mercredi 16 février 2011

L'année littéraire (15) - François Nourissier, le corps a craqué

Je ne me suis jamais représenté François Nourissier comme l'homme d'influence auquel on le réduisait souvent. Pour l'avoir lu (La crève, Le maître de maison, Allemande, etc.) avant de savoir quelle place il occupait dans le monde germanopratin, il a toujours été d'abord, à mes yeux, un écrivain.
Ensuite, au fil de nos rencontres, j'ai appris à le connaître - et à l'apprécier. Il avait de la littérature une haute opinion tandis que la vie littéraire l'amusait. Il était surtout lucide. Quand il était conseiller chez Grasset, il expliquait pourquoi le comité de lecture passait surtout son temps à refuser des manuscrits dont certains auraient peut-être mérité un meilleur accueil. Il écoutait, il répondait aux questions avec franchise.
Puis, tandis que je m'étais éloigné géographiquement des lieux où je l'avais souvent croisé, lui-même a senti son corps le lâcher. Ses derniers livres sont des déchirements.
J'ai pourtant aimé le retrouver, même diminué, dans le nouveau roman de Pierre Assouline, Vies de Job, où les visites au vieil homme sont l'occasion de pages amicales et émouvantes.
Et, puisque François Nourissier a fait profession de s'exposer sans fards, je vous propose l'article que j'avais écrit à la parution du Prince des berlingots, un livre terrible et indispensable.

Jusqu'au bout. François Nourissier ne nous épargnera rien de la maladie qui le diminue, Miss P., ni putain ni respectueuse. Le plus écrivain des parkinsoniens (malgré les recueils de poèmes de Jean-Paul II que Nourissier, d'ailleurs, voit pencher et trembler, dans le rythme) ne change pas de regard sur lui-même. Fidèle à son grand principe d'auto-dépréciation, il explique ici, une fois de plus, quel chemin détourné il a emprunté: «Devenir respectable en n'essayant plus de l'être : telle était la recette.» Si c'était si simple, il faudrait reconnaître que cela a plutôt bien fonctionné. Puisqu'il est devenu Prince des berlingots - on veut dire, il veut dire: président de l'Académie Goncourt, détenteur de l'influence réelle ou supposée qui accompagne le titre. Mais est-ce si simple?
François Nourissier ne serait pas l'autobiographe qu'il est depuis 1963 (Un petit bourgeois) à travers maintenant sept ouvrages, s'il s'en était tenu à une idée simple. A moins, bien sûr, de qualifier ainsi la constance dans la mise en scène de moments interprétés, plus vrais dans leur version écrite que dans leur version vécue.
Bref, au fil du temps, l'âge aidant, chez l'auteur immatriculé parisien (75... ans!), les sujets évoluent en fonction d'un état physique qui se dégrade, mais sans apitoiement. Quel étrange retournement de situation, dont l'ironie se goûterait volontiers si elle n'était, en un sens, tragique, quand l'homme qui aimait les femmes se surprend à baver en public près d'une princesse de Monaco! Pourtant, Nourissier racontant cela parvient à être presque drôle. Quand on se surprend à sourire, voire à rire, on se retourne, gêné, de peur d'avoir été observé en train de se moquer d'un handicapé. Mais, si quelqu'un nous observe, c'est l'écrivain en personne, l'œil rieur lui aussi.
Il y a pourtant des moments de découragement, il est impossible de sourire toujours devant l'incapacité d'accomplir les gestes les plus simples. Quand sortir d'une baignoire devient une aventure, quand quitter un restaurant s'apparente à un steeple-chase maladroit, quand l'ambulance est au rendez-vous... Non, décidément, Nourissier ne nous épargne rien. «Jamais je ne me passerai sous silence», dit-il d'ailleurs au début de ce texte éprouvant, exaltant, troublant.
Il appartient à chaque lecteur d'accepter la confrontation avec le corps déglingué - et l'esprit lucide. Mais le chemin est, somme toute, plus naturel qu'il y paraît. Car la route tortueuse qui correspond, il ne faut pas se mentir, à une fin de parcours chaotique est une victoire de chaque instant. Contre les pieds en béton le matin, contre celui des deux doigts avec lesquels il tapait ses textes à la machine qui refusent désormais tout service. Malgré tout cela, et bien d'autres soucis qui hantent le quotidien, voire chaque instant puisque les rémissions sont brèves, la vie continue. Donc l'écriture.
Il n'entre sans doute pas dans les intentions de François Nourissier de se transformer tout à coup en donneur de leçons. Mais quelle leçon, pourtant, que ce Prince des berlingots empli de dérision et de volonté, à parts à peu près égales! Et qui poursuit, souterrainement, le but affirmé dans la dédicace: «Discréditer la maladie, la déshonorer, lui arracher le masque horrifique, c'est-à-dire ridicule, dont l'affuble notre peur.»
L'homme souffre et meurt, c'est bien entendu. Mais pas sans lutter.

