mercredi 1 février 2012

Lectures de février 1912 (1)

Georges Courteline a fait condamner Emile Farcy à deux mois de prison et à deux mille cinq cents francs de dommages-intérêts. Emile Farcy était ivre et pilotait une automobile où les époux Courteline avaient pris place. Quelques approximations dans la conduite ont probablement provoqué le choc avec un camion. Et les blessures des passagers, au front pour Mme Courteline, au poignet pour son mari. D’où la condamnation. Que Louis Latzarus, dans Le Figaro, trouve à la fois exemplaire et excessive. Exemplaire: «Tant de chauffeurs qui n’hésitent pas à exposer votre vie et la mienne en recevront un salutaire avertissement » Autant qu’excessive, tant Courteline a lui-même créé de personnages d’ivrognes. La Biscotte, par exemple: «Peut-on trouver un ivrogne plus ivre que La Biscotte? Et plus cynique aussi? Il s’en vante toute la soirée, d’être ivre, La Biscotte.» Même Lidoire, son interlocuteur, finit par abonder dans le même sens: «Bien sûr non, qu’il n’y a point d’honte. C’est des choses qu’arrivent à tout le monde.» Tout le monde rit, bien sûr. «M. Courteline a voulu ce rire, Messieurs. Et maintenant, pour un autre homme ivre, il exige de la colère. Ce n’est pas logique, Messieurs.» Malheureusement pour lui, Farcy n’est pas un personnage de comédie, il a craint de se retrouver au tribunal devant Courteline, il a été condamné par défaut et Louis Latzarus a été obligé d’imaginer comment il aurait pu se défendre.

Le centenaire de Dickens,
d’Annunzio traduit

Le 7 février 1812 naissait Charles Dickens. Les échos des fêtes organisées pour son centenaire traversent la Manche. Sa popularité est immense. «A en croire les derniers plébiscites organisés par différents bibliothécaires, Dickens est en train de dépasser à cet égard tous les autres écrivains anglais et de se hisser au premier rang: il a pris, d’abord, la place de Thackeray qui était la troisième, celle de Scott qui était la seconde. Prendra-t-elle aussi celle de Shakespeare qui, jusqu’à présent, se trouvait au point culminant de cette pyramide?» Jacques Lux pose la question dans La Revue bleue mais accompagne cependant Filson Young dans ses réserves. Il manque de qualités artistiques, résume le chroniqueur. Tout en lui en reconnaissant beaucoup d’autres. Bien assez pour en faire «the literary Hero», puisque «tel est le titre que l’Angleterre lettrée vient de décerner à Charles Dickens», rapporte Le Temps. La France ne percevrait-elle que les bruits de l’anniversaire sans goûter les fruits littéraires qui les justifient? Non, répond Paul-Louis Hervier dans La Nouvelle revue. Il rappelle comment Dickens «fut fêté, lors de ses voyages dans notre patrie, par nos plus célèbres hommes de lettres. […] Depuis bientôt quarante ans, on donne dans les établissements scolaires comme prix de fin d’année les traductions des œuvres les plus réputées, Nicholas Nickleby, David Copperfield, d’autres encore.» 
Quant aux Annales politiques et littéraires, elles publient un dossier de huit grandes pages sur l’écrivain anglais, ouvertes par un texte de Gaston Deschamps: «L’amitié, l’affection, ce sont des mots qui viennent naturellement aux lèvres, dès qu’on parle de Charles Dickens. Cet admirable écrivain, grand amateur d’idéal, était, en même temps, un romancier si populaire que les petites gens l’arrêtaient et le félicitaient publiquement dans les rues de Londres; cet homme de lettres a rehaussé la noblesse de la littérature en faisant de l’art littéraire non pas un simple divertissement de dilettantes, mais un moyen d’éducation démocratique et de progrès social.» 

On voit que les lecteurs français ne sont pas indifférents aux écrivains venus d’ailleurs. Gabriele d’Annunzio (parfois prénommé Gabriel dans la presse) bénéficie de cette curiosité à l’occasion de la traduction que donne G. Hérelle de Poésies 1878-1893 chez Calmann-Lévy. Cet écrivain qui «dispute à la misérable hostilité de ses conationaux le titre de poète national», écrit Ricciotto Canudo dans Le Mercure de France, «a chanté les grands événements de sa patrie.» Certes, il a quitté l’Italie – et certains littérateurs s’en réjouissent, ainsi que des journalistes. D’Annunzio «exprime les voix de la guerre, non celles qui éclatent en Afrique, mais celles qui bourdonnent dans le cœur profond de l’Italie, et qui font sangloter par la volonté de combattre des guerriers lancés sur la terre de convoitises à travers la Mer Latine, Mare Nostrum.» Canudo conclut, dans un bel élan: «Un pays qui peut envoyer des milliers d’hommes mourir sur une terre de conquête, et qui a un poète vivant capable de les exalter de la sorte, est un pays qui peut espérer.» 
Le Gaulois, dans son édition littéraire du dimanche, publie des extraits du volume qui vient de paraître, et auquel Paul Souday consacre son feuilleton du 21 février dans Le Temps. Il commence par poser le problème de la traduction en poésie. Certes, dit-il, il vaut mieux lire dans la langue originale. Mais Hérelle, «excellent écrivain français non moins que savant italianisant, réunit tous les mérites du traducteur accompli.» On peut donc goûter, grâce à lui, d’Annunzio en français, bien qu’on ait beaucoup reproché à celui-ci «sa magnificence, ses débauches de couleurs, et aussi ses continuelles allusions aux trésors de la poésie ou de la peinture.» Mais d’Annunzio utilise sa vaste culture comme le font Anatole France ou Maurice Barrès, constate Souday, et il renvoie les critiques à leur médiocrité. «Que signifie ce puritanisme littéraire, et nous veut-on réduire, sous prétexte de bon goût et de simplicité, au brouet lacédémonien? N’est-ce point l’éternelle haine du génie latin qui pousse tels censeurs à invoquer contre M. d’Annunzio “le goût français, si mesuré, si fin”, et à nous envoyer, en vertu du même principe, à l’école de Dostoïevsky, qui fut, comme on sait, un parfait modèle de mesure et de finesse.»

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