vendredi 29 juin 2012

Un autre entretien avec Robert Sabatier

Je ne sais pas vous, mais moi je ne m'en lasse pas. Après l'entretien que je vous proposais hier avec Robert Sabatier, mon hommage continue. Cette fois, nous sommes en 1997, quatre ans plus tard, et Robert Sabatier vient de sortir Le lit de la merveille.Ce pourrait être une partie du Roman d'Olivier. Mais, bien qu'il ait encore puisé d'abondance dans ses souvenirs, il a appelé Julien Noir le narrateur du Lit de la merveille. Un jeune homme découvre avec ravissement le monde des livres et le savoir qui l'accompagne, il se trouve une famille d'élection qui lui sert d'intermédiaire avec un univers de culture, et il bâtit ce qui seront les fondations de sa vie future. Roman gourmand, Le lit de la merveille est aussi celui dans lequel Robert Sabatier se transpose dans un personnage empli de ses propres obsessions. Une belle occasion pour parler avec lui de tout ce qui l'habite.

Dans votre roman, on trouve cette phrase, lancée au personnage principal comme un conseil: Va là où il y a des livres. N'est-ce pas ce que vous avez toujours fait? 

C'est un peu le leitmotiv de ma vie, oui. Tout a commencé à Paris, dans les années cinquante, de cette manière-là. Tout ce que je fais vivre à mon héros au début, je l'ai vécu. Il devient dactylo facturier - je l'ai été.

Vous ne donnez pas le nom de la maison d'édition où il entre, mais ce sont les Presses universitaires de France, non? 

Tout le monde le devinera. J'ai voulu laisser un certain flou. Il est certain, en tout cas, que ma passion pour les livres, qui datait de la tendre enfance, s'est exacerbée quand je me suis trouvé dans ce quartier de la Sorbonne où j'ai vécu pendant quinze ans, et où je passais mon temps à visiter les bouquinistes, à aller chez les marchands de livres anciens. C'était tout: je passais mon temps à fouiner, à chiner, à bouquiner, et les choses les plus inattendues. Ce n'est pas seulement l'amour des livres et de la littérature, c'est l'amour du savoir. Mon personnage lit les livres les plus différents. Quand il est surpris, au Dupont-Latin - je voulais aussi montrer l'atmosphère du quartier à l'époque -, en train de lire un ouvrage sur les fabliaux du Moyen Age, cela correspond à ce que je lisais. J'étais avide de connaissances, je voulais tout savoir, et je vivais dans une fièvre continue. Ce n'est jamais trop apparu dans mes livres. C'est peut-être la première fois que je fais le livre qui correspond à moi, adulte. J'ai écrit beaucoup de livres sur l'enfance, mais pas sur l'âge adulte. Ici, tout ce que j'ai aimé se trouve réuni, parfois par des subterfuges. En fait, je ne rêvais que de livres, d'apprendre, de savoir. Je n'étais pas du tout un personnage balzacien, pas plus un personnage stendhalien: ma petite ambition était de travailler dans l'édition. J'ai mis du temps à y arriver et, quand j'y suis arrivé, je me suis rendu compte de ce que j'avais tout à apprendre. De la même manière, quand mon personnage bascule vers les milieux de la grande bibliophilie, il va s'apercevoir qu'il ne sait rien. Toujours cette impression qu'il y a sans cesse à apprendre...

Julien Noir, votre personnage, apprend beaucoup par l'intermédiaire d'autres personnes...

Il prend contact avec le monde grâce à une Américaine qui tient un salon littéraire, et à la maison d'édition. Il va rencontrer André Spire ou Darius Milhaud... Dans ce roman, j'ai mêlé les images que j'ai prises sur le vif dans mes souvenirs, d'autres que j'ai entièrement inventées, d'autres encore à partir de personnalités qui se trouvent ici sous leur nom réel, et aussi de personnalités que j'ai déguisées. C'est donc une sorte de jeu du roman que j'ai mené tout au long. J'y pensais depuis des années, j'avais des pages et des pages de notes toutes prêtes, et un jour je me suis lancé. Contrairement à mes autres romans où je partais au hasard, sans trop savoir où j'allais, ici, j'avais une structure dans la tête, avec un prologue, un épilogue, et tout ce qui vient entre les deux.

Vous avez, avec la suite romanesque qui met en scène le personnage d'Olivier, déjà beaucoup sacrifié à la mise en scène de l'autobiographie. Pourquoi votre personnage, qui vous doit encore beaucoup, a-t-il cette fois changé de nom?

Parce que ce n'est plus Olivier ! Olivier, cela aurait prêté à confusion. Là, on devient un autre. Il y a eu une rupture, et j'ai voulu que ce ne soit pas vraiment moi. Ce sont des événements que j'ai connus, mais j'ai essayé de donner au personnage son propre caractère. Je vois des gens qui me disent: c'est vous. Oui... On ne peut pas faire autrement, peut-être.

Comment acceptez-vous - ou refusez-vous - cette remarque, quand on vous dit: c'est vous?

