vendredi 30 novembre 2012

Canon, fugue et contrepoint pour René Belletto


Luis Archer est né le 6 juin 1966. Il est mort à la même date, comprend-il quarante-deux ans plus tard. Les premières lignes du roman de René Belletto posent cette affirmation, douteuse malgré le cadre enchanteur où le personnage principal la formule. C’est jour de marché à Saint-Maur, il fait beau ce 6 juin 2008, Clara rayonne d’une absolue beauté. Tout semble évident. Même l’affirmation initiale ? Presque : il faudra quand même 460 pages pour nous y faire croire.
Hors la loi est bâti sur des coïncidences dont la multiplication suscite les questions, induit quelques réponses et trouble en profondeur. Revient ainsi, de loin en loin, un quatrain inscrit dans la mémoire de Luis Archer qui n’en connaît pas l’origine : « Amours rêvés de ma jeunesse / Se sont enfuis avec le temps / Mais que jamais ne disparaisse / Le souvenir que je t’attends. » Curieusement – c’est loin d’être la seule chose curieuse ici – les mêmes vers sont calligraphiés dans un cahier qui appartenait à la mère de Clara.
Clara et Luis ont d’autres points communs. Ils sont tous deux pianistes, elle beaucoup plus douée que lui, qui fut enseignant et s’est reconverti dans la transcription de morceaux écrits pour d’autres instruments. Quand, pour la première fois, dans des circonstances tragiques, Luis entrera dans la maison vide de Clara, il verra, ouverte sur le piano, une partition dont il est l’auteur. A ce moment, deux semaines avant la scène d’ouverture du roman, ils ne se connaissent pas encore. Mais ils sont, l’un et l’autre, embarqués dans des histoires invraisemblables qui les conduisent l’un vers l’autre, en suivant leur destin.
Un destin très capricieux, sur le chemin duquel le romancier pose des bombes à fragmentation d’une redoutable efficacité. Luis Archer, qui fait la plupart du temps office de narrateur, tente bien de les désamorcer, mais il ne parvient, en les annonçant, qu’à faire frémir le lecteur dans l’attente des explosions – si l’effet est complexe, il n’en est que plus efficace.
René Belletto, par l’intermédiaire de son personnage principal, ne cesse de jeter un coup d’œil en avant, un autre en arrière, dans un jeu subtil auquel on se laisse prendre avec plaisir. Plus il feint d’organiser le récit, plus il en transgresse la chronologie, afin de mieux faire entendre les échos. Canon, fugue et contrepoint sont les formes empruntées par l’écrivain à la musique pour mieux déstabiliser le lecteur. Celui-ci mérite d’être averti : vers la moitié du livre se produit un événement encore plus incroyable que tous ceux qui l’ont précédé, et devant lequel il est légitime de hausser un sourcil. Pas beaucoup plus, car on n’en  aura pas le temps. Les voies suivies par Hors la loi ne sont pas de celles qui s’acceptent ou se refusent. Elles sont imposées par le pouvoir supérieur d’un manipulateur capable de tout. Même de nous faire croire à l’affirmation du début.

Au sommet du palmarès de "Lire", un premier roman

C'était arrivé en 2006, avec un livre que je n'aurais, pour ma part, pas placé aussi haut: Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, avait été choisi par la rédaction de Lire comme meilleur livre de l'année, toutes catégories confondues. Donald Ray Pollock, lui aussi, arrive en tête de ce palmarès annuel avec un premier roman, Le diable, tout le temps. Je ne l'ai malheureusement pas lu mais je connais au moins une personne que cela va réjouir...
Le choix du roman de Joël Dicker comme meilleur roman français de l'année a, en tout cas, tout pour me plaire. Il me donne à penser que les pisse-froid pour lesquels il s'agit à peine d'un livre ont vraiment tort de snober le souffle étonnant du jeune écrivain suisse le plus médiatisé de la saison.
Deux autres bonnes raisons d'applaudir à ce palmarès dans lequel, cependant, il me reste bien des choses à découvrir: Caryl Ferey auteur du meilleur roman policier avec Mapuche et Paul Fournel, du meilleur livre de sport avec Anquetil tout seul, voilà des choix qui auraient probablement été les miens aussi.

  • Meilleur livre de l’année : Le diable, tout le temps, Donald Ray Pollock, Albin Michel
  • Roman français : La vérité sur l'affaire Harry Quebert, Joël Dicker, de Fallois/L'Age d'homme 
  • Roman étranger : Dans la grande nuit des temps, Antonio Munoz Molina, Seuil
  • Roman policier : Mapuche, Caryl Ferey, Gallimard
  • Essai : Les gauches françaises/1762-2012. Histoire, politique et imaginaire, Jacques Julliard, Flammarion 
  • Découverte roman étranger : Certaines n’avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka, Phébus  
  • Autobiographie : La nacre et le rocher, Robert Misrahi, Encre marine  
  • Biographie d’écrivain : Chateaubriand, Jean-Claude Berchet, Gallimard
  • Histoire : Congo, David van Reybrouck, Actes Sud
  • Classique/Redécouverte : Autobiographie, Mark Twain, Tristam
  • Premier roman étranger : Un concours de circonstances, Amy Waldman, L’Olivier
  • Sortis du purgatoire : Joyeux, fais ton fourbi, Julien Blanc, Finitude
  • Livre audio : Les mémoires d’outre-tombe, de F.-R. de Chateaubriand. Par Daniel Mesguich, Frémeaux & Associés (4 CD)
  • Découverte - Roman français : Quel trésor ! Gaspard-Marie Janvier, Fayard
  • Nouvelles Etranger : Le lanceur de couteaux, Steven Milhauser, Albin Michel
  • Premier roman français : Les Sauvages, t.1 et t.2, Sabri Louatha, Flammarion
  • Jeunesse : Les trois vies d’Antoine Anarchasis, Alex Cousseau, Le Rouergue 
  • BD : Un printemps à Tchernobyl, Emmanuel Lepage, Futuropolis 
  • Sport : Anquetil tout seul, Paul Fournel, Seuil   
  • Science : Dans le secret des êtres vivants, Nicole Le Douarin, Robert Laffont

jeudi 29 novembre 2012

Jean-Baptiste Harang entre souvenir et oubli


Le début est hésitant, comme s’il ne s’agissait, pour le narrateur, que d’un exercice inhabituel. « J’écris pour me souvenir. Sur ordre de la Faculté. » Oublier qu’on a à la main ses clefs de voiture, puis ne plus savoir où est garée l’auto, c’est peut-être un signe, en effet, que la mémoire est devenue quelque chose de fragile, dont il faut prendre soin et qu’il est peut-être possible de consolider en noircissant des pages emplies d’événements passés. Fixant ainsi à jamais la succession des faits.
Mais les faits ne se laissent pas maîtriser aussi facilement. La chronologie n’est pas toujours la meilleure manière de les prendre en laisse et de les ranger à l’abri de la poussière. Plus l’hésitation s’efface devant l’élan de l’écriture, plus la réalité devient multiple. Quand arrive une lettre anonyme, son auteur supposant qu’elle contient assez de détails pour ne laisser aucun doute sur son identité, l’écrivain se trouve aussi dépourvu qu’enrichi : il retrouve tout et ne reconnaît rien. La colonie des Cœurs vaillants, où l’épistolier comme son destinataire ont passé plusieurs fois des vacances, a laissé des traces différentes chez l’un et l’autre.
Les six ou sept pages de cette lettre sont la matrice, trop pleine ou trop vide, sur laquelle se bâtit un récit qui ne peut prendre en compte tous les éléments de la jeunesse. Récit à trous, donc, composé d’éclats resurgis parfois après de longues années – comme un pèlerinage effectué à contretemps, et dans une compagnie inadéquate, mais un pèlerinage quand même.
« Guy Debord a bien raison, la jeunesse est un état passager. La vie aussi, à peine plus long, mais à force de trop lorgner sur le premier, on risque de laisser filer l’autre comme si rien n’était. » Somme toute, si la jeunesse ne s’efface jamais, il n’est pas essentiel d’en préserver l’authenticité. On a le droit de la réinventer, à l’usage des années qui la suivent.
Réappropriation et liquidation : dans Nos cœurs vaillants, Jean-Baptiste Harang joue sur les deux tableaux, avec la distance subtile qui ne fait pas du lecteur, face à ce qui ne lui appartient pas, un étranger.

