vendredi 29 mars 2013

Petros Markaris, prix du Polar européen sur les Quais du polar


Le polar est un guide excitant pour visiter les marges de la société. Les finances grecques, par exemple, que Petros Markaris aborde de front et avec violence dans Liquidations à la grecque. Le romancier ajoute du désordre au désordre pour plonger le pays et son système bancaire dans un chaos qu’on pourrait comparer seulement aux embouteillages d’Athènes – dont le commissaire Charitos se plaint presque autant que ses compatriotes de leurs salaires et pensions rabotés.
C’est d’abord l’ancien gouverneur de la Banque centrale que son jardinier retrouve décapité chez lui avec, épinglée sur le corps, une feuille de papier marquée d’une grande lettre D. Ses anciens collaborateurs le haïssaient. La piste terroriste est envisagée mais le commissaire n’y croit pas. Puis c’est le directeur général de la First British Bank, un Anglais, de quoi compliquer l’enquête en raison des implications internationales. Suivi par le directeur hollandais d’une agence de notation qui n’avait pas été tendre pour le pays lors d’une intervention télévisée. Les meurtres par décapitation, tous marqués d’un D, se produisent au moment où une campagne d’affichage invite les débiteurs des banques à ne pas rembourser celles-ci. Tout semble indiquer une action concertée contre les assises d’une l’économie nationale déjà bien mal en point.
Il va de soi que les motivations du meurtrier se révéleront bien différentes, puisque l’effet de surprise reste un ressort fondamental du genre policier et ajoute au plaisir de la lecture. Peu importe : le romancier nous a baladés dans les coulisses des banques, façade luxueuse et arrière-cour pleine de gravats… Michel Volkovitch, le traducteur, fin connaisseur de la Grèce, explique en postface pourquoi Petros Markaris en est une voix importante : « Les Grecs se sont retrouvés dans ces fictions si proches d’un réel brûlant, où l’auteur, avec la même obstination que son héros, montre l’éternelle corruption des puissants et les souffrances de leurs victimes. »
Ce livre reçoit aujourd'hui, en ouverture du Festival Quais du polar, le prix Point du polar européen. J'ignore le montant de la récompense et dans quelle banque Petros Markaris le placera...

lundi 25 mars 2013

Jean-Marc Roberts, précoce même dans la mort

La première réaction est de colère. La deuxième, d'envoyer un: salut, l'ami! Jean-Marc Roberts, mort tout à l'heure, était partout dans la presse il y a peu à l'occasion de la sortie d'un livre, son dernier livre (Deux vies valent mieux qu'une). Il était écrivain depuis si longtemps qu'on arrivait à peine à le considérer comme l'éditeur qu'il était depuis presque aussi longtemps. Précoce. L'adjectif lui aura collé à la peau jusqu'à une mort prématurée, aujourd'hui, il n'avait pas tout à fait les 59 ans qu'il aurait atteints le 3 mai. Il avait 17 ou 18 ans, peu importe, quand son premier livre est paru: Samedi, dimanche et fêtes, tout un programme. Suivi à la lettre dans une carrière - un mot qu'il aurait détesté, j'en suis sûr - un brin superficielle et, comme tout ce qui brille, plus profonde qu'il y paraissait. Patron de Stock, il était capable de faire découvrir des auteurs, de lancer récemment Marcela Iacub, de rééditer Françoise Sagan, ou de me donner le contact, chez Hachette, pour qu'une librairie malgache ouvre un compte chez un distributeur qui n'en voulait pas.
Dans Deux vies valent mieux qu'une, il n'y avait pas deux vies, contrairement à ce que disait le titre. Il y avait une vie légère, ensoleillée, italienne, joyeuse. Et une mort annoncée dont il espérait qu'elle arriverait plus tard, beaucoup plus tard. Moi aussi, d'ailleurs. Mais voilà. La vie, la mort, c'est la même histoire, conjuguée à tous les temps moyennement parfaits.
Lisez-le, ce type que j'aimais et qui me manque déjà. Son dernier livre, oui. Deux autres, choisis presque au hasard, aussi.