A un moment, mon personnage explique que, quand il lit, Madame Bovary, c'est elle, mais c'est aussi l'autre, c'est aussi le lecteur. Je me l'explique de cette manière.

Pourtant, vous avez essayé de brouiller les pistes, notamment en ne donnant pas, à beaucoup de personnages, leurs noms véritables...

Beaucoup les reconnaîtront. Je joue avec moi-même, je me fais plaisir. Je ne crois pas être vraiment méchant, mais il y a parfois des petites pointes ironiques, il y a de petites aventures curieuses comme celle de cet employé qui, pendant plusieurs années, se donne du mal pour se faire remarquer et qui, après un déjeuner où son directeur le trouve sympathique, se dit qu'une seule chose compte, c'est l'arrivisme. Là, il y a aussi une petite critique sociale. Il y a beaucoup de petites critiques sociales, d'ailleurs.

La critique la plus aiguë, la portez-vous vers le milieu dans lequel vous vous trouviez ou vers ce que vous étiez vous-même?

J'étais paumé - je ne trouve pas d'autre mot. Je prenais les choses comme elles venaient. Tout à coup, je découvrais le bonheur, grâce aux livres. Le bonheur vient toujours des livres. Et puis, petit à petit, le bonheur va venir des êtres.

Le livre offre-t-il un bonheur plus direct que les êtres?

Je ne sais pas. Ce qui m'a intéressé, en tout cas, c'était de montrer des milieux sociaux divers: cette Américaine venant de Boston qui est partie faire la guerre d'Espagne, qui est arrivée à Paris, qui essaie de se composer une famille; le vieux médiéviste slovaque que je me suis mis à aimer bien que je l'aie complètement inventé, notamment quand il tombe en adoration devant les cartons de livres que lui apporte mon personnage. Et quand, pendant son incinération, Julien Noir lit ce qu'on croit être une prière mais qui n'est pas une prière - c'est une poésie de François Villon -, c'est pour lui plus beau qu'une prière.

La poésie, à laquelle vous vous êtes longtemps consacré comme auteur et comme historien, reste-t-elle pour vous la forme d'expression la plus élevée?

C'est la plus élevée en ce sens que, si je n'avais pas l'amour de la poésie, je n'aurais certainement pas écrit ce livre. Non seulement parce qu'il y a une sorte d'hommage à la poésie du Moyen Age, ou du seizième siècle, mais aussi parce que les rythmes poétiques existent, je crois, dans ma prose - je crois que je suis à un moment où, quand j'écris, je n'écris pas «poétique», mais le rythme de la poésie est dans ma phrase.

Quel est le livre dont vous êtes le plus fier ?

Je ne sais pas quoi dire. Ce qui me tient le plus à cœur, ce sont les poèmes que je n'ai pas publiés.

Et que vous publierez un jour?

Oui. C'est prêt depuis longtemps. Mais, le jour où je les publierai, ils n'existeront plus. Là, je les ai pour moi tout seul. Il y a de cela. Vous savez, dans l'ordre des arts, je place au plus haut la musique, ensuite la danse, la poésie... Il fut un temps, au Moyen Age, où la poésie et le roman, c'était la même chose. Disons qu'il y a deux ou trois de mes romans auxquels je tiens plus que les autres. Sentimentalement, la série des Allumettes suédoises m'est chère, je n'ose pas dire littérairement, parce que c'est mon enfance. Littérairement, Les années secrètes de la vie d'un homme, Dessin sur un trottoir, et maintenant Le lit de la merveille, sont mes romans les plus achevés. Je ne veux pas dire qu'ils sont parfaits, mais ils sont les plus achevés.

Julien Noir, dans Le Lit de la Merveille, dit: A tant lire, j'avais fini par me prendre pour un écrivain. Avez-vous beaucoup lu avant d'écrire, comme c'est souvent le cas?

C'était simultané. Il est vrai que mon personnage n'est pas un écrivain. Il essaie d'écrire et il est vite refroidi. Au moment où il fait ses lettres à la clientèle, il tombe sur un personnage plus cultivé que lui, qui lui montre toutes les banalités de son style - il accepte la leçon. Finalement, c'est dans son travail d'édition qu'il va apprendre vraiment à écrire.

Avez-vous reçu des leçons de ce genre?

Oui. De quelqu'un que j'ai d'ailleurs caché sous un pseudonyme - je ne peux pas vous dire qui c'est, mais son fils est un critique très connu -, et qui était mon contraire. Autant j'étais chaleureux, autant il était froid, presque glacial... tout en étant bon. Les premiers jours où j'écrivais des textes de quatrième de couverture, je les lui soumettais et il me corrigeait. Moi qui avais des velléités d'écrivain, ça m'agaçait un peu. Mon personnage ne se prend pas pour un écrivain, alors ça passe mieux. Mais il est vrai que cette rigueur m'a fait du bien. Et tous ces livres, dans la maison d'édition, qui me passaient entre les mains, ça m'a fait aussi beaucoup de bien.

La lecture est-elle un apprentissage de l'écriture?