mercredi 28 novembre 2012

Dany Laferrière joue sur l'identité


Demandez un nouveau livre à Dany Laferrière, comme il raconte que le fait l’éditeur de son personnage, il vous invente un titre comme un magicien sort un lapin d’un chapeau. Cela aurait pu être : « Le plus rapide titreur d’Amérique », pour reprendre un mot de Kurt Vonnegut Jr., probablement hors contexte puisqu’il l’était toujours. C’est sur cette idée que commence Jesuis un écrivain japonais – une idée de titre, donc.
Après cela, il reste à écrire. Pour trouver le ton, le narrateur, double imaginaire de l’écrivain, accompagne Bashô sur La route étroite vers les districts du nord. Il le lit dans le métro, dans des bars, un peu partout. Il cherche à rencontrer une Japonaise, aussi. Il suit l’idée sans savoir où elle va le mener. Sur des chemins de traverse, à coup sûr. Dany Laferrière (ou son personnage) cultive l’art de la digression à la manière dont d’autres soignent leurs bonsaïs. Avec autant de précision. Rien n’arrive par hasard. C’est donc un Coréen qui lui signale la présence à Montréal d’une chanteuse japonaise, Midori. Dans les toilettes du café Sarajevo, où se donnent des spectacles en forme de happenings, il y a une photo de Midori. La piste se concrétise. Autour de Midori gravitent un groupe de jeunes femmes et un photographe ambigu. Beau matériau pour un romancier.
Celui-ci se complaît dans l’exploration d’un univers qu’il ne connaissait pas, mais sans l’utiliser vraiment. Le livre n’avance pas. En revanche, on en parle jusqu’au Japon. Un employé de l’ambassade du Japon, qui a entendu évoquer le projet, s’en est emparé pour construire un véritable feuilleton devenu immédiatement populaire. « C’est bien d’écrire un livre, mais c’est parfois mieux de ne pas l’écrire. Je suis célèbre au Japon pour un livre que je n’ai pas écrit. »
Un roman en creux, donc. Un formidable roman en creux. Dany Laferrière utilise tout ce que néglige son personnage pour lui bâtir une fiction à sa mesure, dans un monde réel plutôt hostile. La célébrité n’a pas que des bons côtés : quand une horde de touristes japonais commence à faire la queue devant son appartement, il n’a d’autre solution que de s’enfuir et de se nourrir à la soupe populaire – jusqu’au moment où il rencontre un ami d’enfance dont la femme est, on vous le donne en mille, japonaise (pour moitié).
A la base, il y a un malentendu : on a pris pour argent comptant ce qui était quasiment une boutade. Au maximum, un titre sans contenu. Le narrateur n’a jamais voulu être un écrivain japonais. D’ailleurs, explique-t-il, « Je n’écris jamais sur autre chose que sur moi-même. » (On croirait entendre Laferrière.)
Le jeu des illusions est brillant, en tout cas. Et révélateur d’une dictature sous laquelle nous vivons. Celle de la surface, des apparences.


Le désir de briser les clichés, de changer d’origine, est-il à la base de ce roman ?
Bien sûr, mais ce n’est pas assez pour faire un livre. C’est surtout un vieux rêve d’enfant que de vouloir être quelqu’un d’autre, le plus éloigné de ce qu’on est.
Je me sens d’abord un lecteur. Je souris en me rappelant mes premières lectures. Je lisais, à l’époque, uniquement pour sortir de moi-même, de mon ordinaire grisaille (j’ai eu une adolescence pluvieuse et fiévreuse). Je plongeais en grelottant dans le roman. Et j’écris aujourd’hui pour effacer de mon écran les notions de race, d’origine, de classe, de genre même. Le livre est un espace de liberté. Un pays rêvé où l’écrivain et le lecteur se rencontrent. Joli coin, n’est-ce pas ?
Vous parlez longuement des titres de livres. Préexistent-ils chez vous à l’écriture, en général et dans ce cas particulier ?
Je vous réponds en deux temps. D’abord non.
L’écrivain se sert de sa vie pour inventer sa fiction. Plus c’est proche, moins c’est vrai. Il reste le mystère de la cuisine. On jette dans une chaudière d’eau bouillante quelques légumes, des épices, un morceau de viande, et le goût final est différent de celui de chacun des aliments. L’idéal serait de ne pas pouvoir distinguer le goût singulier des légumes, et même de ne pas chercher à le faire.
Puis, oui.
Pourquoi ? Parce que depuis une trentaine d’années, j’ai remarqué qu’on prête beaucoup attention à ce qui se passe dans la cuisine. Comment cela se passe ? Pour ma part, j’ai toujours trouvé le titre d’abord. Parfois des années avant même le sujet du livre. Le titre attend calmement son livre. Et c’est pour cette raison que j’ai eu envie d’écrire un livre sur ce thème.
Le « je » est-il un jeu entre fiction et réalité ?
La première fois que j’ai écrit une histoire, j’avais treize ans, et cela racontait un peu ma vie d’alors. Et l’histoire était centrée sur ma sœur. Je ne suis pas devenu un journaliste corrompu qui vendait sa plume au plus offrant. J’avais plutôt compris l’importance de la fiction sur la vie des gens. Et depuis, je n’ai vu aucune différence entre la fiction et la réalité. Tout ce qui traverse mon champ de vision devient de la fiction. Vous me demandez la part du vrai dans ma fiction ? Je ne sais plus. Je me sens tissé de tant d’histoires que je me demande si mon destin n’est pas d’être un roman plutôt qu’un écrivain.
Est-ce le roman d’un roman qui n’existe pas ?
C’est pour dire que tout existe, surtout quand on prend la peine de le dire en 265 pages. Je voulais faire un pied de nez au sujet un peu surestimé à mon avis. Mais ça aussi c’est un sujet. Et l’un des plus forts puisque le vide est au cœur de notre existence. La vie est aussi faite de fantaisie. Et s’il me prenait l’envie d’être un écrivain belge ?

mardi 27 novembre 2012

Pierre Assouline en version individuelle et collective

Le blog de Pierre Assouline est présent depuis longtemps dans Le journal d'un lecteur, par le biais de "Ma liste de blogs" - dans la colonne de droite, un peu plus bas, pour les distraits. La république des livres constitue en effet un flux pertinent et tendu de commentaires sur la littérature et la vie de l'édition. Difficile à ignorer quand on s'intéresse à cela. Cette source d'informations critiques est destinée à disparaître, puisque le blog s'arrête.
Enfin, s'arrête, c'est un peu trop vite dit. En réalité, il a pris hier, dans l'après-midi, une forme différente - et pas encore tout à fait au point puisque, par exemple, le lien vers le fil rss n'est pas encore actif, alors qu'il s'agit de l'indispensable relais pour qui veut suivre les nouvelles publication d'un blog.  [Deux jours plus tard, c'est fait, le fil rss existe et Pierre Assouline est de retour dans la colonne de droite.] Ou d'un site puisque, voilà, c'est fait, La république des livres, le blog, ne disparaît que pour renaître dans La république des livres, le site. La république est morte, vive la république!
Pour la page d'attente qui occupait l'écran avant l'arrivée du site, Pierre Assouline posait, comme vous le voyez, l'air très combatif...
Il faudra suivre cette initiative destinée à s'élargir, début 2013, c'est-à-dire presque tout de suite, à "un portail numérique culturel dit Les Républiques de la culture fédérant en son sein de nouveaux blogs, sur le modèle de la RDL, mais spécialisés dans d'autres domaines (cinéma, théâtre, etc.)."
Dès le premier jour, en tout cas, on a pu lire sur le site deux longs articles qui m'ont réjoui, dans des rubriques qui viennent de faire leur apparition. Le coin du critique SDF accueille un beau texte inédit (ou presque: il est paru le mois dernier dans Le cycliste du lundi) de François Nourissier, écrit en 1977 pour les 80 ans d'Aragon. Nourissier en avait été proche, ils s'étaient éloignés, l'admiration persistait sous la réserve. Dans La version du traducteur, Dominique Nédellec raconte, érudition et humour mêlés, les cinq mois de voyage immobile - et laborieux - nécessaires à la transposition en français du roman (en vers!) de Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde.
Voilà qui augure bien de l'avenir. Et, pour ne pas nous faire risquer d'oublier qu'il écrit aussi des livres, Pierre Assouline a publié, le mois dernier, un nouveau roman. Une question d'orgueil s'attache aux pas de Georges Pâques, un homme de l'ombre qui, dans son rôle d'espion français au service de l'Union Soviétique, pensait contribuer au sauvetage du monde, rien de moins. Je me suis entretenu avec Passou, comme l'appellent souvent ses lecteurs, à propos de cet ouvrage, et voici l'intégralité de notre dialogue, dont des extraits sont parus dans Le Soir.

