jeudi 12 avril 2012

Les romans durs de Simenon, 1937-1938

Fin provisoire de la promenade dans les romans durs de Georges Simenon, à l'occasion de leur réédition en douze volumes dont les trois premiers viennent de paraître. Donc, aujourd'hui, c'est le tome 3, pour trois titres qui y sont rassemblés avec six autres.

Le Blanc à lunettes
Cinq ans après Le coup de lune, Simenon récidive. Il retourne en Afrique par le roman et par le chemin des touristes: pour regagner sa plantation de café au Congo belge, Ferdinand Graux passe par l’Égypte, jette un coup d'œil sur les pyramides, dort dans un palace à Khartoum...
Georges Bodet, administrateur adjoint du Nyangara, au Congo belge aussi, fait le même trajet en compagnie de son épouse Henriette. Jusqu'à la frontière, Graux, surnommé Mundele na Talatala (le Blanc à lunettes), les observe en se disant que Henriette n'est pas faite pour ce pays, pour ce climat. Puis les laisse pour trouver, dans sa plantation, l'avion de deux Anglais qui s'y est écrasé. Lady Makinson est légèrement blessée, l'hélice est cassée, elle doit attendre la nouvelle pièce en provenance d'Europe, en compagnie du capitaine Philps qui pilotait - et partage avec elle une intimité ambiguë.
Graux, qui ne se posait pas de questions sur ses propres nuits avec sa «ménagère», une jeune fille de quinze ans, est choqué par la liberté affichée de Lady Makinson, femme mariée pourtant et mère de famille. Au trouble moral du planteur, qui doit lui-même épouser sa fiancée trois mois plus tard, quand elle l'aura rejoint après la saison des pluies, se mêle bientôt un trouble physique: la belle Anglaise lui fait partager sa couche.
Teintée d'immaturité sentimentale, la rigueur de Graux s'écroule et les échos en parviennent jusqu'en France, dans ses lettres. Émilienne, la fiancée, qui est tout le contraire d'une écervelée, décide de précipiter le mouvement et accourt au Congo... que Ferdinand a quitté sur les talons de Lady Makinson.
La situation est grave, mais pas désespérée. Moins que dans le couple Bodet qui traverse une crise de haine féroce. Tandis que Ferdinand reviendra peut-être guéri. La fin du roman nous l'apprendra.
Avant d'en arriver là, le tableau de la colonie belge tel que le peint Simenon s'est imposé: des Européens sortis de leur environnement, mal armés pour s'épanouir en Afrique et presque toujours désireux d'autre chose - ils ne savent pas quoi.
Le seul personnage sans reproche, et qui fait montre d'une incroyable force de caractère alors qu'elle n'est pas préparée non plus, est Émilienne, la fiancée idéale. A peine arrivée, et parce qu'elle doit bien s'occuper pour ne pas trop penser à l'absence de Ferdinand, elle retape et améliore le dispensaire, prend l'initiative de construire un pont pour faire gagner un quart d'heure de trajet aux ouvriers... Cette figure de femme est une des belles réussites de Simenon sur un terrain où il n'était pas toujours à l'aise.