Quand un jeune homme me demande ce qu'il faut faire pour devenir écrivain, je lui réponds toujours: lisez beaucoup.

Pourtant, cela ne suffit pas...

Non. On peut lire beaucoup et ne pas pouvoir écrire. Mais lire, ça fait du bien. Quand on a la chance de lire un beau morceau de prose française, c'est un bonheur inouï. Il y a ce passage des comices chez Flaubert, que je relis, que je connais presque par cœur, et chaque fois c'est avec le même bonheur.

La coïncidence est amusante, parce que ce passage de Madame Bovary parle aussi de mains, et l'observation des mains paraît être presque une obsession dans Le lit de la merveille. Est-ce quelque chose de très significatif pour vous?

J'ai toujours été passionné par les mains, depuis que j'ai lu un poème - je vais peut-être dire une bêtise, mais je ne crois pas -, un poème de Rimbaud. J'ai tendance, quand je vois des gens, à regarder leurs mains. J'aime bien les mains. Pas forcément les mains très belles, mais les mains qui parlent.

Lors des réunions de l'académie Goncourt, à laquelle vous appartenez, vous passez donc votre temps à regarder les mains des autres?

Pas tellement. Je connaissais bien les mains d'Hervé Bazin. A un moment, il a eu des petits ennuis moteurs, il avait du mal à écrire. Je regardais sa main et j'avais l'impression qu'en la regardant, j'allais le guérir. C'est très curieux...

De manière plus générale, le côté physique de vos personnages est-il très important pour vous?

Oui, il faut que je voie les personnages, que je les sente.

Y a-t-il, dans vos livres, d'autres choses qui reviennent sans cesse?

Oui, mais je ne m'en aperçois qu'après coup, parce qu'on me le dit. J'ai toujours l'impression que mes personnages principaux sont des gens en marge, qui essaient se situer dans le monde comme un livre entre deux autres. Ce ne sont pas des gens qui se complaisent à être différents, mais ils sont toujours un peu en exil. Pas seulement parce qu'ils sont «d'un autre pays», mais parce qu'ils rêvent d'un autre temps, d'un autre monde. Ce qui revient souvent, aussi, c'est le contact entre les générations. Souvent, il y a l'enfant et son grand-père, l'enfant et le vieil anarchiste... Là, il y a Julien et l'oncle, entre lesquels naît quelque chose de fraternel.

Pourtant, l'expérience de la vie est difficilement transmissible...

On a envie d'apprendre des autres, mais ça ne veut pas dire que ce sont les jeunes qui ont à apprendre des plus âgés. Ce sont aussi les plus âgés qui ont à apprendre des jeunes. Le spectacle, la vie de quelqu'un de plus jeune que moi m'intéresse. J'essaie d'y retrouver des choses qui durent, qui ne changent pas. Il y a un fond d'enfance qui reste le même. C'est l'image du bonheur...

jeudi 28 juin 2012

Robert Sabatier, lecteur émerveillé, romancier merveilleux, poète avant tout

On vient d'apprendre la mort de Robert Sabatier, ami des poètes et des enfants, ce qui est peut-être la même chose, homme facétieux qui aimait rire et vivre. Son plus bel ouvrage, ou du moins celui qui lui tenait le plus à cœur, et dont l'édition n'a été possible qu'en raison du succès de ses autres livres, est probablement son Histoire de la poésie française, neuf volumes de découvertes partagées avec appétit. Son meilleur roman? Les années secrètes de la vie d'un homme (cela n'engage que moi). Les plus connus: Les allumettes suédoises et leurs suites, huit romans dans lesquels il se raconte en transposant à peine, avec un pétillement amusé dans les yeux.
Je l'ai rencontré souvent - il était d'excellent compagnie. En 1993, par exemple, pour la sortie d'Olivier et ses amis, le sixième dans la série de ce qui est devenu l'an dernier, dans une réédition bienvenue, Le roman d'Olivier. Souvenirs émus...

En quoi Les allumettes suédoises ont-elles changé votre vie?

Il est vrai qu'à partir du moment où Les allumettes suédoises ont eu du succès, ça a changé ma vie dans la mesure où, peu de temps après, on me demandait d'entrer à l'académie Goncourt, parce qu'ils en avaient marre que je passe toujours à côté du prix et qu'il était mieux que je sois de l'autre côté. En plus, on savait que je lis beaucoup. Ce qui m'a entraîné à donner ma démission dans l'édition, parce que je pensais que ce n'était pas compatible. 

C'est une attitude assez inhabituelle, non? 

Il paraît. Ce qui s'est passé surtout, c'est que je travaillais depuis des années à mon histoire de la poésie française et que j'ai vu là l'occasion d'avoir tout mon temps pour y travailler sérieusement. On dit toujours: le temps, c'est de l'argent. Il y a aussi que l'argent, c'est du temps. 

À combien d'exemplaires se sont vendues, jusqu'à présent, Les Allumettes suédoises?

Je n'ai jamais voulu savoir exactement. Je sais que ça fait beaucoup. Mon éditeur, parlant de la série, dit des millions d'exemplaires, mais il y aussi le livre de poche et les clubs qui ont fait des tirages. Ça fait beaucoup, je serais tenté de dire beaucoup trop...