Pendant presque toute la lecture d’Une question d’orgueil, je pensais au titre d’un autre livre, qui n’était d’ailleurs pas tout à fait exact : Un traître. Et puis, vous parlez vous-même, dans le roman, de Sorj Chalandon – qui a écrit, pour être exact, Mon traître.
Oui, bien sûr… Cela aurait pu être le titre, mais il était déjà pris. Mais cela aurait été un peu trop fort. C’est vrai qu’il a trahi, et le sujet est un peu la trahison, mais pas que ça. Pour moi, le vrai sujet, c’est l’orgueil, qui est quelque chose de beaucoup plus répandu et de plus universel que la trahison, en principe assez exceptionnelle.
Encore y a-t-il des petites et des grandes trahisons…
Oui, mais la trahison telle que lui l’a illustrée est relativement rare. Et c’est l’orgueil qui l’a fait trahir, il n’était pas un traître dans le sang.
Ce que vous cherchez à élucider, c’est : quelle est la raison de sa trahison ?
Pour moi, c’est l’orgueil, donc c’est le tempérament. Il est plus intéressant d’explorer un caractère, une personnalité qui bousille sa vie, comme dit Pompidou, par orgueil que quelqu’un qui aurait trahi par idéologie ou vénalité.
Comment êtes-vous tombé sur Georges Pâques ? Comme vous le racontez dans le livre, à la première personne ?
Quand je dis « je », c’est moi, évidemment, mais il y a une licence romanesque, et c’est pour cela que je l’ai appelé roman. Beaucoup de choses sont vraies. Toute la rencontre est vraie. Il y a environ vingt-cinq ans, j’ai trouvé par hasard quelques lignes sur lui dans un journal, ou dans une revue, je ne sais plus. Ça m’a beaucoup intrigué, parce que je m’intéresse depuis longtemps à l’espionnage. Je me suis beaucoup intéressé à l’affaire Kim Philby et tout ça, mais aussi à l’affaire Anthony Blunt que j’avais couverte pour France Soir à l’époque, au moment où on a découvert le quatrième homme de l’affaire Philby. Donc, je baignais là-dedans depuis longtemps. En voyant son nom, en voyant qu’il était présenté comme le Kim Philby français, ça m’a intrigué parce que je ne savais rien. Je n’en avais jamais entendu parler et, autour de moi, personne. J’en ai parlé un jour au comité de le revue L’Histoire, auquel j’appartiens, on a dit : c’est formidable, fais une enquête ! Je me suis lancé, j’ai commencé à voir partout, à rencontrer des témoins. Mais il fallait que je le rencontre. J’ai cherché longtemps, et il habitait pas loin de chez moi. Grâce aux livres que j’avais écrits, il m’a reçu. C’est ce que je raconte dans le roman. En fait, si vous voulez, dans le livre, tout est exact et vrai. Simplement, j’ai ajouté deux personnages qui ont existé, mais pas par rapport à Pâques – par rapport à moi ou à d’autres gens. Ce sont deux personnages de femmes, la grand-mère et la petite-fille, Elena et Nathalie. Je trouvais intéressant qu’il y ait ces personnages-là dans cette histoire.
Ces deux-là sont fictifs ?
Ils sont fictifs.
Quelle déception !
Oui, mais… La grand-mère, en fait, n’a rien à voir avec Georges Pâques mais elle me permettait de dire des choses sur lui de manière indirecte, d’asseoir le récit d’une manière un peu différente. Je l’ai inventée mais en la clonant à partir d’une personne que j’ai connue à Peredelkino. Parce que Peredelkino existe vraiment. Je vous le dit parce que, souvent on pense que j’ai inventé ce village de Russie. Je ne l’ai pas inventé, j’y suis allé sous Gorbatchev. J’ai fait, pour le magazine Lire, une enquête là-bas sur la glasnost, la transparence, et la littérature. J’y ai rencontré une dame formidable, une traductrice…
… Qui avait aussi traduit Hervé Bazin et André Stil ?
Exactement, tout cela est vrai. Elle m’avait reçu dans une datcha, c’était du Tchekhov. Il y a vingt-cinq ans environ que j’ai cette image, et je l’ai introduite là, en y ajoutant des traits de quelqu’un qui lui ressemble beaucoup, que je ne connais pas et qui est morte il y a deux ou trois mois, rencontrée, si je puis dire, dans un documentaire allemand intitulé La dame aux cinq éléphants, sur une dame russe qui était interprète d’allemand à vingt ans, quand les Allemands occupaient la Russie, et qui ensuite, après bien des aventures, a émigré en Allemagne où elle est devenue la plus grande traductrice de Dostoïevski en allemand. Ce documentaire, réalisé quand elle était très âgée, racontait sa vie.
Et les deux ensemble ont composé le personnage ?
Oui, ça s’est imposé.
Au cours de votre vie de journaliste, et de votre existence tout court, vous êtes tombé sur un tas de personnages qui pourraient faire l’objet d’un livre dans le genre de celui-ci. Pourquoi Georges Pâques ?
Parce qu’il m’intriguait beaucoup. Vous savez, à la fois comme biographe et comme romancier, j’ai des tas de personnages ou de situations, mais surtout des personnages, depuis très longtemps. Ils sont là, et c’est un processus quasiment inconscient, de temps en temps je vais les visiter pour voir un peu comment ils vont dans ma tête. Et puis, il y a un moment où ils s’imposent, par rapport à un parcours. Chaque livre vient quand il doit venir. Et là, après avoir écrit Vies de Job, qui était un livre très personnel, assez éprouvant à écrire, je ne pouvais pas écrire un gros livre, j’avais besoin de prendre le large avec quelque chose, je ne dirais pas de plus léger, mais quelque chose qui s’accordait mieux…
… A l’humeur du moment ?
Oui, voilà. Et qui était moins éprouvant à écrire. J’ai une forme de sympathie et d’empathie naturelle avec Georges Pâques, comme toujours. Mais il n’y a pas d’identification, il n’y a rien d’autobiographique à travers le personnage.
Quoique… Tout à la fin du livre, vous écrivez : « Aujourd’hui, je ne suis sûr que d’une chose : cet homme, qui se défait au cœur de ce roman, ce n’est peut-être pas lui. Enfin, pas seulement lui. »
Vous avez raison. Ça ouvre peut-être sur un autre livre. Qui sait ? Un jour…
On peut faire une hypothèse en lisant Une question d’orgueil : Georges Pâques est une espèce d’homme gris comme Simenon les aimait. C’est votre monde ?
Oui, c’est un personnage simenonien. Je n’ai pas cessé de penser à Simenon en écrivant le livre.
Vous citez d’ailleurs Simenon…
Oui. Il me fait penser un peu au personnage de La fuite de Monsieur Monde, et à pas mal d’autres. Notamment Le petit homme d’Arkhangelsk, dont j’ai revu l’adaptation à la télévision récemment, avec Daniel Prévost. Dans pas mal de romans de Simenon, il y a un personnage comme ça, gris, terne, chez qui les failles n’apparaissent pas tout de suite. Et puis, en même temps, ce n’est pas le héros simenonien tel que Félicien Marceau l’avait défini, c’est-à-dire l’homme des cavernes plus quelques névroses. Georges Pâques n’est pas du tout un homme des cavernes.
La définition est un peu limitative…
Ce n’était pas mal, bien qu’un peu radical. Mais là où Georges Pâques n’est pas du tout simenonien, c’est qu’il est quand même un intellectuel, et on n’en verra jamais chez Simenon. Le héros simenonien est un commerçant de province. A la limite, le père de Georges Pâques, artisan coiffeur à Chalon-sur-Saône, est plus simenonien. Alors que Georges Pâques est normalien… Encore que dans Les anneaux de Bicêtre, au début, il y a une bande copains qui banquettent au Grand Véfour, et l’un d’entre eux va tomber en syncope, en fait c’est Pierre Lazareff et ses copains…
C’est un livre un peu atypique, non ?
Oui, c’est un peu atypique. Mais c’est vrai qu’il est trop intello pour être dans un roman de Simenon.
Vous parlez, dans le roman, de « ma dilection à bricoler mes livres plutôt qu’à les sagement composer dans les règles ». Cela vous amuse ?
Oui. J’ai ma méthode. A force d’écrire des livres, on se crée ses propres outils. Mais c’est du bricolage. Quand les gens me demandent : comment vous faites, comment vous y prenez-vous ?, c’est une organisation purement empirique. Et chacun bricole à sa façon. Il n’y a pas de méthode universelle. Mais je sais faire, il y a une technique. En même temps, il y a des failles. Le bricolage me va bien…
Vous semblez craindre d’imposer une trop grande présence du romancier dans le livre.
C’est une question que se pose toujours l’enquêteur, s’il n’est pas trop envahissant. Là, j’ai pris le parti d’embarquer le lecteur dans l’enquête. C’était le choix. Dans le prochain, qui sera un roman sur le même mode que Lutetia, ce n’est pas le cas du tout. Je suis totalement effacé derrière un narrateur. Alors que, là, le parti pris, c’est qu’il y a deux personnages principaux dans le roman : l’enquêteur et le sujet. C’est une manière de montrer comment ça se passe quand on enquête.
Vous avez le goût des archives, mais vous avez aussi celui des rencontres. Vous avez besoin des deux ?
Oui, parce qu’elles se complètent et se contredisent. C’est ça qui est intéressant. La mémoire des gens est terrible – la mienne, pareillement. Donc, si on attend des preuves de la part des gens, des témoins, on est floué et on est vite déçu. Mais, si on attend des traces, c’est bien. Le problème, c’est que les traces ne suffisent pas et les preuves ne suffisent pas. Donc, j’ai toujours été dans les deux, même si, avec le temps et avec l’expérience, les témoins, j’y vais maintenant les mains dans les poches.
C’est une expression qu’on trouve dans le roman, et que vous utilisiez déjà dans Vies de Job
Oui, de plus en plus. Avant, j’étais très « journaleux », dans ce sens, c’est-à-dire que je notais tout. Et puis, en fait, c’est Georges Pâques qui m’a fait voir ça. Quand je suis allé le voir, il ne voulait pas que je note, il voulait qu’on bavarde. Même Cartier-Bresson, la première fois que je l’ai vu, a accepté l’entretien à condition que je ne note rien. J’ai appris ça. Et, maintenant, de plus en plus. C’est d’ailleurs une liberté, parce qu’il est très agréable de parler avec quelqu’un sans rien noter. On bavarde. Et de plus en plus, je me rends compte que l’essentiel, c’est l’imprégnation. Etre dans des lieux… C’est très simenonien, et c’est une des leçons de Simenon.
La démarche est évidemment très différente, selon qu’on prend des notes ou pas.
C’est même le contraire. Simenon disait tout le temps : Moi, je vais dans un café, je m’imprègne et je ne note rien mais, trois ans après, ça ressort. C’est le cas là, même si je l’ai fait de manière inconsciente. Le personnage d’Elena, par exemple, c’est quand même le mixage d’un film revu deux ou trois fois il y a un an et d’une dame que j’ai connue il y a vingt-cinq ans. Mais tout est ressorti, même la couleur des tableaux, des chaises, le repas, tout ce que j’avais observé il y a vingt-cinq ans chez elle. C’est l’imprégnation.

