Voici le lien direct, mais je vous conseille vivement d'aller voir de temps en temps la page d'accueil: des nouveautés sont proposées régulièrement.
Par ailleurs, Pierre Assouline a créé un lien dans la page de son célèbre blog, La république des livres. Merci à lui.