Trop? Pourquoi?

Si on m'avait dit qu'un de mes livres de poèmes tirerait à un million d'exemplaires, j'aurais été ravi. On doit en être à deux cents exemplaires... D'autre part, j'ai un de mes livres , Les années secrètes de la vie d'un homme, que je trouve supérieur. Mais Les allumettes suédoises, c'est beaucoup plus facile, plus public. 

Le saviez-vous en l'écrivant? 

Non, absolument pas. Je l'ai écrit sous le coup d'une impulsion, parce que des enfants que j'avais vus patauger dans l'eau à New York m'avaient rappelé les mêmes gestes que je faisais étant enfant. J'avais envie de l'écrire pour me faire plaisir à moi-même, et personne ne se doutait que ça aurait du succès. On a pensé: il a envie de raconter son enfance, qui est-ce que ça peut intéresser sinon lui-même? Et c'est un livre qui est parti tout de suite, avant la critique, sans publicité, avec le bouche-à-oreille... 

Est-ce un phénomène que vous comprenez? 

Non, je ne le comprends pas. Je l'ai vu parfois se renouveler, par exemple avec Jeanne Bourin. Quand j'ai lu La chambre des Dames, je me suis dit que c'était bien, mais je n'ai pas supposé que ça pouvait donner lieu à un gros tirage. De temps en temps, un livre inattendu fait un gros tirage parce qu'il entre dans la sensibilité du temps, du moment. Et, alors que beaucoup d'éditeurs fabriquent des best-sellers, c'est-à-dire des livres qui ont tous les ingrédients pour être des best-sellers et qui souvent ne marchent pas, il y a heureusement le personnage principal de cette action: le lecteur, et la sensibilité d'une époque. 

Quel aspect de cette sensibilité pensez-vous avoir rencontré avec Les allumettes suédoises

Il y a plusieurs choses. Les gens ont retrouvé une manière de vivre qu'ils ont connue et qui a disparu. Les gens de plus de quarante-cinq ans retrouvent leur enfance, leurs mythes, les petites coutumes, les slogans... Tout le monde est attaché à ça, mais souvent c'est enfoui en soi et on lit un livre où tout ça vous arrive. Et puis les enfants le lisent, et j'ai un public d'enfants à partir de douze ans. J'ai donc aussi bien les grands-mères qui achètent le livre pour leur petit-fils que les petits-fils qui achètent le livre pour leur grand-mère. 

Les enfants d'aujourd'hui se reconnaissent-ils dans l'histoire d'Olivier, votre personnage?

C'est la chose curieuse: oui. Le contexte est différent, à l'époque les enfants n'avaient pas de jeux vidéos, ils n'avaient pas la télévision, ils fabriquaient leurs jeux eux-mêmes, ils les inventaient, et ça forçait d'ailleurs beaucoup leur imagination. Ma surprise a été grande quand j'ai rencontré, dans une école, des enfants qui parlaient d'Olivier comme un de leurs copains, comme un des leurs. Du coup, je leur dis: vous savez, Olivier, il aurait maintenant l'âge d'être votre grand-père. Et ils n'ont pas compris. Ils ont dit: mais non, il a dix ans. Ça se passe dans une autre époque, mais c'est toujours un enfant de dix ans. Il y a, je crois, un fonds commun permanent dans l'enfance qui fait que des choses ne changent pas.

Vous avez quand même écrit des suites, ce qui a fait vieillir Olivier...

Au départ, je voulais faire trois livres. D'ailleurs, on continue à parler d'une trilogie, même s'il y a maintenant six livres. Je voulais raconter mon enfance populaire, mon enfance dans une famille bourgeoise et mon enfance à la campagne. C'était tout. Et puis, il y a eu plusieurs circonstances curieuses. On m'a demandé pourquoi je ne racontais pas l'époque où j'étais apprenti imprimeur. J'ai écrit Les fillettes chantantes. Plus tard, une dame m'écrit et me parle d'une autre femme qui m'avait soigné quand j'étais petit et malade. Je l'ai rencontrée, on a parlé du quartier, et elle m'a rappelé un petit garçon que j'avais oublié, qui s'appelait David - d'où David et Olivier. C'était le moyen de montrer que, dans cette petite rue, il y avait l'aspect juif. Mais, tout au long de l'écriture de ces divers romans, j'avais des chutes. Et, un jour, je les ai reprises. Je me suis dit que j'allais mettre en valeur ces personnages secondaires. C'étaient des types humains intéressants, mais il fallait leur consacrer quelque chose de spécial. Je n'allais pas faire trente romans, et j'ai fait un roman composé de saynètes. 

Peut-on dire que c'est un roman? 