lundi 26 novembre 2012

Joseph Bialot, la mort d'un survivant

Il en reste, forcément, de moins en moins, des survivants d'Auschwitz. Heureusement, leur disparition a, pour certains d'entre eux, été précédée de livres qui, eux, restent. Un de ces survivants, Joseph Bialot, vient de mourir - je l'apprends par un tweet de Pocket, où il avait été publié. Il avait 89 ans et était donc passé par Auschwitz, qui n'est cependant pas le thème principal de ses livres, pour la plupart des romans noirs. En voici, brièvement, deux.

La ménagerie (2007)
Joseph Bialot écrit serré. Les mots se suivent comme les balles d’une rafale. Et font des dégâts. Les policiers portent des totems comme des scouts. Des animaux violents, à l’image du héros, Rottweiler – son vrai nom – surnommé « le chien ». Une ménagerie en pagaille depuis que « Loup », l’ancien patron de l’équipe, a été assassiné. Les lecteurs de Bialot le connaissaient déjà. A partir de là, une enquête aux pistes brouillées. Un passé flou dont il faut préciser l’image. Et, pour tenir le coup, quantité de CRS : citron, rhum, sucre. Les catastrophes succèdent aux catastrophes. Le rythme tient en haleine. Un bon polar où toutes les ficelles du genre sont présentes, masquées par mieux que du savoir-faire.

186 marches vers les nuages (2009)

Dans les années trente, Bert Waldeck avait refusé l’ordre nazi. C’était mal vu pour un flic allemand dont la femme, de surcroît, était juive. Quand il revient chez lui, à Berlin, en 1945, il a atteint l’âge indéfinissable de tous ceux qui ont connu les camps de la mort et y ont survécu après avoir perdu toute confiance dans l’humanité. L’état de la ville n’a rien pour le réconforter. Il marche « dans cette ville-silhouette, entièrement faite de squelettes de pierre, dans cet ossuaire en plein air de maisons brisées, dans ces catacombes bourrées de cadavres, dans les tunnels du métro saccagés, dans les nécropoles comblées par les obus, dans les égouts et les caves, entre les hommes morts et les rats vivants, je suis une exception.»
Au milieu des ruines, il est chargé par les Américains de les aider à retrouver un homme. Sa propre enquête est bridée par un supérieur dont il se méfie. D’autant qu’il ignore le but réel de la mission à laquelle il participe. C’est par hasard qu’il entend parler de l’opération Paperclip. Joseph Bialot, dont le roman est d’un grand réalisme, puise avec Paperclip dans les faits historiques : les Etats-Unis cherchaient en secret à recruter les meilleurs scientifiques allemands, Werner von Braun et les autres, quoi qu’ils aient fait pendant le conflit. Avec les services soviétiques sur le coup aussi, Bert Waldeck réalise qu’il est un pion sans importance sur l’échiquier de l’après-guerre qui s’installe. G.I. d’occasion, l’ancien policier ne pense qu’à laisser tomber ceux qui l’emploient et à retrouver un peu de pureté auprès de Maria, dont la profession fait presque une sainte : « Les putains, en 1946, sont les derniers vivants respectables dans cet univers. »
Désenchanté, mais pas tout à fait désespéré : la reconstruction va commencer.

dimanche 25 novembre 2012

Les littératures francophones d'Afrique, par Bernard Magnier


Excellente initiative de l'Institut français: demander à Bernard Magnier, qui baigne là-dedans depuis longtemps, un Panorama des littératures francophones d'Afrique (téléchargeable gratuitement, merci l'Institut français!) pour servir d'introduction à un continent d'écrivains.
Beaucoup d'entre eux sont injustement méconnus même si les prix littéraires - souvent décriés - ont en partie rempli leur rôle en offrant à une minorité des coups de projecteur bienvenus. Scholastique Mukasonga en a bénéficié cette année avec le prix Renaudot attribué à Notre-Dame du Nil et elle est déjà présente dans le panorama avec son premier livre, Inyenzi ou Les cafards. On croisera aussi, présents dans différents palmarès, Alain Mabanckou, Tahar Ben Jelloun, Yambo Ouologuem, Ahmadou Kourouma, Tierno Monénembo, Emmanuel Dongala, Calixthe Beyala, Léonora Miano... L'un d'entre eux, Tahar Ben Jelloun, est académicien - Goncourt - et deux académiciens de la véritable Académie française les rejoignent: Léopold Sédar Senghor et Assia Djebar. On voit que l'auteur ratisse large, dans tout l'espace du continent africain et dans le temps - il commence sa récolte dans les années 1930.
Bernard Magnier a choisi des regroupements thématiques. Ils sont à la fois pertinents et assez lâches pour permettre de ranger tout le monde - 150 écrivains pour 250 titres. Les notices sont brèves mais quelques lignes bien écrites suffisent à donner une idée assez fine de chaque ouvrage.
Bref, en un peu plus de cent pages, c'est un formidable outil de référence, intelligent et présenté très agréablement.
Je ne ferai à Bernard, en toute amitié, que deux reproches mineurs. L'absence de Raharimanana me semble incompréhensible. Et les notices sur les écrivains auraient gagné à ne pas être répétées chaque fois qu'un de leur livre est signalé - puisque le document, au format PDF, est farci de renvois, il était possible de les grouper dans une section particulière.

vendredi 23 novembre 2012

Le Point choisit ses 25 meilleurs livres de l'année

C'est déjà l'heure des bilans, semble-t-il, alors que les livres de janvier commencent à arriver. On boucle l'année en choisissant les coups de coeur qui dureront - ou pas. L'équipe du Point s'est livrée à l'exercice périlleux et hautement subjectif qui consiste à élire les 25 livres de l'année. Ils sont livrés en vrac, avec un commentaire de quelques lignes pour chaque titre. Je vais essayer de mettre un peu d'ordre dans tout cela, en créant des catégories que l'hebdomadaire n'a pas voulu imposer.