Depuis que Jean-Marc Roberts, acteur en vue du monde éditorial, a publié Affaires personnelles, la rumeur a envahi Paris. Il s'agirait, dit-on, d'un roman autobiographique dont les personnages peuvent être aisément reconnus. Face à ce genre de rumeur, dont Jean-Marc Roberts n'est pas le premier à faire les frais, on a toujours envie de se taire et de laisser courir. Mais l'envahissant bruit de fond empêche peut-être une lecture sereine. Pour l'apaiser, autant alors lever franchement le voile avec l'auteur lui-même: «Ce roman comble un vide né de la mort de Christopher Frank. Sa disparition a créé un manque difficile à décrire. Alors, j'ai dû le retrouver dans le corps de quelqu'un d'autre, le corps d'une femme qu'on aurait pu aimer ensemble. Si Marge existait, si les rapports entre Dagobert, Marge et moi avaient été ceux-là, je n'aurais pas écrit le livre. C'est un roman, et l'avantage du roman est de raconter les choses comme ça nous arrange, pas comme elles sont.»
Affaires personnelles est donc le roman d'une amitié perdue à la mort de Dagobert. Le narrateur-auteur (souvent, en parlant, Jean-Marc Roberts les confond, comme s'il était vraiment devenu personnage de sa propre fiction) n'a plus que Marge, l'autre partie du triangle amoureux qu'ils formaient ensemble. Mais l'amour à deux est devenu triste, non parce qu'il serait banal mais parce qu'il n'est plus pareil. D'ailleurs, plus rien n'est pareil, et les hasards de l'existence alourdissent encore l'histoire: le père du narrateur meurt aussi, ce père américain dont Jean-Marc Roberts, décidément sur une piste facile à suivre, avait fait le titre d'un autre roman.
Le ton de ce livre-ci est en rupture avec les précédents - une quinzaine de titres, déjà. Ce n'est pas un hasard: «Je le voulais grave. J'en avais marre de l'ironie, marre de jongler avec les quatre oranges sans les faire tomber. Cette fois-ci, elles sont tombées, et je n'écrirai plus comme avant. C'est une vraie rupture, et le prochain livre sera plus brutal encore.»
La douleur mise à nu, l'auteur exposé, son parcours sinueux ces derniers temps entre plusieurs maisons d'édition (du Seuil à Fayard en passant par le Mercure de France) dont l'écho résonne aussi dans ces pages, tout cela fait d'Affaires personnelles un livre bouleversant. On est surpris d'être à proximité d'un homme (d'un personnage?) offrant ainsi, dans une tranquille impudeur, ses drames profonds. Et tout cela sans jamais jouer de la corde sensible. («Je déteste l'apitoiement», dit-il.)
Le récit est bref, ramassé, mais il frappe vite et fort, jusqu'à faire mal au lecteur. C'est la vertu des livres inconfortables, de nous faire sentir un peu plus humains, jusque devant des situations très éloignées de ce que nous pourrions vivre nous-mêmes.