Oui, parce que, pour moi, c'est le roman de la rue. Les histoires, au fond, sont différentes, se referment sur elles-mêmes, mais ce sont toujours les mêmes personnages et, d'une histoire à l'autre, il y a des interpénétrations. Alors, je me suis dit que ça formait un roman. La rue apparaît comme un personnage. Quand le petit garçon se réveille le matin et écoute les bruits autour de lui, c'est la rue musicale, qui devient aussi la rue gourmande, la rue sensible, la rue avec ses faits divers, et pour moi ça forme un tout. 

Olivier et ses amis est donc un roman constitué de choses que vous aviez déjà?

Je les avais, mais certaines choses me sont revenues sur place parce que j'ai encore un frère qui a quinze ans de plus que moi et qui habite là, et on parle du passé: tu te souviens d'un tel, ou d'un tel? Il y a un petit bistrot où je vais, je rencontre des gens qui sont plus jeunes, qui n'ont pas toujours connu cette époque, mais qui en ont entendu parler. J'apporte une petite part d'invention, quand même. Le fondement est réel, mais l'histoire est racontée par un conteur.

Vous aimez bien aussi relever les mots de l'époque...

Oui, à la fois les mots d'argot qui ont disparu et, plus encore, les expressions, les inventions verbales.

N'embellissez-vous pas parfois la langue?

Ah! non, on parlait comme ça, je m'en aperçois quand je rencontre des gens de l'époque. On parle, et de temps en temps il y a un mot qui nous échappe... J'aimais bien, il y en avait de toutes les sortes. Pour dire tais-toi: «Ferme ta boîte à sucre, les mouches vont entrer dedans.» Je me souviens d'une petite fille qui me disait: «La trottinette de tes sarcasmes roule sur le trottoir de mon indifférence.» C'est le langage des Précieuses, Mademoiselle de Scudéry transposée sur le trottoir. Ça me plaît beaucoup, mais c'était dans le langage courant, on n'y faisait pas attention. Mais on ne plaisantait pas avec le langage, ni avec la morale.

Ni avec la poésie, d'ailleurs, puisque Olivier, qui fait une rédaction en vers, est sévèrement jugé par l'instituteur. Cela vous est arrivé?

Je ne l'ai pas inventé. Le poème en question, je le connais par cœur, je ne l'ai jamais oublié. Je crois quand même que l'instituteur n'a pas cru que je l'avais écrit moi-même, parce qu'il avait une prosodie parfaite. J'avais compris comment il fallait faire.

Quand vous écrivez Olivier et mes amis, n'est-ce pas une manière pour vous, après coup, de délimiter le territoire sur lequel se passent les romans précédents?

J'ai eu l'impression que c'était une autre manière d'aborder cette rue et cette enfance, une manière peut-être un peu plus subtile - je ne sais pas, parce que je n'ai pas relu Les allumettes suédoises. J'ai voulu refaire à ma manière, toutes proportions gardées, ce que faisait Durrell dans Le Quatuor d'Alexandrie où, chaque fois, il partait d'un personnage. Mais là, surtout, j'ai surtout voulu montrer des types humains, des caractères. 

Sur ces personnages et dans cette veine, vous en êtes au sixième livre. Pensez-vous continuer encore longtemps?

Là, je crois que c'est le dernier, à moins d'un miracle. Je crois que j'ai tout dit, et que je vais faire autre chose.

Lire et écrire de la poésie? Vous en avez encore le temps?

Oui, toujours. Et je suis en relation, au moins épistolaire, avec les poètes qui m'envoient des livres. Quand je reçois des romans, je n'écris pas, parce qu'avec les romanciers, on n'en sortirait pas: il suffirait que j'écrive à un romancier que j'aime son livre, il irait crier partout qu'il a le prix Goncourt. Mais pour les poètes, qui sont très démunis, qui sont délaissés, dont les médias ne s'occupent pas, une lettre d'un ami qui s'occupe de vos poèmes, cela a une très grande importance. Il y a, entre les poètes, un côté sensible qui n'existe pas dans le monde littéraire. C'est à part, il y a une sorte d'amitié - exigeante, d'ailleurs, les poètes ne sont pas toujours faciles à vivre.

La poésie est-elle, finalement, pour vous la chose la plus importante?

Le roman et la poésie sont deux univers différents. Quand j'écris un roman, il y a une part de rêverie, d'inspiration, mais je m'assois et je travaille. C'est quand même moi qui dirige, je tire les ficelles des marionnettes, bien qu'il y ait aussi du mystère. Mais je ne me dis jamais que je vais écrire un poème. Le poème, il s'écrit quand il veut bien, et j'ai l'impression de ne pas en être tout à fait le maître. De temps en temps, on est un peu dépassé quand on écrit un poème, alors que le roman, j'ai l'impression de le maîtriser. Il y a parfois des interpénétrations entre les deux, mais je vois ça de façon différente.

L'enfant, chez vous, est-il toujours présent?

Je ne m'en rends pas compte, mais il paraît que j'ai parfois des réactions d'enfant, qui paraissent un peu bizarres. Peut-être que je retombe un peu en enfance. Claude Roy disait: «Retomber en enfance, c'est remonter en poésie.» Des gens me disent qu'ils me reconnaissent à travers le personnage d'Olivier. Il n'est pas le personnage le plus actif, les autres sont souvent plus hardis que lui.