Les paris sur l'avenir
Quelques premiers romans, des auteurs plutôt jeunes, et la fiction comme terrain de jeu commun à tous, ce qui laisse le champ libre à l'imagination.

  • Cécile Coulon, Le roi n'a pas sommeil (Viviane Hamy)
  • Pauline Dreyfus, Immortel, enfin (Grasset)
  • Yannick Grannec, La déesse des petites victoires (Anne Carrière)
  • Jennifer Egan, Qu'avons-nous fait de nos rêves? (Stock)
  • Amor Towles, les règles du jeu (Albin Michel)

Les inattendus
Ils n'entrent dans aucune catégorie de succès prévisible, ils ont marqué leurs lecteurs (du Point, au moins) par l'importance de leurs recherches ou l'originalité de leur approche.

  • Virgile, L'Enéide, nouvelle traduction de Paul Veyne (Albin Michel)
  • Yang Jisheng, Stèles (Seuil)
  • Jean-Luc Domenach, Mao, sa cour et ses complots (Fayard)
  • Orlando Figes, Les amants du goulag (Presses de la Cité)
  • Steve Tesich, Karoo (Monsieur Toussaint Louverture)
  • Gary Shteyngart, Super triste histoire d'amour (L'Olivier)

Les références
Des choix plus prévisibles, des auteurs reconnus depuis longtemps et, comme on dit, "incontournables". Tout juste peut-on se demander quel livre de Michel Onfray il fallait sélectionner...

  • Jacques Julliard, Les gauches françaises (Flammarion)
  • Jean-Christophe Rufin, Le grand Coeur (Gallimard)
  • Louise Erdrich, Le jeu des ombres (Albin Michel)
  • Michel Onfray, L'ordre libertaire (Flammarion)
  • Marc Fumaroli, Le livre des métaphores (Laffont)
  • Antony Beevor, La Seconde Guerre mondiale (Calmann-Lévy)

Les trans-genres
Un polar sociétal, un document terrible sur le Cambodge, un romancier qui se construit un musée personnel. Où les ranger? Ici, par exemple.

  • Victor del Arbol, La tristesse du samouraï (Actes Sud)
  • Rithy Panh (et Christophe Bataille), L'élimination (Grasset)
  • Orhan Pamuk, L'innocence des objets (Gallimard)

Les best-sellers
Il n'y a pas de honte à se vendre ni à recevoir des prix littéraires, en voici la preuve. Et celle que les amateurs de Joël Dicker font de la résistance face à ceux qui le dénigrent à longueur de colonnes.

  • Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome (Actes Sud)
  • Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil (Gallimard)
  • Salman Rushdie, Joseph Anton (Plon)
  • Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert (De Fallois/L'Age d'homme)
  • Grégoire Delacourt, La liste de mes envies (Lattès)

mardi 20 novembre 2012

Nicolas Fargues : au nom du fils, le père tremble


Au premier plan, la culpabilité est si présente qu’elle masque tout le reste. Le père de Clément s’en veut d’avoir été aussi rigide, aussi contradictoire avec un fils dont il ignorait, il est vrai, qu’il allait le perdre quand il aurait douze ans. « C’est bizarre, l’amour parental, me disais-je parfois en regardant Clément. Aimer son enfant, est-ce en aimer un autre que soi ou bien continuer de s’aimer soi-même, mais sans s’accabler de la mauvaise conscience d’être égoïste ? »
Puisque les choses sont sous-entendues dès les premières pages, avant d’être dites d’une manière plus brutale, il ne sert à rien de reculer devant l’évidence : Tu verras, le nouveau roman de Nicolas Fargues, tremble du désarroi d’un homme qui a perdu son fils. Nous ferons l’économie de la question de savoir s’il est nécessaire d’avoir connu cette déchirure pour la raconter. Au profit d’une autre question, surgie du cœur même de la fiction : celle-ci traduit-elle avec vraisemblance ce que pourrait être pareille tragédie dans notre vie, dans la vôtre ?
La réponse est oui, définitivement. Avec une nuance d’importance : Tu verras est aussi un roman dans lequel, et tant pis si cela semble dérisoire, puisque ce ne l’est pas, Nicolas Fargues passe au filtre d’une tragédie les obsessions dont il nourrit ses livres depuis une bonne dizaine d’années. A commencer par la difficulté et la nécessité qu’il éprouve de se confronter à l’autre. L’autre, ici, c’est d’abord ce préadolescent qui ressemble tant au narrateur tout en l’irritant. Ce sont aussi les amis de Clément, amateurs d’un rap que son père n’aime pas, ou la possible petite amie dont l’influence se ressent dans d’autres choix musicaux. Ce sera, à cause d’une femme qui servira d’initiatrice au père, un départ vers l’Afrique, sans espoir de rédemption mais avec celui d’une ouverture.
Tu verras est un livre à deux versants. Le plus sombre est aussi le plus évident. Il n’est pourtant pas le seul. Comme la nature, la vie a horreur du vide.

lundi 19 novembre 2012

Dieu, le sexe, la littérature et Jacques Chessex


Ainsi, Le dernier crâne de M. de Sade, un beau testament pourtant, n’était pas le dernier livre de Jacques Chessex. Dans ses papiers se trouvait en effet un manuscrit « prêt pour la publication », comme le dit Dominique Fernandez dans sa préface – et bien qu’il y manque trois mots dont l’absence dérange peu. Trois mots, autant que de thèmes principaux : Dieu, le sexe et la littérature.
Mais Dieu et le sexe, au fond, c’est la même chose. Plus authentique que dans n’importe quel entretien, puisqu’il choisit les questions de L’interrogatoire afin de se livrer tout entier, Jacques Chessex ne tarde pas à faire le rapprochement : « Il n’y a aucune distance entre le puits des femmes et Dieu. »
Adepte de la transgression, l’écrivain revient sur son expérience de la religion, qui l’a en partie façonné. « Etre né protestant, c’est déjà toute une histoire. » Surtout quand, à la marque de l’origine, s’ajoutera une vive sympathie pour le catholicisme : « j’ai été fortement saisi par l’accueil catholique et la lumineuse cohérence du thomisme en toute chose de la vie et de la mort. »
Le questionneur, c’est-à-dire lui-même, infléchit l’interrogatoire en fonction de ses curiosités. Comme il les partage avec Jacques Chessex, il revient plusieurs fois sur la sexualité, dont la pratique semble correspondre à une longue recherche, aboutie, du plaisir le plus intense, dans un partage dont les détails réjouiront les amateurs.
Reste la littérature, à laquelle Jacques Chessex a voué sa vie dans « un travail ininterrompu », trouvant un registre personnel qui lui permettait de n’envier aucun autre écrivain : « je suis persuadé d’être le seul à pouvoir faire ce que je fais. A écrire ce que j’ai à écrire, et sur quel ton, dans quelle syntaxe, dans quelle absolue liberté. » Avec rigueur, certes, comme son maître Flaubert. Mais pas son seul maître, surtout si on l’oppose, comme on le fait souvent, à Stendhal. Chessex aimait les deux, et les trouve réconciliés dans l’œuvre de Giono. « Il a l’application, le zèle, la régularité de Flaubert au travail. […] En même temps Giono aime Stendhal, il l’aime pour l’Italie, le surgissement et la désinvolture du récit, son allant, – et pour l’air libre. »
Il semble par ailleurs tout naturel qu’un livre posthume parle de la mort. Retourne une question sur la vanité en renvoyant au genre de la Vanité en peinture, où la mort est introduite dans une scène quotidienne. Et décrive une scène de cauchemar, quand Chessex, après la publication d’Un Juif pour l’exemple, a vu un char du carnaval de Payerne transporter son cercueil, sur lequel le double « s » de son nom reproduisait le sigle de la SS…
Si quelques lecteurs de L’ogre ou des nombreux livres qui ont suivi n’avaient pas vu clair dans les joyeux tourments où Chessex les entraînait, il suffira d’ouvrir L’interrogatoire. Le moteur de l’œuvre s’y trouve démonté et expliqué, avec la sensibilité écorchée d’un grand écrivain.