San-Antonio, bien vivant

C'était en 1990, Frédéric Dard venait de publier Le mari de Léon, sous son pseudonyme préféré, San-Antonio. Quand j'ai rencontré l'écrivain, nous avons donc parlé de son dernier roman. Mais pas seulement. Il était à ce point évident qu'il avait construit une œuvre, cohérente et novatrice... J'avais donc envie de parcourir avec lui cette carrière à nulle autre pareille. Si présente encore dans notre présent qu'une intégrale est en cours d'édition - le septième volume vient de paraître.
L'occasion rêvée d'exhumer cet entretien réalisé au bar d'un hôtel d'aéroport - Frédéric Dard n'avait pas beaucoup de temps, même s'il ne s'est jamais montré pressé dans finir au cours de la conversation.
Que voici donc.

Savez-vous combien de livres vous avez écrits?

À peu près. J'ai dû en pondre environ deux cent vingt. Je n'en suis pas tout à fait sûr mais, maintenant que Christian Dombret en a établi la bibliographie, je vais pouvoir les compter à tête reposée et me mettre à jour, faire un bilan.

Quand vous avez commencé, saviez-vous que vous alliez écrire autant?

Non, pas du tout. Je n'avais pas d'autre ambition que de trouver une petite place dans le journalisme. Jamais je n'aurais pensé devenir romancier. Si, je voulais écrire des livres, mais au compte-gouttes, des bouquins très chiadés avec des ambitions littéraires. Ce n'était pas du tout l'usine...

Est-il exact que vous rêviez du Goncourt?

Oui, bien sûr! Au passage, en me disant que ce serait le Nobel plus tard! Des rêves d'adolescent, parce que j'ai écrit très tôt... J'ai sorti mon premier bouquin à seize ans, tous les espoirs m'étaient permis. Et puis, comme il fallait bouffer, je voulais faire du journalisme. Alors, je suis arrivé à Paris, venant de Lyon, pour trouver une place dans les journaux. J'avais quelques recommandations et c'était tout de suite après la Libération, il y avait une floraison de journaux qui s'étaient créés à ce moment-là, qui d'ailleurs commençaient déjà à tomber. Les feuilles mortes se ramassaient à la pelle. Je n'ai rien trouvé. Et ma femme de l'époque m'a dit: «Pourquoi n'écrirais-tu pas des romans policiers en attendant?» Je l'ai fait, et son conseil a conditionné toute mon existence.

Vous avez fait le contraire de Simenon. Lui avait commencé par écrire des romans populaires, pour se faire la main, avant d'en arriver aux Maigret et à ses «romans durs». Vous avez débuté par de la littérature ambitieuse avant d'écrire des romans populaires. Est-ce ainsi que cela s'est passé?

Oui. Et j'espère être en train de boucler vaguement une boucle avec un livre comme mon dernier, par lequel je retombe - retomber, je ne sais pas si c'est le mot, si c'est une élévation ou une chute -, avec lequel je rejoins en tout cas un côté «littéraire». J'ai la volonté de m'échapper de ce San-Antonio qui m'a valu gloire et argent, si j'ose dire, pour bâtir en marge quelque chose de plus «montrable».

N'avez-vous pas eu envie de signer Le Mari de Léon, et d'autres romans du même genre que vous aviez déjà écrits, Frédéric Dard plutôt que San-Antonio?

