samedi 15 septembre 2012

Les entretiens de la rentrée : Patrick Deville

C'est un des romans qui font grand bruit dans cette rentrée littéraire. A juste titre. C'est aussi un des meilleurs. Peste & choléra sera donc le premier sujet d'une série d'entretiens que je commence à publier aujourd'hui, avec des écrivains dont les livres sont encore frais. Une partie de cet échange avec Patrick Deville, réalisé dans un train en juin et par téléphone plus récemment, est déjà paru dans Le Soir.
Plusieurs fois, vous commentez la démarche de Yersin en disant : « Il faut toujours qu’il sache tout ».
C’est plus fort que lui. C’est ce qu’il y a d’intéressant chez lui, sa curiosité. Toujours avec le prétexte que c’est important. Parfois, oui, c’est important. Mais il ne s’agit parfois que de lubies. Il aurait probablement pu devenir un des grands successeurs de Pasteur. Mais, pour devenir Pasteur, il faut vouloir être Pasteur, tous les jours, 24 heures sur vingt-quatre. Yersin en était incapable. Il ne menait jamais ses réussites au-delà de la découverte. Donc, il refuse de rester à l’Institut Pasteur.
Vous le comparez à un encyclopédiste des Lumières…
Oui, il est leur successeur, il appartient à la dernière génération pour laquelle il est possible de n’être pas hyperspécialisé. Cela me permettait aussi de faire le lien avec La Condamine qui, avant lui, s’est intéressé au caoutchouc et au quinquina…
Vous-même, vous avez cette curiosité ?
Oui, comme un romancier qui s’intéresse à beaucoup de choses et les utilise dans ses livres. Ici, j’ai passé un accord avec l’Institut Pasteur pour utiliser la correspondance entre Yersin et les autres pasteuriens, puisque cette petite bande n’a pas cessé de s’envoyer des lettres. Mais je n’y suis pas allé comme un thésard qui cherche à creuser un point précis, j’ai papillonné dans cette correspondance. Je voulais faire ça vite et à l’intuition. J’ai un côté thésard, mais si je m’y étais laissé aller, cela aurait été une catastrophe.
Vous allez aussi sur les lieux ?
Oui, parce que, dans ces livres, les cinq que j’ai publiés au Seuil et qui constituent, en fait, un seul roman, je suis le fantôme du futur. Je m’intéresse à une époque qui commence en 1860, jusqu’à notre époque.
En réalité, c’est surtout géographiquement que vous vous déplacez à travers vos livres depuis Pura vida, en passant par La tentation des armes à feu, Equatoria et Kampuchéa
C’est ce que j’avais proposé il y a maintenant pas mal d’années. Tous ces livres vont vers l’est, autour des Tropiques et de l'Équateur. L’idée était de voir comment les rêves, les utopies du progrès, du futur, politiques et scientifiques... – il n’y a pas de différence, c’est un peu le sujet de ce livre : les avancées scientifiques sont toujours extrêmement liées aux problèmes politiques. Ce qui m’intéressait dans celui-là, c’était la compétition entre Koch et Pasteur, à partir de laquelle on peut lire les trois conflits franco-allemands et les deux conflits mondiaux.
« Cette saleté de la politique », écrivez-vous…
C’est plutôt le point de vue de Yersin, ce n’est pas le mien. Je ne suis pas d’accord avec lui, il faut s’en occuper. Lui s’en lave les mains, vraiment.
En écrivant les livres précédents, aviez-vous déjà rencontré Yersin, ou d’autres pasteuriens qui vous ont amené à lui ?
J’en avais rencontré d’autres. Dans les livres précédents, je ne m’occupais pas de cette zone de l’Asie du Sud-est – si, Yersin apparaît deux fois dans Kampuchéa. Mais j’avais vu passer Calmette à Libreville. Je n’en avais pas fait mention, mais je savais qu’il avait rencontré Brazza au Gabon. C’est très lié au fait que beaucoup de ces personnages sont passés par l’École navale de Brest. C’est le cas de Brazza et de Loti qui y étaient à la même époque. Dans Kampuchéa il y a Garnier, qui a été le premier à remonter le Mékong, et Pavie, qui invente le Laos. Il y a eu Calmette, aussi. Tous ces gens-là sont à peu près au même moment à l’Ecole navale de Brest.
C’est un vivier formidable, pour vous ?
Absolument, parce que beaucoup de ces explorateurs sont passés par là.
Dans votre tour du monde, vous êtes passé de l’Afrique au Cambodge. N’auriez-pas voulu faire une étape en Inde ?
J’aurais pu, puisque j’en étais à Zanzibar. Il aurait été assez logique de passer à l’Océan Indien. Mais il y a des choses que je ne maîtrise pas et c’était la date de l’ouverture du procès des Khmers rouges qui m’a fait aller jusqu’à Phnom-Penh.
Vous vous laissez manipuler par l’actualité ?
Bien sûr. Ce n’est pas le cas pour Yersin, qui n’a rien à voir avec l’actualité. Mais Kampuchéa, je voulais le faire avec en toile de fond le procès des Khmers rouges et je voulais y assister.
Allez-vous revenir en arrière ?
C’est possible. A chaque fois, on me demande : alors, c’est fini la trilogie, puis la tétralogie, etc. ? Mais je n’ai jamais donné un nombre de livres et je n’en sais rien, je pourrais aussi faire un deuxième tour. Ce qui me permettrait d’aller un jour dans l’Océan Indien…
Travaillez-vous sur plusieurs livres à la fois ?
Oui. J’ai en chantier depuis longtemps un livre mexicain, dont j’ai publié un chapitre au Mexique et en ligne en France. Je mentionne d’ailleurs, dans Peste & Choléra, à Nha Trang, qu’Acapulco est juste en face. Il n’y a plus qu’à franchir le Pacifique.
Ce projet est énorme. Vous ne vous en lassez jamais ?
Non, la seule chose qui manque au contraire, c’est le temps. J’espère travailler de plus en plus et de plus en plus vite. Non seulement je ne m’en lasse pas, mais je peste de ne pas avoir suffisamment de temps.
Vous faites aussi d’autres choses…
Je m’occupe de la Maison des écrivains étrangers et je veux absolument continuer à m’en occuper parce que c’est passionnant. Et c’est très lié à cela. Je passe mon temps à lire, à éditer et à inviter en France des écrivains étrangers. Je pense bien aussi faire un livre polynésien, on verra quand…
Yersin passe par Madagascar, un court instant dans le livre…
En fait, c’est un moment assez intéressant dans sa vie. Yersin, c’est l’exemple même du type qui très vite en a marre. Après Hong Kong, on a l’impression qu’il fait ça pour faire plaisir aux pasteuriens et qu’ils arrêtent de l’emmerder. Alors que c’est immense : il est le premier homme à faire l’étiologie de la peste, qui n’est pas rien. Et, donc, à ce moment-là, il ne rentre même pas en Europe, il envoie des bacilles dans des fioles et il écrit même à Roux et à Calmette, c’est dans le livre : je pense que vous arriverez bien à vous démerder avec ça. Il n’a pas du tout envie de continuer et on l’envoie en mission à Madagascar où il va en traînant les pieds. Il prétend que ça n’a pas d’intérêt, qu’il n’y a rien, que ce n’est certainement pas de la fièvre bilieuse, etc. En fait, il détourne complètement sa mission scientifique et bactériologique et il s’intéresse beaucoup plus, à Madagascar, à l’agriculture et à l’arboriculture. En fait, il prépare sa prochaine carrière…

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