jeudi 2 février 2012

Lectures de février 1912 (2)

Paul Bourget controversé,
Paul Margueritte salué

En France, un livre de Paul Bourget ne passe jamais inaperçu. Voici L’envers du décor (Plon-Nourrit), recueil de nouvelles «dont deux au moins […] atteignent les proportions de véritables petits romans. Ils sont, en effet, chargés de matière psychologique et compliqués de nombreuses péripéties», écrit Jacques Copeau dans La Nouvelle Revue française. Francis Chevassu, dans Le Figaro, établit un long parallèle entre la démarche de Bourget et celle de Balzac avant d’en venir au nouvel ouvrage, pour constater lui aussi que deux nouvelles ont «l’importance d’un roman. Elles révèlent un observateur rigoureux et un juge sans complaisance.» Francis Chevassu apprécie Paul Bourget, car «il dépense une force d’évocation qui n’est pas inférieure à l’acuité de son analyse.» Jacques Copeau est plus sévère: «M. Paul Bourget est aussi peu romancier qu’Alexandre Dumas fils était peu dramaturge. Il est totalement déshérité de cette simple et saine passion, l’essentielle du romancier: la passion de raconter des histoires. Il disserte, il discourt. Il a de l’éloquence et de la compétence. Visiblement il veut nous “épater”. Mais je crois que, bien davantage encore, il n’épate que lui-même.» 
Victor Margueritte, en revanche, fait presque l’unanimité avec Les frontières du cœur (Fasquelle). Tous les articles parlent de son patriotisme, valeur unanimement célébrée quand il s’agit de mettre en scène un couple franco-allemand. Le Journal des débats résume en quelques lignes la trame du récit: «Une jeune fille française, Marthe Ellange, épouse avant la guerre de 1870 un jeune Allemand. Le ménage vit très heureux en Allemagne. Les deux époux viennent passer leurs vacances en France, quand tout à coup la guerre éclate. Le jeune homme retourne servir son pays, laissant en France sa femme sur le point d’être mère. A la suite de nos désastres, le patriotisme se réveille dans le cœur de l’épouse; et son mari devient pour elle l’étranger, l’ennemi.» Un des meilleurs romans de l’auteur, affirme le journaliste, presque rejoint par Francis Chavassu (Le Figaro) pour qui l’histoire est «sobre, simple et vraisemblable». De «ce beau livre», Gaston Deschamps donne un résumé long et fourmillant de détails dans Le Temps, probablement parce que le roman lui semble mériter son attention: «l’auteur du Talion a étendu les frontières excessivement bornées où la plupart des romanciers enferment l’imagination du lecteur et réduisent leur propre fantaisie.» Jules Bois, dans Les Annales politiques et littéraires, considère qu’il s’agit du «plus beau livre de l’auteur» mais le trouve un peu tiède dans la scène du déchirement entre les époux: «j’eusse aimé, pour employer une expression vulgaire, un “déballage” complet, les griefs des deux peuples exposés tout au long par Otto et Marthe, puisque, après tout, ce sont les patries qui, en ces deux patriotes, chacun né à l’autre versant des Vosges, se dressent, irréconciliables, menaçantes…» 

Exotisme
et colonialisme

Pierre Loti, explique Paul Souday dans Le Temps, «n’a jamais publié en réalité que des impressions de voyage. Il leur a imposées parfois l’aspect de romans. Mais jusque dans ses plus impersonnels, Pêcheur d’Islande ou Ramuntcho, il n’a fait que prêter une forme vaguement narrative à ses sensations de Bretagne ou de Biscaye.» Ceci pour dire, au moment où paraît chez Calmann-Lévy Le pèlerin d’Angkor, que Loti est à son meilleur quand il ne s’encombre pas de «l’obligation de conter». Donc, dans ce nouvel ouvrage, «l’un de ses livres les plus frappants et les plus achevés.» L’exotisme et la couleur locale, que d’aucuns lui reprochent, appartiennent intimement à son œuvre, sans rien d’«un ornement plaqué». D’ailleurs, l’exotisme «a du moins l’avantage de la diversité. Sans doute il ne manquera pas de se banaliser à son tour, par suite de la facilité croissante des voyages et de l’européanisation progressive des plus lointaines contrées: aussi s’explique-t-on la colère de Loti contre les agences de tourisme, les snobs et les badauds qui pullulent par tout le globe sur les voies naguère les plus inaccessibles et faisaient dire à un humoriste: “J’arrive du désert: il y avait un monde fou.”» Outre les qualités de poète que Paul Souday trouve aux descriptions de Pierre Loti, il prête à celui-ci une «incurable tristesse», car il est «toujours bouleversé de la fuite du temps, de la mort inéluctable et de la vanité universelle».
L’exotisme est à portée de la main, ou presque, par l’intermédiaire de la littérature coloniale dont Lucien Maury, dans La Revue bleue, tient d’entrée à dire qu’elle «n’est point nécessairement une littérature violente: le premier chef-d’œuvre du genre, Paul et Virginie, est une idylle…» Bien sûr, ajoute-t-il très vite, elle n’est pas «ennemie d’une certaine idéologie». Voici donc, pour l’exemple, deux romans coloniaux : Le commandant et les Foulbé (E. Sansot), de Robert Randau, et Thi-Sen, la petite amie exotique (Maurice Bauche), de Jean d’Estray.
Le premier «n’écrit point pour nos salons et nos académies; il entend être l’interprète d’une humanité singulièrement mêlée, il écrit aux confins de la civilisation, il écrit la langue des camps, accueille l’argot de nos miliciens et l’onomatopée du nègre ou de l’Arabe». Le second «écrit le plus simplement, et d’aventure le plus négligemment du monde; il entasse des notes patiemment accumulées en un récit uni, uni, gris, étonnamment gris». Robert Randau «travaille à esquisser la figure idéale d’une France africaine; l’aurore d’une conscience éclaire çà et là ses romans». Jean d’Estray «célèbre une France asiatique: nul doute que cette France ne se reconnaisse avec gratitude en cet humble Bonneaud, héros modeste, créateur d’une cité où s’élabore la germination d’un meilleur avenir». Ils ont fréquenté, l’un «toutes les races qui entrechoquent dans notre Afrique leurs religions, leurs superstitions, leurs instincts guerriers ou pacifiques»; l’autre, «les petits hommes des villages annamites et tonkinois; il a surpris leurs rites, leurs coutumes, leur logique étrange, les lois compliquées de leur courtoisie et de leur enfantine cruauté.» Tous deux «valent par l’exactitude et la diversité d’un réalisme neuf et pittoresque».

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