Quelle est la part de vous chez Olivier, et quelle est la part inventée?

C'est difficile à dire. Au départ, j'avais commencé Les allumettes suédoises à la première personne, et je me suis aperçu que ça ne fonctionnait pas bien, je ne sentais pas une création romanesque. J'ai compris qu'il fallait un personnage romanesque. Olivier, c'est à la fois moi et ce n'est pas moi, il y a un petit mélange de lui hier, de lui aujourd'hui dans ma tête et de moi aujourd'hui. Il est né de ce curieux cocktail, et c'est devenu un personnage que j'ai parfois tendance à envisager comme une sorte de père. C'est de lui que je suis né et en même temps c'est moi qui le fait naître. Mais c'est une alchimie naturelle.

Vous êtes tout le contraire d'un intellectuel, non?

J'ai travaillé quinze ans aux Presses Universitaires. Pendant quinze ans, j'ai pondu des textes, publicitaires et autres, sur tout ce qui paraissait, donc j'ai beaucoup fréquenté les philosophes. Et, un jour, je me suis aperçu que c'était dangereux pour moi. Parce que j'aurais été une sorte d'amateur en philosophie, quelque chose d'incomplet, et qu'il valait mieux m'orienter vers la méditation poétique que vers le concept philosophique. Je n'ai pas la tête philosophique, mais j'aime bien savoir ce qu'il y a derrière les philosophies. Parfois, le poète et le philosophe arrivent à rendre le même son...

mercredi 27 juin 2012

Amélie Nothomb, 20 ans de fidélité à la rentrée d'Albin Michel

Oui, le temps passe. Le 28 août, il y aura vingt ans qu'Amélie Nothomb a publié son premier roman, Hygiène de l'assassin, chez Albin Michel. Barbe bleue sera donc, quelques jours avant cet anniversaire, son vingt-et-unième livre dans une rentrée littéraire qui, sans elle, ne serait pas tout à fait pareille. Ses admirateurs ne seront pas déçus, elle ne les trompe pas sur la marchandise, toujours un peu pareille. Comme chaque fois, j'en ai entamé la lecture avec beaucoup d'espoir - parce je pense, et probablement me répété-je, qu'elle a du talent. Comme (presque) chaque fois, je suis resté sur ma faim - la longue nouvelle, plutôt qu'un roman, ne l'a pas comblée. Admirez quand même la couverture, preuve que l'art du portrait d'écrivain ne cesse de se renouveler. Pour le meilleur et pour le pire?
Il y a probablement des nourritures plus consistantes. Les fidélités successives, par exemple, le nouveau roman de Nicolas d'Estienne d'Orves. Plus de 700 pages pour raconter l'aventure ambiguë de Guillaume Berkeley pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout est double chez lui, et chacun de ses doubles est l'envers d'une vérité relative. Cela promet...
Prometteur aussi, le deuxième roman de Jean-Michel Guenassia. Souvenez-vous: Le Club des incorrigibles optimistes avait reçu, en 2009, le prix Goncourt des Lycéens. L'épigraphe de La vie rêvée d'Ernesto G. semble un écho du sujet choisi par Nicolas d'Estienne d'Orves: "La vérité, c'est qu'il n'y a pas de vérité" (Pablo Neruda). Il y est aussi question d'événements historiques, vécus à Alger, à Prague, à Paris - entre autres lieux, peut-être.
Véronique Olmi, dramaturge autant que romancière, donne son neuvième roman, Nous étions faits pour être heureux. Où la révélation d'un secret embarque deux personnages dans une direction à laquelle aucun d'eux n'avait pensé. L'imprévisibilité de nos vies donne toujours matière à réflexion, autant que matière à la fiction.
Et les premiers romans? Celui de Chloé Schmitt est porté par une rumeur favorable - durera-t-elle, ou retombera-t-elle? Les affreux vaut, affirme l'éditeur, par son souffle et sa langue. Vérifions tout de suite si le premier paragraphe nous emporte:
L'accident, on l'attend toujours de derrière, d'autre chose, on se méfie jamais trop de soi-même. Ou de devant, mais alors on ferme les yeux et c'est le noir. Vrai, j'avais rien vu venir moi. Déjà que je chopais pas le fond de ma gorge dans le miroir, le cerveau et tout le bazar fallait pas y penser!… Qu'est-ce que j'aurais pu faire? Je vous le demande, et je me le demande bien à moi aussi tiens.
Deux autres auteurs de la rentrée appartiennent au domaine français: Olivier Dutaillis (Le jour où les chiffres ont disparu) et Marianne Rubinstein (Les arbres ne montent pas jusqu'au ciel).
Deux, c'est aussi le nombre d'écrivains traduits au programme d'août. Swamplandia, de l'Américaine Karen Russell, a été sélectionné par le New York Times parmi les cinq meilleurs romans de 2011. Et La vallée des masques, de l'Indien Tarun Tejpal, raconte la vie d'une communauté presque totalement fermée sur elle-même.