Depuis trente ans - déjà! -, Jean-Marc Roberts, qui a débuté à dix-huit ans et publie son vingtième livre, joue de sa biographie comme d'une source inépuisable pour l'écriture. Aussi radical que Christine Angot, dont il est l'éditeur, il pratique pourtant un registre différent: celui d'une fiction revendiquée comme telle, où il multiplie les aveux pour mieux brouiller les pistes. «Mes livres sont tellement légers que je finirai par m'envoler avec eux», écrit-il dans Toilette de chat. Voire!
Car, sous l'écume plaisante d'une vie parisienne où on reconnaîtra (et où se reconnaîtra) une partie du petit monde de l'édition, une basse continue tient la note du questionnement sur soi.
Tout commence pourtant par un prétexte apparemment futile: le chat Lala, mort en décembre 2000, visité en cachette pendant près de quatre ans, après la séparation. Il n'existe aucune loi pour les chats de couples séparés. Rien n'est prévu: pas de droit de visite ni d'hébergement. C'est donc avec la complicité de sa fille que le narrateur, portrait craché de l'auteur, passe du temps avec lui chaque fois qu'il en a l'occasion.
Bien sûr, il n'y a pas que le chat: «Depuis la mort de mon père, je n'aurai fait que ça, partir. Quitter des gens, briser des liens, des chaînes: femmes, enfants, lieux, emplois. Négliger tant d'amis aussi, couper tant de routes.»
Lala est le symbole de tout le reste, de ce qui s'est défait et dont pourtant il reste des traces. Les enfants, par exemple. Car le personnage principal ne part jamais sans but: il aime se refaire - il est joueur, dans l'existence comme à la roulette -, autant qu'il aime reconstruire. Un couple, un catalogue d'éditeur, un roman...
On devine aisément quels premiers lecteurs peut drainer Toilette de chat: ceux qui désirent en savoir plus sur les personnalités de l'édition, et qui sans doute se sont déjà jetés sur le roman, alertés par la rumeur. De ce point de vue, Jean-Marc Roberts est une bonne source: il participe lui-même aux grandes manoeuvres parisiennes. Et le «je» du roman se confond tout à fait avec l'écrivain quand il raconte comment Jérôme Lindon l'a remercié d'avoir contribué à la victoire de Jean Rouaud au prix Goncourt, ou comment Antoine Gallimard l'a chargé, la même année, d'avertir Philippe Labro qu'il ne l'obtiendrait pas... Ou encore, en deux pages, son départ du Seuil, son passage au Mercure de France, son arrivée dans le Groupe (lisez: Hachette).
Lala n'est pas absent: il arrive qu'il accompagne son maître au bureau. Le lecteur désireux de savoir ce qui se trame dans l'ombre feutrée des maisons d'édition à l'ancienne en aura pour son argent, à condition de croire que le roman dit vrai. Rien n'est moins sûr.
Tous ces épisodes s'entremêlent allègrement, s'ajoutent les uns aux autres pour constituer la trame élimée d'une existence indifférente à la stabilité et peu propice à l'accumulation de biens: «Je ne possède rien, ni voiture ni toiture. Pas un sou de côté, aucune économie, ma tante Yoyo s'en désole assez.» Ce roman, puisqu'il faut rappeler que c'en est un, fait de la corde raide. L'équilibriste aime se donner en spectacle et se défonce jusqu'à retomber sur ses pieds, comme un chat - mais pour lui-même davantage que pour le public. Celui-ci ferait bien, malgré tout, d'applaudir: il n'est pas si fréquent qu'un écrivain allie si intimement le masque et la sincérité sans manquer sa cible.

Cette semaine en librairie : Tom Wolfe et Jean-Noël Schifano

Très attendu, salué par un long entretien dans Libération samedi, le nouveau roman de Tom Wolfe est au programme de la semaine. Mais pas que.

Tête de gondole

Tom Wolfe, Bloody Miami

Portée par une prose électrique, cette grande fresque en 3D de la vie à Miami est un miroir de l'Amérique des années 2010, comme le fut pour les années 1990 le New York du Bûcher des vanités
Brillant, culotté, à l'humour corrosif: un Tom Wolfe très grand cru.

