mardi 27 novembre 2012

Pierre Assouline en version individuelle et collective

Le blog de Pierre Assouline est présent depuis longtemps dans Le journal d'un lecteur, par le biais de "Ma liste de blogs" - dans la colonne de droite, un peu plus bas, pour les distraits. La république des livres constitue en effet un flux pertinent et tendu de commentaires sur la littérature et la vie de l'édition. Difficile à ignorer quand on s'intéresse à cela. Cette source d'informations critiques est destinée à disparaître, puisque le blog s'arrête.
Enfin, s'arrête, c'est un peu trop vite dit. En réalité, il a pris hier, dans l'après-midi, une forme différente - et pas encore tout à fait au point puisque, par exemple, le lien vers le fil rss n'est pas encore actif, alors qu'il s'agit de l'indispensable relais pour qui veut suivre les nouvelles publication d'un blog.  [Deux jours plus tard, c'est fait, le fil rss existe et Pierre Assouline est de retour dans la colonne de droite.] Ou d'un site puisque, voilà, c'est fait, La république des livres, le blog, ne disparaît que pour renaître dans La république des livres, le site. La république est morte, vive la république!
Pour la page d'attente qui occupait l'écran avant l'arrivée du site, Pierre Assouline posait, comme vous le voyez, l'air très combatif...
Il faudra suivre cette initiative destinée à s'élargir, début 2013, c'est-à-dire presque tout de suite, à "un portail numérique culturel dit Les Républiques de la culture fédérant en son sein de nouveaux blogs, sur le modèle de la RDL, mais spécialisés dans d'autres domaines (cinéma, théâtre, etc.)."
Dès le premier jour, en tout cas, on a pu lire sur le site deux longs articles qui m'ont réjoui, dans des rubriques qui viennent de faire leur apparition. Le coin du critique SDF accueille un beau texte inédit (ou presque: il est paru le mois dernier dans Le cycliste du lundi) de François Nourissier, écrit en 1977 pour les 80 ans d'Aragon. Nourissier en avait été proche, ils s'étaient éloignés, l'admiration persistait sous la réserve. Dans La version du traducteur, Dominique Nédellec raconte, érudition et humour mêlés, les cinq mois de voyage immobile - et laborieux - nécessaires à la transposition en français du roman (en vers!) de Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde.
Voilà qui augure bien de l'avenir. Et, pour ne pas nous faire risquer d'oublier qu'il écrit aussi des livres, Pierre Assouline a publié, le mois dernier, un nouveau roman. Une question d'orgueil s'attache aux pas de Georges Pâques, un homme de l'ombre qui, dans son rôle d'espion français au service de l'Union Soviétique, pensait contribuer au sauvetage du monde, rien de moins. Je me suis entretenu avec Passou, comme l'appellent souvent ses lecteurs, à propos de cet ouvrage, et voici l'intégralité de notre dialogue, dont des extraits sont parus dans Le Soir.

Pendant presque toute la lecture d’Une question d’orgueil, je pensais au titre d’un autre livre, qui n’était d’ailleurs pas tout à fait exact : Un traître. Et puis, vous parlez vous-même, dans le roman, de Sorj Chalandon – qui a écrit, pour être exact, Mon traître.
Oui, bien sûr… Cela aurait pu être le titre, mais il était déjà pris. Mais cela aurait été un peu trop fort. C’est vrai qu’il a trahi, et le sujet est un peu la trahison, mais pas que ça. Pour moi, le vrai sujet, c’est l’orgueil, qui est quelque chose de beaucoup plus répandu et de plus universel que la trahison, en principe assez exceptionnelle.
Encore y a-t-il des petites et des grandes trahisons…
Oui, mais la trahison telle que lui l’a illustrée est relativement rare. Et c’est l’orgueil qui l’a fait trahir, il n’était pas un traître dans le sang.
Ce que vous cherchez à élucider, c’est : quelle est la raison de sa trahison ?
Pour moi, c’est l’orgueil, donc c’est le tempérament. Il est plus intéressant d’explorer un caractère, une personnalité qui bousille sa vie, comme dit Pompidou, par orgueil que quelqu’un qui aurait trahi par idéologie ou vénalité.
Comment êtes-vous tombé sur Georges Pâques ? Comme vous le racontez dans le livre, à la première personne ?
