lundi 6 février 2012

Anne-Marie Garat a traversé le vingtième siècle

La coïncidence est troublante: 2006, 2008 et 2010 sont les années où Anne-Marie Garat a publié les trois épisodes de sa Traversée du siècle. Les mêmes où Katherine Pancol sortait successivement Les yeux jaunes des crocodiles, La valse lente des tortues et Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi. En volume, les deux trilogies sont comparables. Et… la comparaison s’arrête là.
Katherine Pancol, en effet, respecte une règle implicite du feuilleton: le récit est l’essentiel, il suffit d’être emporté par les événements pour ne plus prêter attention à l’écriture qui peut se permettre un certain relâchement. Anne-Marie Garat, au contraire, reste styliste à chaque instant, ne s’autorise pas une seule phrase quelconque, choisit chaque mot ainsi que sa place. Sans pour autant négliger le récit. On se trouve donc dans une fresque, oui, mais de laquelle on peut s’approcher sans crainte d’être déçu par un manque de soin dans les détails. La démonstration est magistrale.
Limitons-nous au dernier roman, Pense à demain, qui peut – comme l’espérait l’auteur – se lire détaché des deux premiers volets. En vue large, d’abord: il trace ses propres pistes dans la vie de (nombreux) personnages qui se croisent sans cesse et dont le présent renvoie au passé. La famille Guillemot accumule les catastrophes – les arbres généalogiques, en fin de volume, aident à s’accrocher aux branches d’un récit qui fourmille de ramifications. Alexis, historien porté sur l’archéologie, découvre un vieux film dont la restauration est déjà une aventure et dont les images portent témoignage de lointaines atrocités. Ce film le conduit, indirectement, à se lier d’amitié avec Antoine, bien que celui-ci ait l’amitié parfois bougonne. Les fils sont nombreux, et parfaitement en place. La romancière tient son petit monde – pas si petit que ça – avec fermeté, elle semble savoir exactement où elle les conduit.
Nous sommes en 1963. En vue plus large encore, la planète bruisse d’une actualité qui environne les personnages comme une atmosphère à laquelle ils ne peuvent échapper. Édith Piaf et Jean Cocteau meurent, John Kennedy est assassiné. Du 15 août au 29 novembre, en plus de 600 pages, sur ce fond de réalité, Anne-Marie Garat noue et dénoue des intrigues, certaines amoureuses, d’autres presque policières, d’autres encore aux caractéristiques plus complexes.
Mais les cinq mois et demi sur lesquels elle s’est concentrée ne lui suffisent pas. Comme si elle n’avait pas eu envie d’abandonner ses personnages, ou incapable de briser l’élan, elle prolonge le roman par un épilogue d’une dimension inhabituelle. Presque cent pages de plus – on aurait été prêt à en lire le double – pour conduire jusqu’au début de notre siècle, jusqu’aux attentats du 11 septembre, à l’affaire Clearstream, etc.
Le flux est si puissant qu’il nous a emporté aussi et qu’un effort est nécessaire pour interrompre le mouvement, se rapprocher du tableau et examiner les détails, afin de montrer comment la romancière inscrit des miniatures précises dans l’ensemble.
En voici une, par exemple – on pourrait puiser au hasard avec autant de bonheur. Le 7 septembre, Viviane Guillemot se marie. La journée sera marquée par un drame, mais laissons-le venir à son heure. Pour l’instant, Viviane en est à se préparer, ou à être préparée: «Au milieu de la grande chambre, la jeune fille tenait la posture du mannequin de couture, toute molle et froide, subissant les derniers apprêts. Sa pâle et frileuse poitrine nue, si mince torse jailli des bouillons de la jupe, semblait une fleur malingre poussée dans un pot trop grand.»
Dans ce roman d’une ampleur inhabituelle, il y a forcément beaucoup de mots. Mais il n’y en a pas un en trop. La légèreté et la solennité, le sourire et la gravité alternent dans une véritable fête de la littérature, capable de combler les lecteurs les plus exigeants sans faire fuir les autres.

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