«Une invasion armée, c'est une chose, évidemment. Mais Miami est la seule ville d'Amérique – et même du monde, à ma connaissance – ou une population venue d'un pays étranger, dotée d'une langue et d'une culture étrangères, a immigré et établi sa domination en l'espace d'une génération à peine – par la voie des urnes. Je veux parler des Cubains de Miami. Dès que j'ai pris conscience de cette réalité, j'ai trépigné d'impatience: il fallait que j'y aille. C'est ainsi que j'ai passé deux ans et demi dans la mêlée, en plein coeur de l'immense foire d'empoigne qu'est Miami. Il faut le voir pour le croire; ou bien (oserais-je le suggérer?) le lire dans Bloody Miami. Dans ce livre – ou il n'est pas question d'hémoglobine, mais de lignées –, Nestor, un policier cubain de vingt-six ans, se retrouve exilé par son propre peuple de la ville d'Hialeah, la véritable «Little Havana» de Miami, pour avoir sauvé de la noyade un misérable émigrant clandestin de La Havane; Magdalena, sa ravissante petite amie de vingt-quatre ans, leur tourne le dos, à Hialeah et à lui, pour des horizons plus glamour en devenant la maîtresse d'abord d'un psychiatre, star des plateaux télé et spécialiste de l'addiction à la pornographie, puis d'un «oligarque» russe dont le plus grand titre de gloire est d'avoir donné son nom au Musée des beaux-arts de Miami (en lui vendant des faux pour soixante-dix millions de dollars...); un professeur haïtien risque la ruine pour que ses enfants mulâtres soient pris pour des Blancs; un chef de la police noir décide qu'il en a assez de servir d'alibi à la politique raciale du maire cubain; le rédacteur en chef WASP de l'unique quotidien anglophone encore publié à Miami, certes diplômé de Yale mais qui ne comprend rien aux contradictions intrinsèques et complètement cinglées de cette ville, meurt de peur de perdre sa place – et ses privilèges; tandis que son jeune reporter vedette, également sorti de Yale – mais qui, lui, a tout compris –, s'échine (avec succès et avec l'aide de Nestor, notre jeune policier cubain) à traquer le scoop qui lui permettra de se faire une place à la hauteur de son ambition... et je n'évoque là que neuf des personnages de Bloody Miami, qui couvre tout le spectre social de cette mégapole multiethnique. J'espère qu'ils vous plairont. C'est un roman, mais je ne peux m'empêcher de me poser cette question: et si nous étions en train d'y contempler l'aurore de l'avenir de l'Amérique?»
Tom Wolfe

Fondateur du «nouveau journalisme» dans les années 1960-1970, auteur d'une quinzaine de livres, immense romancier depuis le succès planétaire du Bûcher des vanités, Tom Wolfe est une grande voix de la littérature contemporaine, qui ne cesse de s'amuser de son rôle de «poil à gratter du monde littéraire américain». En France, ses romans, dont Un homme, un vrai et Moi, Charlotte Simmons, sont publiés chez Robert Laffont, dans la collection «Pavillons».
Son site Internet : www.tomwolfe.com.

A voir de près,
et même de très près

Jean-Noël Schifano, E.M. ou La Divine Barbare
Rome, novembre 1984-novembre 1985. 
Peut-on tout se dire, dans la tendresse amoureuse qui, quelques jours durant, laisse à découvert les secrets les mieux gardés de deux vies, en miroir l’une de l’autre? Tomber les masques, au vrai plus que Rousseau, plus que Lamiel, plus que Leiris, même? 
Le jeu secret quand la vie et l’amour ne tiennent qu’à un fil: aveu contre aveu. 
Que se passe-t-il d’essentiel entre Elisa, l’immense écrivain, qui survit un peu de temps encore à son suicide, et son traducteur, Giannatale, qui désire, après l’œuvre, traduire la plus voilée des vies?... 
Il y a deux amours fusionnels dans ce petit livre, mots et chairs, qui se passent entre deux chambres, et se poursuivent au cœur des milliers de pages écrites par Elisa. Éphémère, l’amour de Giannatale avec Polina. Éternel, l’amour pour Elisa. Tous deux partagés à la passion. Il y a le jeu jusqu’à la mort des vérités enfin dites.