Quand je dis « je », c’est moi, évidemment, mais il y a une licence romanesque, et c’est pour cela que je l’ai appelé roman. Beaucoup de choses sont vraies. Toute la rencontre est vraie. Il y a environ vingt-cinq ans, j’ai trouvé par hasard quelques lignes sur lui dans un journal, ou dans une revue, je ne sais plus. Ça m’a beaucoup intrigué, parce que je m’intéresse depuis longtemps à l’espionnage. Je me suis beaucoup intéressé à l’affaire Kim Philby et tout ça, mais aussi à l’affaire Anthony Blunt que j’avais couverte pour France Soir à l’époque, au moment où on a découvert le quatrième homme de l’affaire Philby. Donc, je baignais là-dedans depuis longtemps. En voyant son nom, en voyant qu’il était présenté comme le Kim Philby français, ça m’a intrigué parce que je ne savais rien. Je n’en avais jamais entendu parler et, autour de moi, personne. J’en ai parlé un jour au comité de le revue L’Histoire, auquel j’appartiens, on a dit : c’est formidable, fais une enquête ! Je me suis lancé, j’ai commencé à voir partout, à rencontrer des témoins. Mais il fallait que je le rencontre. J’ai cherché longtemps, et il habitait pas loin de chez moi. Grâce aux livres que j’avais écrits, il m’a reçu. C’est ce que je raconte dans le roman. En fait, si vous voulez, dans le livre, tout est exact et vrai. Simplement, j’ai ajouté deux personnages qui ont existé, mais pas par rapport à Pâques – par rapport à moi ou à d’autres gens. Ce sont deux personnages de femmes, la grand-mère et la petite-fille, Elena et Nathalie. Je trouvais intéressant qu’il y ait ces personnages-là dans cette histoire.
Ces deux-là sont fictifs ?
Ils sont fictifs.
Quelle déception !
Oui, mais… La grand-mère, en fait, n’a rien à voir avec Georges Pâques mais elle me permettait de dire des choses sur lui de manière indirecte, d’asseoir le récit d’une manière un peu différente. Je l’ai inventée mais en la clonant à partir d’une personne que j’ai connue à Peredelkino. Parce que Peredelkino existe vraiment. Je vous le dit parce que, souvent on pense que j’ai inventé ce village de Russie. Je ne l’ai pas inventé, j’y suis allé sous Gorbatchev. J’ai fait, pour le magazine Lire, une enquête là-bas sur la glasnost, la transparence, et la littérature. J’y ai rencontré une dame formidable, une traductrice…
… Qui avait aussi traduit Hervé Bazin et André Stil ?
Exactement, tout cela est vrai. Elle m’avait reçu dans une datcha, c’était du Tchekhov. Il y a vingt-cinq ans environ que j’ai cette image, et je l’ai introduite là, en y ajoutant des traits de quelqu’un qui lui ressemble beaucoup, que je ne connais pas et qui est morte il y a deux ou trois mois, rencontrée, si je puis dire, dans un documentaire allemand intitulé La dame aux cinq éléphants, sur une dame russe qui était interprète d’allemand à vingt ans, quand les Allemands occupaient la Russie, et qui ensuite, après bien des aventures, a émigré en Allemagne où elle est devenue la plus grande traductrice de Dostoïevski en allemand. Ce documentaire, réalisé quand elle était très âgée, racontait sa vie.
Et les deux ensemble ont composé le personnage ?
Oui, ça s’est imposé.
Au cours de votre vie de journaliste, et de votre existence tout court, vous êtes tombé sur un tas de personnages qui pourraient faire l’objet d’un livre dans le genre de celui-ci. Pourquoi Georges Pâques ?
Parce qu’il m’intriguait beaucoup. Vous savez, à la fois comme biographe et comme romancier, j’ai des tas de personnages ou de situations, mais surtout des personnages, depuis très longtemps. Ils sont là, et c’est un processus quasiment inconscient, de temps en temps je vais les visiter pour voir un peu comment ils vont dans ma tête. Et puis, il y a un moment où ils s’imposent, par rapport à un parcours. Chaque livre vient quand il doit venir. Et là, après avoir écrit Vies de Job, qui était un livre très personnel, assez éprouvant à écrire, je ne pouvais pas écrire un gros livre, j’avais besoin de prendre le large avec quelque chose, je ne dirais pas de plus léger, mais quelque chose qui s’accordait mieux…
… A l’humeur du moment ?
Oui, voilà. Et qui était moins éprouvant à écrire. J’ai une forme de sympathie et d’empathie naturelle avec Georges Pâques, comme toujours. Mais il n’y a pas d’identification, il n’y a rien d’autobiographique à travers le personnage.
Quoique… Tout à la fin du livre, vous écrivez : « Aujourd’hui, je ne suis sûr que d’une chose : cet homme, qui se défait au cœur de ce roman, ce n’est peut-être pas lui. Enfin, pas seulement lui. »
Vous avez raison. Ça ouvre peut-être sur un autre livre. Qui sait ? Un jour…
On peut faire une hypothèse en lisant Une question d’orgueil : Georges Pâques est une espèce d’homme gris comme Simenon les aimait. C’est votre monde ?
Oui, c’est un personnage simenonien. Je n’ai pas cessé de penser à Simenon en écrivant le livre.