mardi 26 juin 2012

La rentrée de Grasset

J'ai fini de lire hier soir un vaste roman d'Avraham B. Yehoshua, Rétrospective. Le roman ne sort que le 3 septembre (en coédition avec Calmann-Lévy) mais c'est ce soir que je dois avoir une conversation téléphonique avec l'écrivain israélien, et il y avait donc urgence. Je n'ai pas perdu mon temps. Un vieux réalisateur se trouve piégé à Saint-Jacques de Compostelle dans une rétrospective sur laquelle son premier scénariste, avec qui il est brouillé, a mis discrètement la main. Dans un milieu très catholique, le Juif cherche à comprendre où il a pu commettre une faute, et comment il pourrait l'expier. Un livre profondément humain, qui pose de multiples questions et apporte même quelques réponses, à travers la vision d'une vie imaginaire mais nourrie, probablement, d'une longue expérience personnelle. On en reparlera, c'est sûr, dans un peu plus de deux mois.
Mais la première vague de parutions de la rentrée est dédiée, ainsi le veut la tradition, à la littérature de langue française. Ce n'est pourtant pas un roman qui, le 22 août, sera scruté avec le plus d'intérêt. Laurent Binet, auteur du remarquable HHhH, a pris un peu de temps après la fin de la campagne présidentielle pour raconter comment il a vécu les quelques mois passés dans le sillage de François Hollande - Yasmina Reza s'était appliquée au même exercice lors de la présidentielle précédente, où elle avait suivi Nicolas Sarkozy. Comment le talent éclatant du romancier se manifestera-t-il dans un genre différent? C'est, pour partie au moins, l'enjeu de Rien ne se passe comme prévu.
François Hollande n'est pas le seul personnage connu de la rentrée chez Grasset, puisque Félicité Herzog convoque son père dans Un héros. Ce père, Maurice Herzog, n'est pas le premier venu. Vainqueur de l'Annapurna, ministre, vedette à son époque donc. Voilà pour la face visible par le grand public. Côté privé, c'était apparemment moins drôle et le frère de l'écrivaine, Laurent, ne l'a pas supporté. (Il est possible que ce livre, annoncé lui aussi le 22 août dans le programme de l'éditeur, soit reporté au 3 septembre.)
Côté plus romanesque, le livre épais (560 pages) de Christophe Donner devrait au moins susciter la curiosité, et peut-être davantage s'il est aussi réussi que le pense son éditeur. A qui jouent les hommes explore, au dix-neuvième siècle, la tentation du jeu. Beau sujet, abordé de front avec l'ampleur des fresques littéraires de l'époque.
Anne Berest (souvenez-vous, je l'ai croisée en mai dans le bureau d'une de ses attachées de presse) sera au rendez-vous du deuxième roman après La fille de son père. Les Patriarches revient sur les années 80, teintées de sexe, de peinture et de stupéfiants, à travers une association de lutte contre la toxicomanie qui se révèle assez louche.
J'ajoute à ces premiers titres ceux de Cécile Guilbert (Réanimation) et de Colombe Schneck (La réparation), sans oublier le récit que fait Cédric Villani, mathématicien surdoué, de sa traque de la solution d'une énigme que personne n'avait pu résoudre avant lui (Théorème vivant).
J'ajoute que le début du mois de septembre, auquel on arrivera avant d'avoir eu le temps de lire tout ça, s'annonce assez excitant lui aussi, avec par exemple le nouveau roman d'Amin Maalouf (Les désorientés) ou celui de Patrick Roegiers (Le bonheur des Belges).
Non, on ne manquera pas de lectures...

lundi 25 juin 2012

Quoi de neuf au Seuil pour la rentrée littéraire?