dimanche 18 novembre 2012

Les prix littéraires, c'est du sport

Une saison se termine, les feuilles mortes et les livres non primés se ramassent à la pelle. Je n'ai pas cherché l'exhaustivité des prix littéraires dans ce blog, je me suis contenté de dire (ou de rappeler, selon les cas) ce que je pensais des livres couronnés. Pour clore la longue série de notes sur ce sujet, voici le premier prix Jules Rimet, qui consacre un ouvrage de littérature sportive, deux mots qui s'accordent parfois (pas toujours) à la perfection quand un véritable écrivain est à l'oeuvre. Ainsi Paul Fournel, qui inaugure le palmarès avec Anquetil tout seul, un livre que j'ai déjà évoqué après avoir rencontré l'auteur en mai, le jour de l'investiture de François Hollande - il tombait des cordes, et le temps était glacial. Retour sur cette actualité revenue dans la course (ben oui, c'est du sport).
Paul Fournel est un véritable marathonien des mots. A plusieurs titres : il était programmé au Marathon des mots quelques jours après notre rencontre ; il venait de sortir, après La liseuse, son deuxième livre cette année ; et le sport est pour lui un matériau habituel, utilisé déjà dans d’autres ouvrages – ne citons que Les athlètes dans leur tête, prix Goncourt de la nouvelle et dont André Dussolier fit une pièce de théâtre. En juin, alors le Tour de France s’annonçait, Paul Fournel revenait sur la figure d’Anquetil tout seul, portrait personnel d’un champion contesté autant qu’incontestable.
La passion pour le vélo de Paul Fournel, qui continue à pédaler chaque fois qu’il en a la possibilité, est, à l’origine, une histoire familiale : « C’est très clairement la relation avec mon père. Il a toujours été cycliste – aujourd’hui moins, il est très âgé – et il reste un passionné de vélo. La vieillesse lui enlèvera tout de la mémoire, sauf la liste des vainqueurs du Tour de France. » Une histoire d’enfance, aussi, quand le gamin qu’il était rêvait d’être Jacques Anquetil : « J’aurais voulu, mais il me manquait l’essentiel. C’est le champion qui m’a tenu sur le vélo. D’abord, c’était le champion de mon petit âge, de mes dix ans, et ce sont des moments qui comptent dans une vie. Ensuite, il y avait quelque chose en lui de gracieux et de mystérieux, ce que je n’étais pas. Il me fascinait par ce que je percevais de sa liberté. Une liberté énorme que sa force lui donnait, mais aussi son incroyable tempérament. Aujourd’hui, avec cinquante ans de recul, je vois bien qu’il n’y a pas d’équivalent dans l’histoire du cyclisme. »
Jacques Anquetil n’était pas le héros de tous et, même dans son milieu, il lui est arrivé d’être mal perçu. Ce qui redouble l’intérêt de Paul Fournel : « Il me semble qu’en tant qu’écrivain, c’est vraiment celui dont on a envie de tirer le portrait. Il ne me viendrait pas à l’idée de tirer le portrait d’un Poulidor ou d’un Merckx. Le personnage est infiniment plus complexe. Il est beaucoup plus provocateur, son destin est beaucoup plus affirmé. Il est moins lisse que Poulidor dans la personnalité, moins lisse que Merckx dans la victoire. Et puis, ce qui m’a toujours intrigué et fasciné chez lui, c’est que, peut-être, il n’aimait pas le vélo. »
Dans un des chapitres avec lesquels l’auteur découpe en tranches thématiques l’homme et le sportif Anquetil, il se demande à quoi il marche. L’exploit ? L’amour du vélo ? L’argent ? La douleur ? La drogue ? La générosité ? La réponse n’est pas vraiment donnée, et la conclusion consiste à dire qu’Anquetil est énervant. Une impression plutôt qu’un travail s’appuyant sur les faits : « Je n’ai pas voulu faire un travail d’historien. Je m’en fiche, de savoir s’il a gagné le 22 mars 1963 ou 1964. En fait, j’ai toujours suivi son actualité, j’ai toujours lu ce qu’on a publié sur lui. Au moment d’écrire, je me suis fié à ma mémoire, et aux mensonges éventuels ainsi qu’aux erreurs qu’elle allait me dicter plutôt qu’à la vérité historique qui, aujourd’hui, n’a pas vraiment d’importance. Le temps est venu de la légende. Si Anquetil doit survivre dans la mémoire des hommes, ce sera autant pour ce qu’il n’a pas fait que pour ce qu’il a fait. »
D’où la place donnée à une image dont Paul Fournel a été imprégné, à partir d’un souvenir reconstitué. Une des rares fois où il croit avoir vu courir Jacques Anquetil, celui-ci n’était pas présent. On aborde, par ce biais, la dimension romanesque d’un ouvrage où la littérature intervient deux fois, par la présence d’Antoine Blondin et par celle de Maupassant, dont une maison est devenue celle d’Anquetil. Paul Fournel considère d’ailleurs son ouvrage de manière littéraire : « Ce qui m’a intéressé, c’est de voir à partir de quoi, à partir de quelle relation à soi-même se construit un personnage. Et puis, comme je le dis à un moment, parlant de Blondin, de Chany et de Goddet, Anquetil est le dernier cycliste de tradition écrite. Après lui viennent les champions de la radio et de la télévision. Le personnage a été servi par les plus belles plumes de son temps. En lisant les journaux, j’apprenais le style, le facétieux de Bondin, le sérieux de Chany, le lyrique de Goddet… Il y a pour moi, autour du personnage d’Anquetil, tout ce texte qui rôde dans les parages, jusqu’au livre de sa fille Sophie, qui est venu révéler l’histoire familiale. »
Jacques Anquetil a arrêté sa carrière en 1969, il est mort en 1987. Pourquoi avoir attendu 2012 pour écrire ce livre ? Paul Fournel a la réponse : « C’est une affaire de vieillissement – le mien. Il s’agissait de revisiter des souvenirs, de se rendre compte que le temps passe. Anquetil faisait partie de mon présent et, tout à coup, j’ai pris conscience qu’il était dans le passé. Si je l’avais fait plus tôt, j’aurais fait un livre de journaliste. »

vendredi 16 novembre 2012

Une dernière gorgée de Dicker (pour l'instant)


De 7 à 77 ans, ou presque, tout le monde aime Joël Dicker et son deuxième roman, La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Les académiciens de l’Académie française, proches de l’âge au-delà duquel la lecture de Tintin provoque des réactions incontrôlées, lui avaient donné leur Grand prix du roman il y a moins d’un mois. Hier, les jeunes jurés du Goncourt des Lycéens ont fait pareil. La manière de montrer son inclination avant la délibération est cependant empreinte des comportements de chaque génération. Quai Conti, Marc Fumaroli, 80 ans depuis juin, avait le premier publié un article élogieux dans Le Figaro. Côté lycéens, et surtout lycéennes, c’est un soutien-gorge lancé sur scène lors d’une rencontre avec Joël Dicker qui avait pesé pour plusieurs voix. Mais on ne connaît ni l’âge de la propriétaire, ni la taille du bonnet. (Nous avons posé la question à Joël Dicker, au cas où il aurait récupéré la pièce de lingerie pour un début de sa collection d’écrivain rock star, mais sans espoir de réponse. Il n’a pas le temps, il continue la collecte.)
La vérité sur l’affaire Harry Quebert, pour les distraits qui seraient passés à côté des articles que j'ai déjà consacré au roman, est un thriller littéraire. Avec toutes les qualités du thriller, qui poussent à tourner les pages jusqu’au bout avec l’envie féroce de savoir si Harry Quebert, écrivain, a oui ou non tué cette gamine dont il était amoureux trente-trois ans avant, quand elle a disparu, et dont on vient de retrouver le cadavre enterré dans sa propriété. Avec aussi, pour la littérature, les leçons d’un écrivain à un autre, puisque Marcus Goldman, en panne devant son projet de deuxième roman, est venu chercher conseil auprès de son mentor, Harry. Au moment où éclate la fameuse affaire…
On a, dans certains milieux parisiens et chagrins, dit beaucoup de mal de ce livre qui serait écrit comme un roman de plage, semblerait traduit de l’américain et ne représenterait en rien l’esprit français (on voulait probablement dire : parisien). Peu importe. Les lecteurs ont déjà emboîté le pas des académiciens français, ils suivront aussi les lycéens. Parce que l’intelligence réconciliée avec le plaisir, c’est assez rare pour ne pas faire le coup de l’arrogance méprisante.