Non, parce que j'ai fini par constater que le côté bicéphale est illusoire. Ça ne rime pas à grand-chose. On ne met pas tantôt la casquette de Frédéric Dard, tantôt la casquette de San-Antonio pour écrire. C'est le même homme. J'avais donc le choix entre tout signer Frédéric Dard ou tout signer San-Antonio. Je dois avouer que j'ai obéi à des considérations matérielles: San-Antonio est tellement plus connu que Frédéric Dard, il a eu des tirages plus importants, je me suis dit que ce serait bête de ne pas signer San Antonio puisque j'ai construit cette espèce de chose qui marche à fond. Pourquoi renoncer à ce potentiel de succès?

Vos lecteurs n'ont-ils pas été surpris, il y a deux ans, avec La Vieille qui marchait dans la mer?

Non, mais ce n'était pas ma première tentative. J'avais déjà sorti un certain nombre de bouquins comme Y a-t-il un Français dans la salle?, Les clés du pouvoir sont dans la boîte à gants, Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches? - pardon de me citer, mais je veux dire que Le Mari de Léon est un nouvel étage de la fusée qui se constitue, La Vieille allant plus loin, celui-ci allant peut-être encore plus loin, je n'en sais rien. Je m'enfonce dans une espèce de spirale, il y a un vertige de l'écriture qui s'empare de moi et que je ne peux pas assumer dans le cadre des San-Antonio. San-Antonio, c'est un merveilleux tapis roulant qui m'amène à ça et qui me tient en état de créativité. Et j'ai bien l'intention, si Dieu me prête vie encore quelques années, de recommencer, de bâtir mon truc définitif, ma petite tour. Ça donnera ce que ça donnera, mais chaque homme a son ambition. Moi, avec l'âge, j'ai de plus en plus envie d'écrire, et j'écris de plus en plus.

Et vous pensez que vous aurez le Goncourt un jour?

Ah non, pas du tout! Vous me direz que je suis comme le renard qui trouve que les raisins sont trop verts, mais pas du tout. L'expérience fait que, maintenant, je souris d'apitoiement quand je pense que j'ai eu envie de ça à une époque. J'ai l'excuse d'avoir été trop jeune. Les honneurs, les récompenses littéraires, tout ça, ça me fait hausser les épaules. Cela dit, j'ai des tas de copains de mon âge qui sont à l'Académie et qui ont fait des carrières pompeuses, des carrières à palanquin.

C'est une des choses que vous avez en commun avec Simenon: vous êtes un romancier populaire, certes, mais reconnu par l'intelligentsia.

Exactement. Différemment, bien sûr, et plus modestement, j'ai un parcours comparable. Je me rappelle d'une époque, lors de mes premiers contacts avec les milieux littéraires, où des écrivains «chevronnés» me demandaient: «Alors, mon jeune ami, qui aimez-vous?» Je répondais Simenon, parce que je l'avais pris dans la gueule. J'avais tout de suite compris que ce monsieur chamboulait quelque chose, il avait apporté une autre façon de s'exprimer. Mais les romanciers en question, les écrivains BCBG levaient les bras au ciel. Ils me disaient: «Vous n'y pensez pas, il ne faut pas avoir des maîtres comme ça, vous allez vous pervertir! Ce n'est rien du tout, Simenon, c'est du petit roman policier.» Moi, je continuais: «Pas du tout, c'est de la littérature. C'est ça, la littérature!» Et j'ai assisté à la reconnaissance de cet homme qui est maintenant incontesté et incontestable, un des grands écrivains de ce siècle. Il y a Proust, Céline et Simenon comme écrivains nouveaux, vraiment nouveaux.

Mais au contraire de lui, qui a pu écrire des Maigret aussi forts que certains de ses «romans durs», vous avez deux registres bien différents...

Quand un créateur chemine, il fait des acquisitions et il change. Le type qui écrit des San-Antonio maintenant, ce bonhomme vieillissant, n'a rien de commun avec le petit jeune plein de maladresse et d'enthousiasme du début. L'enthousiasme, je l'ai toujours, et peut-être même plus profondément, plus noblement. C'est un enthousiasme pur, je ne suis pas encombré par les convoitises, par des soifs d'honneurs, de décorations... Tout ce qu'on a pu me proposer jusqu'à présent, je l'ai refusé. Comme Simenon. Quelque part, il a dû m'influencer là aussi. Un homme qui écrit ce que j'écris, avec cette désinvolture, ne peut pas entrer dans une chapelle quelconque et avoir les liens dorés de la gloire, ce n'est pas possible. Ce serait une espèce de camisole de force. Il ne faut pas se laisser attraper par ça!