Faubourg
René Chevalier, qui se fait appeler de Ritter, peut-il encore croire qu'il est le même homme quand il revient après vingt-cinq ans dans la ville de sa jeunesse? Il est accompagné d'une jeune femme de mœurs légères, Léa, dont les charmes sont bien utiles pour trouver un peu d'argent. Car l'aventurier qu'il est devenu arrive sans le sou, ou presque. Dans un premier temps, personne ne le reconnaît, même pas sa mère. Il est comme un étranger dont Léa se demande ce qu'il est venu chercher...
A contrecœur, il doit emprunter mille francs à sa tante Mathilde, qui n'est d'ailleurs pas sa tante mais une vieille amie de sa mère, et qui est la première personne de la ville à le reconnaître. Elle lui souffle que Marthe Soubirot, la fille du marchand de chaussures, doit toujours être amoureuse de lui. Pendant que Léa tient sous sa coupe le patron de l'hôtel, dont l'épouse est prête à payer une forte somme pour éloigner l'aventurière, un plan mûrit dans l'esprit de Chevalier: se marier avec un magasin de chaussures!
A vouloir gagner sur tous les tableaux, Marthe côté officiel et Léa côté louche, il est évident que Chevalier court droit à la catastrophe. Il est en quête de respectabilité, mais aussi et surtout il veut faire fortune, c'est d'ailleurs pourquoi il a choisi de revenir :
«- Les imbéciles, disait René, parlent avec mépris des petites villes! Moi qui ai fait plusieurs fois le tour du monde, je sais que c'est dans les petites villes que s'amassent les fortunes... Et quelle paix! Quelle sérénité!»
Faubourg est un roman dans lequel Simenon restitue l'atmosphère d'une petite ville de province, avec ses secrets que tout le monde a éventés depuis longtemps. Avec la minutie qui le caractérise, il baptise chaque rue, chaque place, bien que la ville elle-même ne soit pas nommée. Il utilise aussi son expérience de journaliste quand il fait entrer de Ritter (plutôt que Chevalier) dans le monde de la presse.
Le contraste est saisissant entre ce que Chevalier dit avoir vécu sur tous les continents et sa nouvelle quête immobile ancrée dans les lieux de son passé plus lointain. Les histoires qu'il raconte fascinent, bien qu'elles soient si extraordinaires que certains commencent à en douter. Mais l'aventure, la vraie, est au coin de la rue: la double vie qu'il mène s'effondrera pour un sentiment qu'il s'imaginait mal connaître, la jalousie.

Les trois crimes de mes amis
Présenté comme le contraire d'un roman, Les trois crimes de mes amis embarrasse Simenon. Les pages initiales sont d'un auteur qui semble ne pas savoir par où entreprendre une histoire où il sera question de personnes - plutôt que de personnages, encore que ces personnes-ci font de fameux personnages - qu'il a bien connues dans sa jeunesse, et où il parle aussi de lui sous son propre nom. Quant à dire qu'il s'agissait d'amis, c'est peut-être excessif. Par ailleurs, il y a plus de trois crimes. Le titre lui plaisait probablement ainsi, puisqu'il dit avoir commencé par là.
Impossible de raconter des vérités avec ordre, avec netteté, écrit-il: elles paraîtront toujours moins vraisemblables qu'un roman.
Le voici à décrire le climat qui régnait à Liège pendant l'occupation allemande de la Première Guerre mondiale, et ce qu'il en est advenu ensuite. Après la découverte des plaisirs faciles, de l'argent gagné tout aussi facilement, dans un climat délétère où les mœurs, c'est le moins qu'on puisse en dire, s'étaient considérablement relâchées.
C'est dans ce contexte que se suicide K., le plus fragile d'une bande de jeunes exaltés à la vocation d'artistes qui ont baptisé leur groupe «la caque». A suivre Simenon, on est là devant la version authentique de l'événement dont il a aussi tiré un roman, Le pendu de Saint-Pholien.
Alors que passent les figures de deux frères, qui terrorisent leur mère et finiront mal, les deux protagonistes principaux font leur apparition: Danse, un libraire qui aime la gloire et la chair fraîche; et Deblauwe, un journaliste, confrère du jeune Simenon par conséquent, dont l'essentiel des revenus vient d'une jeune personne qui travaille pour lui «en maison», comme on disait alors, à Barcelone.
Deblauwe tuera le danseur mondain pour qui sa maîtresse l'a quitté. Danse, lui, tuera en France sa maîtresse et sa mère, puis son confesseur en Belgique pour échapper à la peine de mort - c'est une idée présente dans Le locataire, publié quatre ans plus tôt. Simenon ne détestait pas repasser les plats.
Il est vrai que ce plat-ci a le goût d'une question fondamentale: pourquoi ces deux-là sont-ils devenus des meurtriers alors qu'il a, de son côté, échappé à un destin identique?
De cette question et des réponses qui y sont plus ou moins apportées, il sort un livre où Simenon se montre tel qu'il était - ou au moins tel qu'il se voit avoir été - à l'âge où il situe la fin des années d'apprentissage.

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