P.S. Ecrit pour Le Soir hier après-midi, et non paru en raison du manque de place dans les pages culturelles du quotidien, cet article sorti par la porte revient par la fenêtre. Certains romanciers disent bien qu'ils sont conduits par leurs personnages. Moi, c'est par mes articles...

jeudi 15 novembre 2012

Joël Dicker double la mise avec le prix Goncourt des Lycéens


On s'y attendait un peu, en raison de l'écho venu des réunions qui se tenaient entre lycéens pour "leur" Goncourt. Ils ont choisi comme les académiciens - mais pas ceux de l'académie Goncourt, comme ceux de l'Académie Française. Et Joël Dicker, sur qui Lionel Jospin n'a aucun pouvoir puisque l'écrivain est suisse, est un cumulard: il reçoit, après le Grand prix du roman de l'Académie française dont je vous ai parlé, le prix Goncourt des Lycéens pour La vérité sur l'affaire Harry Quebert. L'entretien s'est tenu, par téléphone, au début du mois dernier (ce qui explique la dernière question).
Chaque chapitre est précédé d’une brève introduction. Celle de l’épilogue est assez drôle : « Un bon livre, Marcus, est un livre que l’on regrette d’avoir terminé. » Parce que c’est exactement ce qui se passe avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert.
Je suis très heureux si ça plaît et si on éprouve de la tristesse à lâcher ce livre à la fin.
Est-ce que vous comprenez l’engouement qui grandit autour de ce roman ?
Pas du tout. Je suis bien sûr très heureux de l’engouement, de savoir que les gens l’aiment, des bons retours que j’ai. Je suis à Bruxelles depuis hier et c’est un plaisir très particulier d’être en Belgique, parce que c’est un pays que j’aime beaucoup et dont je me sens proche en étant Suisse. Nous avons des points communs. J’ai rencontré des libraires contents, des journalistes contents… Mais j’ai un peu de peine à me rendre compte à quel point ça peut plaire.
Vous aviez déjà publié Les derniers jours de nos pères, votre premier roman, au début de l’année. Il a eu toute une histoire, ce livre. Vous aviez d’abord reçu le Prix des écrivains genevois sur manuscrit, c’est ça ?
Oui. Je l’ai écrit il y a à peu près deux ans et demi. Il se passe en France et raconte l’histoire de l’implication des services secrets britanniques dans la résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale. Je m’étais donné beaucoup de peine pour ce roman et pour le rendre le plus littéraire possible, parce que j’avais l’impression que c’était important pour qu’un livre trouve preneur chez un éditeur. Je l’ai donc envoyé à des éditeurs, et personne n’en a voulu. Je l’ai donc rangé dans un tiroir pendant un an. Puis on m’a parlé de ce concours sur manuscrits à Genève et je me suis dit que j’allais le proposer, ne serait-ce que pour savoir si cela valait la peine de continuer à écrire. J’étais déjà en train de travailler sur La vérité sur l’affaire Harry Quebert, un gros livre qui me demandait beaucoup de travail et je me demandais si j’étais vraiment fait pour ça. Beaucoup de questions me passaient par la tête. Et puis, à ma grande surprise, j’ai eu le premier prix. C’est là où j’ai rencontré Vladimir Dimitrijevic, monstre sacré de l’édition en Suisse et bien au-delà. Il avait lu le manuscrit et voulait l’éditer. L’aventure de ce livre a commencé ainsi. Il a proposé ensuite une coédition avec Bernard de Fallois. Quelques mois ont passé et, malheureusement, Dimitrijevic est mort entretemps sur la route, avant la sortie de ce livre qui, du coup a été retardé et est finalement sorti en janvier. Pendant ce temps, j’avais presque fini d’écrire La vérité sur l’affaire Harry Quebert… Là, je m’étais dit qu’il ne fallait pas écrire seulement pour que quelqu’un l’aime mais surtout pour se faire plaisir. Si personne n’en  avait voulu, j’aurais au moins eu la sensation agréable d’écrire quelque chose qui m’avait fait plaisir. C’est pourquoi ce livre ne répond pas tellement aux codes de l’édition française aujourd’hui…
Les codes de l’édition française existent moins qu’on ne le dit…
C’est possible, oui. Mais c’était dans mon esprit. Les codes, nous les fabriquons nous-mêmes. Donc, j’ai terminé ce livre au mois de mai et je pensais qu’il sortirait l’année prochaine. Mais Bernard de Fallois est sorti enthousiaste de sa lecture et il m’a convaincu que c’était le bon moment pour le faire.
Vous parlez beaucoup d’édition dans le livre, puisqu’il y a deux personnages d’écrivains. Mais il s’agit de l’édition américaine, ce qui est très différent. Vous la connaissez un peu ?
C’est l’édition américaine, et c’est le monde de l’entreprise en général. C’est un livre sur un livre, avec le monde des écrivains, dont c’était important d’avoir cette homogénéité et de parler un peu d’édition. Mais je parle d’un éditeur pour faire la satire du monde de l’entreprise aujourd’hui en Occident où, au fond, les chefs d’entreprise sont de plus en plus soumis à la pression des conseils d’administration, des actionnaires et doivent être axés sur les chiffres, la rentabilité. On a parfois l’impression qu’ils en oublient le produit qu’ils sont en train de fabriquer ou de vendre. Il y a quantité de marques qui s’éloignent de l’idéologie initiale du produit.
Pourquoi avoir choisi les Etats-Unis ?
J’avais envie d’écrire un roman qui se passe aux Etats-Unis. Le nord de la côte Est est une région que je connais bien parce que j’y ai passé beaucoup de temps. J’ai de la famille à Washington D.C. et qui a une maison de vacances dans le Maine, où j’ai passé un mois chaque année quand j’étais enfant. J’y vais souvent, j’y suis retourné encore il y a deux ans. Pour y avoir passé beaucoup de temps enfant, j’ai beaucoup rêvé là-bas et j’avais toujours eu très envie de placer le décor d’un livre à cet endroit. Mon premier livre, d’ailleurs, j’avais déjà envie de le placer dans un décor plus ou moins similaire mais je me suis fait happer par l’histoire du SOE [le Special Operation Executive créé par Churchill] que j’y raconte et le roman a complètement immigré en Angleterre et en France. C’est pour cela que, quand j’ai commencé à écrire mon deuxième roman, en pensant que c’était peut-être le dernier que j’écrivais et que je devrais me concentrer ensuite sur des choses plus sérieuses, je me suis dit que j’allais faire un livre qui me plairait de A à Z. Et, donc, le placer en Amérique du Nord puisque j’en avais toujours eu envie. J’y ai donc mis beaucoup de mes envies, beaucoup de mon caractère – un caractère assez gai, amusant et amusé par la vie. Je n’aurais peut-être pas osé faire ce livre comme ça si j’avais eu la volonté absolue de le faire publier pour qu’il marche, etc.
Entre le A et le Z de ce qui devait vous plaire dans ce roman, vous entrecroisez de nombreux thèmes. L’un d’entre eux vous a-t-il motivé plus que les autres ?
Il y avait deux points de départ. Le premier, c’était l’Amérique mais je ne savais pas quels personnages j’allais y mettre, s’ils seraient français ou américains, je me posais encore beaucoup de questions sur la forme. Le deuxième, c’était un sujet que j’avais envie de traiter : l’apprentissage. Je voulais le roman d’apprentissage d’un jeune homme qui découvre un peu la vie ou au moins une partie de la vie avec un maître. L’idée a évolué ensuite vers cette relation entre Marcus et Harry. Au départ, je pensais à un très jeune adulte et c’est devenu un homme déjà adulte – Marcus a une trentaine d’années – qui poursuit la relation avec son maître. Cette découverte de la vie quand il a déjà trente ans est un élément plus intéressant, me semblait-il, parce que cela donnait cette impression que j’ai, puisque c’est plus ou moins l’âge que j’ai – j’ai 27 ans –, qu’on est considéré comme un adulte à part entière avec les responsabilités qui nous incombent – j’ai des amis qui se marient, qui ont des enfants, qui deviennent les créateurs de la génération suivante – et qu’en même temps il y a encore beaucoup à apprendre. C’est agréable de se dire ça, que ce n’est pas fini, qu’il y a encore beaucoup à découvrir, des gens à aimer… On a une vie encore, devant nous.
La vérité sur l’affaire Harry Quebert est un roman très construit sur les rebondissements du récit, sur des dévoilements successifs. Possédiez-vous cette construction au départ, ou est-ce qu’elle est venue en route ?
Elle est venue en route. J’avais envie d’écrire un roman qui soit long et à la fois facile à lire. Modestement, c’était un peu le pari : qu’il plaise au lecteur qui n’aime pas lire, qui bloque devant un gros livre, et qu’il plaise aussi à celui qui aime lire, au lecteur exigeant. Je ne voulais pas un livre qu’on puisse ranger facilement dans une catégorie, mais qu’on puisse le transmettre parce qu’on l’a lu, qu’on l’a aimé et qu’on a envie de le faire lire à quelqu’un. Pour permettre cet échange entre les gens, c’était important d’avoir un livre qui puisse convenir à toutes sortes de caractères de lecteurs. Je dis cela de façon très modeste, parce que j’ignorais s’il serait ainsi. Mais je rêvais de m’en approcher. C’était tout le défi de ce livre, qui explique peut-être la variété de thèmes et le fait que j’ai un peu de peine, quand on me demande quel genre c’est, à dire si c’est un polar, un roman d’apprentissage, un roman sur l’écriture…
On peut résumer votre roman en disant : c’est l’histoire d’une petite ville dans laquelle tout à coup on découvre qu’il s’est passé des choses dont on ignorait tout. Ce serait le même résumé pour le roman de J.K. Rowling qui vient aussi de paraître, Une place à prendre. Que pensez-vous de ce rapprochement ?
C’est, au fond, un thème, si on ne prend que celui-là dans mon livre, très banal et commun à beaucoup de romans. Les livres se répètent beaucoup les uns les autres par leurs thèmes. Après, tout dépend de la manière dont c’est traité. Cela pourrait être du Simenon, ou n’importe quel polar britannique dont beaucoup sont construits à partir de ce schéma. Nous-mêmes, quand on se raconte une histoire, ou quand on raconte une histoire à des enfants, on a souvent besoin d’avoir un schéma-type qui permet de se repérer et, ensuite, de pouvoir broder autour.
Avez-vous parfois pensé à Lolita, de Nabokov ?
Un petit peu, évidemment, dans le personnage de Nola, mais pas tellement. Nabokov est un écrivain et un personnage qui m’intrigue et qui me plaît beaucoup. La référence à Lolita est là mais, ce qui est amusant, c’est que je n’avais pas lu Lolita depuis des années. Je devais avoir quinze ou seize ans et c’est un livre qui m’avait marqué. Quand on m’en a parlé après coup, je l’ai relu dans le courant du moins d’août et j’ai compris la portée de ce livre. J’ai surtout compris qu’il n’y avait pas beaucoup de liens entre ma Nola et la Lolita de Nabokov. Je ne sais pas si quelqu’un prendrait le risque aujourd’hui d’éditer ce roman qui est quand même très dérangeant… Ce n’est pas que cela m’a dérangé moi, mais les mœurs ont changé et la question de la pédophilie nous a frappés assez violemment. Elle est devenue très délicate.
Quand vous aurez reçu un grand prix littéraire dans quelques semaines, qu’allez-vous faire ?
[Il éclate de rire.]
Comme je vous le disais au début, je n’ai pas conscience de ce qui se passe. Très honnêtement, je n’ai pas l’impression d’être en course pour des prix. Je ne sais pas comment dire… Mais je ne fantasme pas sur les prix et je ne suis pas excité. Je suis très heureux, au jour le jour, que ce livre écrit d’abord pour mon plaisir rencontre un public, ait un succès – et un succès critique, aussi, c’est important. Le public est important mais la critique aussi. Quand on doute beaucoup, la reconnaissance fait du bien. Mais je ne voudrais pas gâcher ce plaisir que j’ai aujourd’hui d’être en Belgique, d’être avec vous au téléphone, en me projetant déjà plus loin et de me demander ce qui va se passer si j’ai un prix. Si ça sa passe bien avec un prix, je pense que ça me permettra de vivre tout ça encore plus pleinement. Et, s’il n’y a pas de prix, ce n’est pas très grave parce que j’ai déjà tellement de chance que c’est déjà, pour moi, quelque chose de très grand.