jeudi 21 mars 2013

Le Salon du Livre, le Libé des écrivains

D'un côté, des livres partout, des auteurs qui signent et qui débattent, des chiffres d'affaires, la grande question de l'édition numérique face au papier, des négociations de droits en fonction de l'évolution du métier d'éditeur et de tout ce qui en découle, du monde dans les allées, du monde, du monde...
De l'autre côté, un quotidien qui prend aujourd'hui une allure différente, les journalistes de la rédaction ayant laissé la place à une bande d'écrivains pour décrire, décrypter, raconter l'actualité. On ne la choisit pas, elle vous tombe dessus de manière imprévisible et il faut donc bien ouvrir, au grand regret de Virginie Despentes, rédactrice en chef d'un jour, sur un événement auquel elle ne comprend rien. Son éditorial est plein de questions, elle avance ses incertitudes alors que la race des éditocrates a coutume de nous imposer ses certitudes. Et ça fait du bien.
Comme cela fait du bien de lire Jérôme Ferrari à propos d'Abou Dhabi, Mathieu Larnaudie sur Copé et, à la page suivante, sur Sarkozy ("Aujourd'hui, on va faire un numéro de gauche, pour une fois", avaient rigolé les écrivains en réunion de rédaction). Thierry Beinstingel visite le village où Marine Le Pen avait obtenu 72% des voix au premier tour de la dernière présidentielle (bon, cela ne faisait que 31 électrices et électeurs, mais quand même). Ingrid Astier est au tribunal où se juge l'affaire qui oppose Valérie Trierweiler à ses biographes. Lola Lafon s'interroge sur le recul ou pas le recul de la laïcité à l'occasion de l'annulation par la justice du licenciement d'une employée voilée dans une crèche. Frédéric Roux prend le tram à Paris.
Je n'en suis qu'à la page 15. Contrairement aux autres jours, j'ai envie de tout lire. J'ai presque oublié de dire (mais vous l'avez vu) qu'il y avait deux femmes en couverture, et ce n'est pas pour évoquer un scandale: Virginie Despentes et Angela Davis, Deux femmes puissantes. Une Blanche, une Noire.
A propos, un petit regret quand même: "On a besoin d'un écrivain africain", explique Cécile Guilbert, pour éclairer la mort probable d'un otage au Mali. Je comprends l'idée de base, et c'est mieux, finalement, que de donner encore la parole à un spécialiste européen. Mais il n'y aura de véritable progrès qu'au moment où on pensera à un écrivain africain (ou d'ailleurs, sans envisager ses origines) pour écrire à propos d'un événement qui n'a rien d'africain, et qu'il est tout aussi capable qu'un Français de faire sien.
Numéro excitant en diable, donc. Je me disais: comme ce serait bien d'avoir ça tous les jours! Avant de me reprendre: et quand écriraient-ils leurs livres (c'est-à-dire: quand nous donneraient-ils la meilleure part d'eux-mêmes) s'ils étaient tous les jours le nez collé sur l'actualité et les yeux sur l'horaire de bouclage, ces écrivains?

mardi 19 mars 2013

En librairie cette semaine : de Rosnay, Delacourt, Pelot, Diome

Je reprends une habitude égarée je ne sais où, et qui permet de savoir en début de semaine ce que vous trouverez quelques jours plus tard sur la table de votre libraire - un choix de titres, au moins.
Les présentations, extraits et biographies sont  fournis par les éditeurs.