Dans l'écriture des San-Antonio proprement dits, avez-vous le sentiment d'avoir évolué?

Au début, je n'aspirais qu'à écrire des romans faciles à lire, drôles, qui amusent le public. Je ne m'étais pas cassé la tête outre mesure, j'avais simplement décidé de faire le Peter Cheney français. La Môme vert-de-gris, Cet homme est dangereux, tout ça, c'était la coqueluche de cette époque en littérature populaire. Et je me suis dit: je vais créer un archétype de flic, avec toutes les conventions possibles du gars qui fait le coup de poing, qui se sort de toutes les situations, qui baise toutes les filles, qui boit... Une caricature. Mais je fais ça avec gouaille, le côté latin, même plus, le côté franchouillard. Bérurier, c'est le gros con de Français, alors que San-Antonio, c'est l'aspect cocardier, titi parisien survolté. Et j'ai gagné la timbale, ça s'est mis très vite à se vendre, les tirages montaient. Puis, brusquement, j'ai reçu des témoignages de Cocteau, de Sauvy qui a écrit dans Le Mercure de France qu'il venait de découvrir un écrivain. Alors, j'ai compris que je pouvais faire acte littéraire tout en écrivant ça. C'est le plus grand cadeau que la vie m'ait fait, parce qu'on n'emmerde pas un auteur de romans policiers, il ne gêne personne, et j'ai pu m'ébattre en toute liberté, j'étais le cheval qui galope dans la prairie, qui fait ce qu'il veut. Je n'ai jamais eu le moindre compte à rendre à personne, c'est la liberté totale, et c'est grisant. Je m'arrête au milieu des pires histoires, et je me paie une ou deux pages de ce que j'appelle mes délirades. Et mes délirades, c'est ce qui reste en moi quand j'ai bien réfléchi aux choses. Je le fais passer là-dedans sous une forme plus ou moins cocasse, et tout le monde avale ça! Mais... je ne suis pas trop énorme, de parler de moi comme ça? Chaque fois, au bout d'un moment, je me dis: mais qu'est-ce que je suis en train de raconter? Je me peins en doré, c'est ridicule!

Pour en venir au Mari de Léon» ce qui surprend, c'est que vous vous attachez davantage à Léon, qui est un personnage assez falot, plutôt qu'à Boris, en qui vous aviez un grand acteur. Pourquoi?

Quand vous êtes une vedette, dans le show-biz, dans le théâtre, des espèces de petits piranhas qui viennent vous sucer la gloire. Vous êtes en butte, sans qu'il y paraisse parce qu'ils savent se rendre presque indispensables, aux gars qui vous facilitent les choses, qui vous organisent des coups, qui vous flattent - bien entendu, ça commence ainsi. J'ai vu cela, je pourrais citer des noms. Et tout le monde pense à Hossein quand je décris Boris...

D'autant que vous avez beaucoup travaillé avec lui...

Ça fait trente-neuf ans que nous sommes amis et on est vraiment devenus des frangins. C'est formidable, mon aventure avec Robert. Je l'aime, je suis Léon vis-à-vis de lui. J'aime Robert vraiment d'amour, en tout bien tout honneur, parce que c'est un sentiment très fort, très exaltant. Il y a eu une période où il était vedette de cinéma, avant de devenir un grand du théâtre. Il avait toujours trois ou quatre mecs, trois ou quatre Léon accrochés à ses basques. Il leur payait le tailleur, les impôts, les putes... C'était quelque chose de frappant. Et moi, j'étais ulcéré de voir Robert qui devenait une espèce de pâte à modeler, on en faisait ce qu'on voulait. Je trouvais ça indigne. J'ai pris un peu mes distances parce que j'étais irrité par les gens qui l'entouraient, ces bouffons intéressés. C'était lamentable! Un jour, je le lui ai dit. Il en a convenu et sa vie a changé.

Vous avez donc voulu faire le portrait d'un de ces parasites...