mercredi 14 novembre 2012

Philippe Djian , lauréat du prix Interallié

Ce n'est pas banal: Philippe Djian deux fois dans ce blog , à deux jours d'intervalle, pour deux livres différents. Lundi, c'était pour la réédition de Vengeances. Et, aujourd'hui, pour le prix Interallié qu'il vient d'obtenir (comme je le pensais) pour "Oh...".
Sous un titre minimaliste, Philippe Djian amorce une véritable bombe. Michèle s’est éraflé la joue. Pas de quoi, a priori, perturber une femme de pouvoir qui a monté vingt-cinq ans plus tôt, avec Anne, sa meilleure amie, AV Productions. La boîte déniche des scénarios et les accompagne jusqu’à l’écran. Quelques idées ont même été vendues aux Américains. Une réussite. Légèrement entachée, il est vrai, par le fait que Michèle couche en secret avec le mari d’Anna, éprouvant le poids de sa trahison. Et que Richard, l’ex-mari de Michèle, ne cesse de lui soumettre des scénarios qu’il annonce géniaux et qu’elle juge médiocres. Ajoutons que les histoires de famille ne sont pas simples, ce qui commence quand même à dessiner pas mal de complications dans sa vie. Et revenons à cette éraflure.
Car elle n’est pas aussi anodine qu’il y paraît : elle est la conséquence d’un viol commis avec une grande brutalité par un inconnu masqué qui s’est introduit chez elle. Le quartier est moins sûr que ne le laisse paraître la prévenance d’un voisin prêt à rendre tous les services et par qui Michèle est attirée. Le jour où elle comprend que le gentil voisin et le méchant violeur ne font qu’un est évidemment assez perturbant. Mais Michèle, qui n’en est pas à une contradiction près, parvient à faire le lien entre les deux aspects de l’homme et à poursuivre avec lui une relation basée sur la violence. Elle se dira plus tard, après qu’un drame supplémentaire aura conclu leur histoire : « Avec le recul, je ne comprends pas très bien comment j'ai pu accepter de jouer à cet abominable jeu – à moins que le sexe n'explique tout mais je n'en suis pas vraiment sûre. Au fond, je ne pensais pas être une personne si étrange, si compliquée, à la fois si forte et si faible. »
Une bombe, disions-nous. Il ne suffit pas que Philippe Djian ait pour la première fois choisi une femme comme narratrice, il a fallu qu’il la rende amoureuse de son violeur ! A moins qu’elle se soit placée, comme la réflexion que nous venons de citer le laisse entendre, dans une situation de dépendance engendrée par ses problèmes personnels et son désarroi affectif. Toujours est-il que l’écrivain n’a pas choisi un point de vue confortable et consensuel. Sans pour autant, faut-il le dire, tomber dans une caricature qui banaliserait le viol. On en est si loin que Martine est, malgré tout ce qui semble prouver le contraire, profondément traumatisée par ce qui lui est arrivé. Et davantage encore par la suite.
Mais Philippe Djian, même s’il peut se lire d’un point de vue idéologique (le lecteur a tous les droits), ne passe pas ses romans à construire des thèses, antithèses et conclusions. Il aime surtout faire des nœuds dans le cœur de ses personnages, quitte à les trancher ensuite grâce à l’efficacité d’une langue râpeuse, parfois hardie dans sa crudité, toujours en prise.