Têtes de gondole

Tatiana de Rosnay, A l'encre russe

Alors qu’il était enfant, Nicolas Duhamel a perdu son père, disparu en mer. À vingt-quatre ans, lors du renouvellement de son passeport, il découvre que son père n’est pas le fils de Lionel Duhamel et s’appelle en réalité Koltchine. Pourquoi ce secret savamment entretenu? Affecté par ces révélations, qui ravivent la douleur de la perte, Nicolas se lance sur la piste de ses origines, jusqu’à Saint-Pétersbourg. De cette enquête découle un roman, publié sous le pseudonyme de Kolt, qui rencontre un succès phénoménal. Après trois ans sous les spotlights, un brin plus arrogant, celui qui se nomme désormais Nicolas Kolt séjourne sur la côte toscane. Dans un hôtel pour happy few, il verra s’accumuler orages et périls, défiler sa vie et se jouer son avenir. Spectaculaire roman gigogne, À l’encre russe marque le sacre de la reine du secret.
Nicolas appela le Gallo Nero, mais une voix condescendante lui répondit: «Désolé, Signor, nous sommes complets à ces dates. Il faut réserver des mois à l’avance.» Il marmonna deux mots d’excuses, puis reprit: «Je vous laisse mon nom et mes coordonnées, au cas où une chambre se libérerait?» Soupir à l’autre bout du fil. Qu’il interpréta comme un oui, aussi précisa-t-il: «Nicolas Kolt.» Avant même d’avoir pu donner son numéro, il entendit comme un gémissement contenu. «Pardon?» s’étrangla la voix. «Vous avez dit Nicolas Kolt?» Il commençait à en avoir l’habitude, mais c’était toujours aussi agréable. «Signor, vous auriez dû vous présenter, nous avons, bien entendu, une de nos plus belles chambres à votre disposition. Rappelez-moi, quand pensiez-vous venir, Signor Kolt?»
Franco-anglaise, Tatiana de Rpsnay est l’auteur de onze romans, dont Elle s’appelait Sarah (2007) adapté au cinéma par Gilles Paquet-Brenner. Grâce notamment aux succès de Boomerang (2009) et Rose (2011) elle est l’auteur français le plus lu en Europe et aux États-Unis ces dernières années.

Grégoire Delacourt, La première chose qu'on regarde

Le 15 septembre 2010, Arthur Dreyfuss, en marcel et caleçon Schtroumpfs, regarde un épisode des Soprano quand on frappe à sa porte.
Face à lui: Scarlett Johansson.
Il a vingt ans, il est garagiste.
Elle en a vingt-six, elle a quelque chose de cassé.
Une fable ultra-moderne, aussi féroce que virtuose sur la naissance de l’amour et la vérité des âmes.

Né en 1960 à Valenciennes, Grégoire Delacourt est publicitaire. Après le succès de L’Écrivain de la famille, son premier roman (20 000 exemplaires vendus en édition première, prix Marcel Pagnol, prix Rive Gauche), La Liste de mes envies, paru en février 2012, lui a valu une renommée internationale.



J'aime beaucoup


On sort tout juste de l’hiver. Au printemps, le ciel est bleu et lisse comme un crâne de Schtroumpf sans bonnet, les loups sont de retour, les pollens et le redoux se rappellent à notre bon souvenir. L’été peut cacher des ciels lourds d’un poids mouillé de linge sale, les orvets se coupent en deux, les renards pointent leurs reflets de flammes, et les brimbelles nous font les dents bleues. L’automne se mijote avec les patates au lard. Pour la Toussaint, on pourrait préférer le mimosa au chrysanthème. L’hiver crisse, la lumière du jour nous met en garde à vue basse, il nous faut faire des voeux en attendant le printemps.
Bientôt.
Pierre Pelot, habitant amoureux des Vosges, nous propose un texte qui se picore en petites scènes et vagabonde entre les mots et les sensations. Un livre qui virevolte comme la ronde des saisons: toujours changeante mais parfaitement immuable.