Oui, mais en poussant les choses plus loin. C'est, en fait, une réhabilitation de ce type d'individu. Je me suis imaginé que l'un d'eux pouvait aimer vraiment. C'est pourquoi mon Léon admire, il ne vit qu'à travers l'autre. Il est éperdu d'admiration. Le mot «idole» est galvaudé mais, là, il a son sens: Boris est son idole. C'est l'être qu'il aurait voulu être. Et il est tellement fasciné par lui qu'il admet de ne pas être lui-même cet homme. Le peu qu'il a acquis, il le met même au service de l'autre. C'est pour ça qu'il lui arrange des coups, qu'il lui trouve des filles. Il fait du chantage quand il faut pour arranger les bidons quand il veut faire un film, etc. C'est ce portrait-là que j'ai voulu faire, en effet.

jeudi 10 février 2011

L'année littéraire (14) - Fiction (?) et vie privée

Le sujet revient régulièrement sur le tapis, et c'est bien naturel. Les écrivains n'ont pas assez d'imagination - enfin, pas tous - pour éviter, dans leurs romans, la présence du réel. Celui-ci est même plutôt le bienvenu puisque, s'il est réel, il devrait être au moins vraisemblable et donner à leurs livres la même autorité qu'un article de journal ou une page de journal télévisé. Puisqu'on vous le dit, ça a vraiment existé...
Donc, des personnes se retrouvent dans des fictions. Ou des membres de leurs familles. Ce n'est pas toujours agréable.
(Je ne suis pas certain d'avoir apprécié de m'être lu, certes tel qu'en moi-même, mais dans une posture discutable, dans le livre d'un auteur qui avait traversé quelques instants de ma vie.)
Les choses ne vont pas toujours jusqu'au procès. La vraie Hélène du roman de Christine Angot, Les petits, ne semble pas envisager une action en justice, bien que tous ses proches l'aient reconnue dans le portrait peu flatteur proposé par l'écrivaine. L'article que lui consacre Anne Crignon, Comment Christine Angot a détruit la vie d'Elise B., ne l'évoque pas. Le problème d'un procès, c'est qu'il sert de publicité à l'ouvrage mis en cause...
La famille d'Edouard Stern, le banquier suisse tué en 2005 par sa maîtresse dans le cadre d'une relation sado-masochiste, n'a pourtant pas hésité à attaquer Régis Jauffret et son éditeur, le Seuil, pour la manière dont le roman Sévère traite un fait divers dont la presse a parlé d'abondance. La publicité n'est pas faite ainsi qu'au livre, mais aussi au film en projet qui devrait en être tiré, avec Laetitia Casta dans le rôle de la maîtresse et Benoît Poelvoorde dans celui du banquier assasiné. Triste affaire, belle fiction?
Triste fiction et belle affaire, en tout cas, que cette autre accusation portée contre PPDA qui aurait, dans Fragments d'une femme perdue, recopié au moins en partie des lettres que lui avait adressé la femme par laquelle le roman a été inspiré. Le journaliste-écrivain-copiste, à peine (mal) sorti de l'affaire Hemingway, devra donc répondre au tribunal (en juin, en principe) de sa supposée légèreté dans l'utilisation qu'il ferait des phrases écrites par d'autres que lui. Bien sûr, il est encore, à l'heure qu'il est, présumé innocent...
Il serait fastidieux d'établir une liste - elle serait trop longue - de grands écrivains ayant, par le passé, puisé ainsi dans ce qu'ils savaient de leurs proches pour armer leurs personnages de caractéristiques vraisemblables. Au moins a-t-on aujourd'hui oublié les originaux, quand on se souvient encore des personnages.
Moralité: à la fin, c'est généralement la fiction qui gagne. Mais la fiction de qualité, catégorie dans laquelle chacun est libre, ou pas, de ranger les livres évoqués aujourd'hui - la postérité jugera, et nous ne serons plus là pour donner notre avis.

mercredi 9 février 2011

La Maria de Pierre Pelot

Pierre Pelot n'arrête pas. Et c'est très bien ainsi. En ce début d'année, le revoici avec Maria, l'histoire d'une femme qui, pendant la Seconde guerre mondiale, a été assimilée à son mari, délateur de résistants. J'ai eu la chance de l'avoir au téléphone pour parler de son livre - pas seulement, car nous nous connaissons depuis longtemps et il y avait quelques années que nous n'avions pas bavardé.
Quelques-uns de ses propos sont parus dans un article du Soir. En voici l'intégralité. (Sauf les digressions privées, qui, malgré toute l'affection que je porte à mes lecteurs, ne les regarde pas.)