Non, je n'ai pas lu tous les livres parus de janvier à juin. (Et croyez bien que je le regrette.) Mais il est temps de se téléporter en direction du mois d'août, là où la rentrée littéraire prépare ses habituels embouteillages, ses manœuvres pour les prix littéraires, ses déceptions et ses bonnes surprises.
Je commence par le programme des Éditions du Seuil parce que, suite à un plaisant concours de circonstances, j'ai pu avoir avec Patrick Deville, qui publie Peste & choléra le 23 août, une conversation ferroviaire (et bousculée) dans la voiture-bar du TGV qui nous ramenait de Saint-Malo à Paris, à la fin du festival Étonnants Voyageurs.
Son nouveau roman s'inscrit dans la logique des précédents, Pura vida, La tentation des armes à feu, Equatoria et Kampuchéa, des livres que j'ai tous aimés par leur savant mélange de documentation parfaitement maîtrisée et de réflexion personnelle conduite au fil du récit. Mais celui-ci est encore plus séduisant, le personnage d'Alexandre Yersin, disciple de Pasteur, étant de ceux qui marqueront les mémoires. Je ne devrais pas être le seul à défendre ce texte le moment venu.
Quittant le terrain de son essai capital, Après le livre, François Bon revient à la littérature (encore faut-il penser qu'il ne l'avait jamais quittée) avec un livre très personnel, voire intime, Autobiographie des objets. Du nylon au microscope, de la règle à calcul aux autos tamponneuses, tout lui est prétexte à gambader dans les souvenirs, à faire se rencontrer le passé et le présent.
On avait beaucoup parlé du premier roman de Max Monnehay, Corpus Christine. Franchira-t-elle le cap du deuxième? Ce sera, en tout cas, Géographie de la bêtise, un village des idiots dont l'idée est tentante.
Dans le genre de construction intellectuelle d'un espace imaginaire aux règles strictes, Charly Delwart fait plus fort encore - et sur presque 500 pages. Avec Citoyen Park, un pays ressemblant furieusement à la Corée du Nord devient une sorte de studio de cinéma grandeur réelle.
La première vague de littérature en langue française proposera aussi les nouveaux livres de Tierno Monénembo (Le terroriste noir), Stéphane Zagdanski (Chaos brûlant - on en parlera beaucoup, car il y est question, par la bande si j'ose dire, de DSK) et Abdellah Taïa (Infidèles). Mais il faudra attendre le 13 septembre pour lire Je vais passer pour un vieux con et autres phrases qui en disent long, où Philippe Delerm examine de près quelques articulations de la conversation.
On aura donc eu le temps de se pencher sur la rentrée étrangère dans laquelle j'attends tout particulièrement Le bruit des choses qui tombent, du Colombien Juan Gabriel Vásquez. Sans négliger le premier roman de la Sicilienne Viola Di Grado, 70% acrylique 30% laine, ni Le monde à l'endroit, de l'Américain Ron Rash.
Du côté des traductions, la plus espérée sera aussi la plus tardive, puisque Relevé de terre, du Portugais José Saramago, paraîtra seulement le 27 septembre. Il est vrai qu'il date, en édition originale, des années 80. On pourra donc bien patienter quelques semaines de plus.

dimanche 24 juin 2012

La modernité et ses fausses pistes

L’Oulipo ne serait qu’une caisse de résonance pour jeux littéraires dérisoires si ses membres n’étaient aussi de véritables écrivains. Sous l’ombre tutélaire de Raymond Queneau ou de Georges Perec s’épanouissent ainsi des textes soumis à des contraintes pas toujours visibles, mais que l’on devine à l’œuvre dans Chamboula, où Paul Fournel pose, en riant sérieusement, des questions graves et contemporaines.
Le Village Fondamental était heureux sans le savoir, entre son Chef qui donnait les plus grosses claques, Chamboula dont la beauté faisait rêver tous les hommes et les ancêtres qui occupaient le sous-sol. Dans le cycle des saisons, la famine et la mort n’étaient que des événements sans importance. Puisque les vivants restaient vivants encore un peu.
Un jour arriva le réfrigérateur. Ensuite, le téléviseur. Dans la foulée, le Blanc du service après-vente, illico baptisé SAV, c’était écrit dans son dos. Ainsi s’introduit, subrepticement, la modernité dans une société qui n’avait rien demandé à personne, et surtout pas d’évoluer.
Voici le rêve du confort offert sur catalogue, le mirage de la ville posé devant les yeux et, pour l’ambitieux SAV, la manne du pétrole surgie du territoire des ancêtres. Sacrilège ! Mais le respect s’est rapidement perdu, les valeurs se sont écroulées. Il ne resterait plus rien du monde ancien si Chamboula n’avait toujours la plus belle paire de seins, la plus belle paire de fesses du monde. Et la tête sur les épaules, quoique parfois poussée par une autre partie du corps quand elle décide de tâter du Blanc. Un moment d’égarement…
Toujours est-il que Chamboula se révèle posséder, outre la beauté, la sagesse. Ce qui lui vaut, probablement en hommage à ces deux qualités, de donner son titre au roman.
Face à cette figure de la stabilité (ou presque), Boulot, comme on appelle le premier jeune du Village Fondamental à avoir été engagé par SAV, est l’élément mobile par excellence. Il est prêt non seulement à apprendre mais aussi à chercher ailleurs l’essence même d’un progrès qui, chez lui, semble apporter surtout la désolation.
On vous raconte ça comme si Chamboula était construit à la manière d’un récit classique avec un début, un milieu et une fin. Un début, oui. Une fin aussi. Entre les deux, les choses se compliquent. Quand Boulot monte en passager clandestin dans le train d’atterrissage d’un avion pour gagner la France, la scène se reproduit presque à l’identique un peu plus loin. Tout est dans le « presque » : des variations commencent à se produire dans le scénario, des éléments d’incertitude entrent en jeu et plusieurs pistes s’ouvrent devant le lecteur, comme autant de pièges posés par le romancier.
Toutes les hypothèses sont plausibles et plaisantes. L’écrivain pose ses cailloux, par séquences de deux pages en moyenne. Nous les suivons, puisque le charme de l’écriture opère au rythme d’un sautillement cocasse. Curieusement, nous ne nous égarons jamais. Peut-être parce que Chamboula est toujours là. Ou parce que le plaisir est tel qu’il aiguise l’attention.
Un tour de force et un moment de bonheur.