Vous citez d’ailleurs Simenon…
Oui. Il me fait penser un peu au personnage de La fuite de Monsieur Monde, et à pas mal d’autres. Notamment Le petit homme d’Arkhangelsk, dont j’ai revu l’adaptation à la télévision récemment, avec Daniel Prévost. Dans pas mal de romans de Simenon, il y a un personnage comme ça, gris, terne, chez qui les failles n’apparaissent pas tout de suite. Et puis, en même temps, ce n’est pas le héros simenonien tel que Félicien Marceau l’avait défini, c’est-à-dire l’homme des cavernes plus quelques névroses. Georges Pâques n’est pas du tout un homme des cavernes.
La définition est un peu limitative…
Ce n’était pas mal, bien qu’un peu radical. Mais là où Georges Pâques n’est pas du tout simenonien, c’est qu’il est quand même un intellectuel, et on n’en verra jamais chez Simenon. Le héros simenonien est un commerçant de province. A la limite, le père de Georges Pâques, artisan coiffeur à Chalon-sur-Saône, est plus simenonien. Alors que Georges Pâques est normalien… Encore que dans Les anneaux de Bicêtre, au début, il y a une bande copains qui banquettent au Grand Véfour, et l’un d’entre eux va tomber en syncope, en fait c’est Pierre Lazareff et ses copains…
C’est un livre un peu atypique, non ?
Oui, c’est un peu atypique. Mais c’est vrai qu’il est trop intello pour être dans un roman de Simenon.
Vous parlez, dans le roman, de « ma dilection à bricoler mes livres plutôt qu’à les sagement composer dans les règles ». Cela vous amuse ?
Oui. J’ai ma méthode. A force d’écrire des livres, on se crée ses propres outils. Mais c’est du bricolage. Quand les gens me demandent : comment vous faites, comment vous y prenez-vous ?, c’est une organisation purement empirique. Et chacun bricole à sa façon. Il n’y a pas de méthode universelle. Mais je sais faire, il y a une technique. En même temps, il y a des failles. Le bricolage me va bien…
Vous semblez craindre d’imposer une trop grande présence du romancier dans le livre.
C’est une question que se pose toujours l’enquêteur, s’il n’est pas trop envahissant. Là, j’ai pris le parti d’embarquer le lecteur dans l’enquête. C’était le choix. Dans le prochain, qui sera un roman sur le même mode que Lutetia, ce n’est pas le cas du tout. Je suis totalement effacé derrière un narrateur. Alors que, là, le parti pris, c’est qu’il y a deux personnages principaux dans le roman : l’enquêteur et le sujet. C’est une manière de montrer comment ça se passe quand on enquête.
Vous avez le goût des archives, mais vous avez aussi celui des rencontres. Vous avez besoin des deux ?
Oui, parce qu’elles se complètent et se contredisent. C’est ça qui est intéressant. La mémoire des gens est terrible – la mienne, pareillement. Donc, si on attend des preuves de la part des gens, des témoins, on est floué et on est vite déçu. Mais, si on attend des traces, c’est bien. Le problème, c’est que les traces ne suffisent pas et les preuves ne suffisent pas. Donc, j’ai toujours été dans les deux, même si, avec le temps et avec l’expérience, les témoins, j’y vais maintenant les mains dans les poches.
C’est une expression qu’on trouve dans le roman, et que vous utilisiez déjà dans Vies de Job
Oui, de plus en plus. Avant, j’étais très « journaleux », dans ce sens, c’est-à-dire que je notais tout. Et puis, en fait, c’est Georges Pâques qui m’a fait voir ça. Quand je suis allé le voir, il ne voulait pas que je note, il voulait qu’on bavarde. Même Cartier-Bresson, la première fois que je l’ai vu, a accepté l’entretien à condition que je ne note rien. J’ai appris ça. Et, maintenant, de plus en plus. C’est d’ailleurs une liberté, parce qu’il est très agréable de parler avec quelqu’un sans rien noter. On bavarde. Et de plus en plus, je me rends compte que l’essentiel, c’est l’imprégnation. Etre dans des lieux… C’est très simenonien, et c’est une des leçons de Simenon.
La démarche est évidemment très différente, selon qu’on prend des notes ou pas.
C’est même le contraire. Simenon disait tout le temps : Moi, je vais dans un café, je m’imprègne et je ne note rien mais, trois ans après, ça ressort. C’est le cas là, même si je l’ai fait de manière inconsciente. Le personnage d’Elena, par exemple, c’est quand même le mixage d’un film revu deux ou trois fois il y a un an et d’une dame que j’ai connue il y a vingt-cinq ans. Mais tout est ressorti, même la couleur des tableaux, des chaises, le repas, tout ce que j’avais observé il y a vingt-cinq ans chez elle. C’est l’imprégnation.

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