Ce roman s’inspire-t-il d’une anecdote réelle?

Au départ, oui. Il y a l’histoire des déportés qui ont été «donnés» aux Allemands par un collaborateur. Il y a un type, un jour, qui a fait une liste de gens. Dans le village, les Allemands emmenaient des habitants en camion au sommet du Ballon d’Alsace où ils devaient construire des fortifications pour arrêter les Américains quand ils seraient là.

Les soixante-trois dont une vingtaine seulement sont revenus?

C’est tout à fait ça. Un jour, sur la place du village, plutôt que de les emmener travailler, il y avait d’autres véhicules, avec des gens de la Gestapo de Nancy et une liste. On a embarqué ces gens-là, dont en effet vingt sont revenus bien plus tard. Mais, après cette affaire-là, il y a eu une deuxième lettre qui a dénoncé le dénonciateur. Lequel dénonciateur a été capturé par les maquisards, fusillé sans autre forme de procès – peut-être même pas fusillé, selon une version des événements, il a été simplement abattu. Et puis son épouse, qui n’était au courant de rien, a été elle aussi embarquée par les maquisards. J’ai une version d’un fils de témoin de l’époque qui me dit qu’elle a passé quelques jours un peu difficiles dans le camp du maquis.

Des jours qui ressemblaient à ceux que Maria passe dans le roman?

Je ne sais pas si ça va jusque-là. Il paraît que oui, mais évidement, je n’ai pas de preuves. Puis elle a été relâchée et elle a vécu ensuite une vie difficile, parce qu’elle était associée aux méfaits de son mari. Elle tenait un petit bistrot à l’écart du village, comme on dit chez moi, et plus personne ne venait. Ça a été très difficile. Et, en effet, elle a eu un fils. Je ne saurais pas dire s’il était de son mari légitime ou des exactions qu’elle a subies – exactions est un mot faible. Là, on est toujours dans l’histoire vraie. Beaucoup plus tard, cette dame est morte, le fils est parti…
A partir de ça, je me suis découvert une autre Maria, assez proche de cette dame-là. Pour son histoire avec son fils, c’est de la fiction, évidemment. Comme ce qu’elle fait après 80 ans…

Dans ce roman comme dans d’autres, vous introduisez une sous-couche d’histoire ancienne derrière des événements plus récents. Pourquoi?

Je ne sais pas. Mais, si on veut creuser le personnage de ma Maria à moi, c’est une jolie institutrice qui donc, en tant qu’institutrice, connaît des choses et s’est probablement déjà intéressée à l’histoire de sa région. Par la suite, avec ce qui lui arrive dans le camp des maquisards, je pense qu’elle est tout simplement morte après ça, d’une certaine manière. Je crois que c’est une manière qu’elle a trouvé de se reconstituer, de se retrouver une identité, c’est de s’intéresser en profondeur à l’histoire de cette région. Elle présente de grandes similitudes avec sa vie à elle, c’est le bruit et la fureur des deux côtés. Je ne la connais pas tout à fait non plus, mais je pense que c’est motivé par ça. Cette sous-couche, comme je l’avais fait aussi dans La montagne des bœufs sauvages, permet de parler d’un pays à travers les gens. Je ne vois pas d’autre manière d’en parler mieux. Quand on raconte l’Histoire avec un grand «H», en général, on se borne aux faits mais on oublie un peu les personnes. C’est un peu ce que j’avais fait quand j’ai écrit C’est ainsi que les hommes vivent. J’ai voulu parler de la guerre de Trente Ans à travers les gens qui l’ont vécue et qui n’y ont rien compris.

Là aussi, il y avait des échos qui créaient un rapport au présent…

Oui, toujours. J’en suis venu à cela, je crois beaucoup aux fantômes. Je crois que les gens qui s’en vont ne nous quittent jamais tout à fait. D’abord parce qu’il y a le souvenir, la mémoire, et que ça compte beaucoup, se souvenir. On passe notre temps presque à ça, d’ailleurs. Le présent, c’est une drôle d’invention, c’est mal foutu, c’est du bricolage. On passe tout le présent à penser à l’avenir, à ce qu’on va faire demain, ou on se souvient de ce qu’on faisait hier…

Le présent aurait un statut ambigu?

Ah! oui! Je trouve…

Maria est un roman bref, mais qui touche à beaucoup de choses. En particulier à cette méfiance extrême qui habitait les gens, au point que Maria ne savait rien des activités de son mari… Cette méfiance était-elle présente dans ce qu’on vous a raconté?

Oui. Même, mon père a plus ou moins participé au maquis, et je n’en ai jamais rien su, sinon par des «on-dit», des choses qui m’ont été rapportées par après par des fils de personnes qui l’avaient vécu avec lui. Mais lui n’en avait jamais parlé. Il est bien évident que quand on était à cette époque dans la vraie résistance, un père de famille pouvait y tremper sans que personne de sa famille le sache. Maintenant, à propos de ce livre, on ne me parle pratiquement que de l’épisode de la résistance. Alors que, en fait, ce n’est que le point de départ de l’histoire de Maria. Ce que j’ai surtout voulu raconter, c’est ses 80 ans de vie. C’est ce côté-là qui me fascine. Je me suis retrouvé un jour, il n’y a pas très longtemps, dans l’hospice du roman, qui existe à côté de chez moi. Là, je me suis rendu compte d’une chose: dans les petits villages, il y a des tas de personnes qui ont eu une enfance commune. Puis la vie les sépare totalement, et tout à coup les voilà qui se retrouvent, au bout d’une vie vécue, dans ce genre d’établissement. C’est une situation assez étonnante et je m’en suis évidemment servi.

C’est la fin, dont il est difficile de parler si l’on tient à préserver l’intérêt du récit. Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que tout le livre tend vers cette fin.

Bien sûr. J’ai une énorme admiration pour cette dame. Elle est digne et, à la fin, elle trouve le moyen d’être dignement d’une indignité absolue.

Pour terminer le roman, il y a un chapitre, si on peut appeler cela un chapitre, de quatre lignes. C’est un apaisement? L’histoire est close, on peut passer à autre chose?

Oui, complètement. Et probablement que quelque chose d’autre va continuer…

Un autre thème est traité indirectement, c’est que la notion de justice, pendant la guerre, est devenue quelque chose de très flou.

C’est le moins qu’on puisse dire. On l’a vu un nombre incalculable de fois. À partir du moment où chacun fait sa justice, ça devient très flou. Je ne peux pas excuser, il est hors de question d’excuser, mais j’ai été obligé de me mettre à la place des personnages, et on peut comprendre. Pour eux, Maria est une coupable totale. C’est une salope, en fait. Elle est de mèche avec le type qu’ils vont buter. Il y en a eu des tas et des tas, des règlements de comptes dans ce style.

Maria, comme quelques autres de vos livres récents, est un roman bref. C’est devenu votre mesure?

Je ne sais pas. Il se trouve que cette histoire-là ne pouvait pas… Si, elle aurait pu se raconter en cinq cents pages. Mais, pour moi, c’était la distance qu’il fallait. Il y a des histoires qu’on raconte en deux ans, et d’autres qui se situent à leur aise dans un mois. Celle-ci, je voulais que ce soit dense, intense, condensé, que ce soit bien écrit. Et puis, peut-être que je voulais montrer aussi que les histoires courtes, ça peut être bien.

mardi 8 février 2011

L'année littéraire (13) - Hommage à Andrée Chedid

Andrée Chedid n'allait pas bien, on le savait depuis que son fils Louis avait dû modifier certaines dates de concerts. Apprendre sa mort n'a donc pas été une véritable surprise, d'autant qu'elle avait 90 ans. Je me souviens d'une petite dame en apparence fragile mais dont les mots, dans ses livres comme dans la conversation que nous avons eue en 1989, démentaient la fragilité.
Voici l'article que j'avais écrit, après l'avoir rencontrée, à propos de L'enfant multiple.

Andrée Chedid a dû accorder beaucoup d'importance au sujet de L'enfant multiple. D'abord parce qu'elle lui avait déjà consacré une nouvelle (dans Mondes miroirs magies), ensuite parce qu'Omar-Jo, le petit garçon qui est le personnage principal, lui ressemble beaucoup: il a, comme elle, connu le Liban, et se retrouve en France, loin de ses origines...
Je pense qu'on met toujours de soi, même s'il y a des décalages d'âge et de lieu. Omar-Jo m'est très cher, je me suis attachée à lui. J'avais envie d'imaginer un enfant venu de partout...
Malgré tout ce qu'il y a de tragique dans ce roman - Omar-Jo a perdu ses parents dans le décor apocalyptique de Beyrouth -, le récit est un conte de fées éclairé par la présence magique d'un manège qui, au coeur de Paris, attire les regards.
Il y a le spectacle, évidemment, et le spectacle est toujours une féerie. J'y suis très attachée. J'adore la chanson, la musique, le music-hall, le cirque. J'ai essayé d'implanter cela dans le réel. J'aime bien ce double étagement de réalité et de fable. Je n'y pense pas en écrivant, mais c'est une chose qui m'est naturelle, de passer de la réalité à la fable, des larmes au rire, aux contraires...
Omar-Jo, cet enfant dont le double prénom témoigne d'une double origine, chrétienne et musulmane, a donc rencontré Maxime, un forain fatigué à qui il redonne le goût de vivre, de sourire, au point que ce sourire attirera une femme, et qu'une véritable famille se reconstituera ainsi autour d'un enfant qui est cependant blessé. Il manque un bras à Omar-Jo, mais il ne veut pas de la prothèse qu'on lui offre, sans doute parce que le bras absent est pour lui le symbole de tout ce dont il a été coupé... La fidélité à son passé, à ce qu'il est, se manifeste aussi par l'attitude de son grand-père qui est resté au Liban et qui, là-bas, construit un manège pour vivre dans le même univers que son petit-fils. Par-delà la Méditerranée, les deux personnages se répondent.
Le grand-père était un artiste, et l'enfant est sauvé par son imaginaire. L'homme est fait de rêve et de réel.
Avant d'en venir au roman, Andrée Chedid a écrit de la poésie. Elle ne conçoit pas pour autant le langage d'un récit comme celui d'un poème.
C'est assez différent sur le plan de la discipline. Il y a une construction, aussi, qui est différente. Ce sont deux formes d'écriture. Je n'arrive pas à écrire des poèmes quand j'écris un roman. Mais ce que j'essaie d'écrire, c'est la même chose: un cri à l'intérieur de l'âme. La poésie est essentielle. Elle permet de toucher à des choses plus quotidiennes, plus événementielles même.
Sans le savoir, Andrée Chedid a construit une œuvre, livre après livre. Ce qu'elle nous dit parle de l'homme dans ce qu'il a de plus fort en lui, d'indestructible malgré les assauts du monde. On peut l'appeler, pour être simple, la force de vivre. Une force qui se communique à la lecture: comme ses précédents ouvrages, L'enfant multiple est d'une grande générosité envers le lecteur.

dimanche 6 février 2011

C'est dans la poche, le n° 5 est paru

Quand je ne poste pas de notes pendant un certain temps, ne vous inquiétez pas: c'est parce que je travaille trop pour avoir le temps de m'y consacrer. Il y en avait, pourtant, des choses à commenter, ces dernières semaines! (Martine, Céline et les autres...) Quelques-unes survivront peut-être aux jours qui passent.
En attendant, j'ai quand même bouclé le cinquième numéro du mensuel gratuit C'est dans la poche, celui de février - avec quelques jours de retard et quelques pages de moins que ce que j'espérais...
Vous y trouverez des articles sur une vingtaine de nouveautés, et un petit entretien avec l'écrivain américain T.C. Boyle à propos de son roman Les femmes.
Je vous souhaite d'excellentes lectures, et si j'ai contribué à des choix qui vous conviennent, je m'en réjouis déjà.
Voici les liens pour la lecture et/ou le chargement:
Et je rappelle aux distraits qu'un petit site permet de retrouver les numéros précédents.