J'en attends beaucoup

Fatou Diome, Impossible de grandir

Salie est invitée un samedi à un dîner du type «papa, maman et les enfants, plus quelques amis». Mais cette invitation d’une apparente simplicité la plonge dans l’angoisse. Pourquoi est-ce si «impossible» pour elle d'aller chez les autres? De répondre aux questions banales sur sa vie, sur ses parents? Salie se lance dans une conversation avec «la Petite», sorte de voix intérieure et de double de la narratrice, enfant. Cette dernière va la forcer à revenir sur son passé, à revisiter son enfance pour comprendre l'origine de cette peur. Salie reconvoque alors ses souvenirs, la vie à Niodior, la difficulté d'être une enfant illégitime, d’endurer le rejet et la violence des adultes, les grands-parents maternels qui l'ont tant aimée…
A partir d'une matière très personnelle et intime, Fatou Diome parvient à créer un inoubliable personnage, Salie. Le roman est l'histoire d'une enfant grandie trop vite et qui ne parvient pas à s'ajuster au monde des adultes. Mais c'est aussi l'histoire d'une libération, car l'introspection que mène Salie pour apprivoiser ses vieux démons, tantôt avec rage et colère, tantôt avec douceur et humour, est salvatrice.
Un grand livre sur l'enfance bousculée et la nécessité d'asseoir sa place dans le monde des adultes. D’inspiration autobiographique, ce roman est en quelque sorte une suite au Ventre de l’Atlantique.

Fatou Diome est née au Sénégal. Elle arrive en France en 1994 et vit depuis à Strasbourg. Elle est l'auteur d'un recueil de nouvelles La Préférence nationale (2001) ainsi que de quatre romans, Le Ventre de l'Atlantique (2003), Kétala (2006), Inassouvies nos vies (2008) et Celles qui attendent (2010).


lundi 18 mars 2013

Yannick Grannec, prix des Libraires 2013


Le théorème de complétude est un sujet peu abordé dans les dîners en ville. Sauf quand ils rassemblent, à Princeton, Albert Einstein et d’autres scientifiques, parmi lesquels Kurt Gödel qui en avait fait, en 1929, son sujet de thèse. Il n’est pas besoin de l’avoir compris pour connaître le bonheur de lire Ladéesse des petites victoires, un premier roman aussi ambitieux qu’accessible. S’il y est question des recherches de Gödel, Yannick Grannec les aborde de biais et avec la curiosité de celle qui n’avait elle-même pas tout saisi, comme elle nous l’explique : « J’ai rencontré l’étrange monsieur Gödel à dix-huit ans, quand le fameux Gödel, Escher Bach m’est tombé entre les mains. Et des mains, puisque ce livre fabuleux était particulièrement ardu ! Il y a cinq ou six ans, j’ai lu un essai sur l’œuvre de Kurt Gödel, puis un autre. Dans chacun, sa femme Adèle y était à peine mentionnée et en termes pas toujours flatteurs. J’ai eu une intuition, celle d’une belle et intense histoire à raconter. Une histoire d’amour de près de 50 ans entre un génie des mathématiques et une petite danseuse. Et à travers elle, toute l’histoire scientifique du 20e siècle. »
Cherchez donc la femme… ou plutôt les femmes. Anna Roth, documentaliste, est chargée de convaincre Adèle Gödel, dans sa maison de retraite, de léguer à l’Institute for Advanced Studies de Princeton les archives laissées par son mari. La rencontre entre la jeune femme et la veuve de 80 ans est celle de deux caractères entiers qui mettront du temps à s’accorder et à trouver une complicité inattendue. Elle est aussi le point de départ d’un double récit : celui d’Adèle qui raconte le passé et celui d’Anna qui vit au présent. La structure s’est imposée : « Dès le début. Le personnage fictif d’Anna Roth, “celle qui écoute”, était nécessaire pour faire parler Adèle et éclairer plus particulièrement la réaction des Gödel à la montée du nazisme. Elle me permettait aussi d’alléger le récit, d’amener un peu de fraîcheur. Les passages historiques et scientifiques étant très documentés, parfois compliqués à écrire, la relation entre les deux femmes est devenue la “récréation narrative” que je m’accordais pour souffler. Et puis Anna a pris corps, elle a refusé de n’être qu’un faire-valoir. Elle a réclamé sa propre histoire. Et ce que personnage veut… »
La relation entre Adèle et Anna constitue la colonne vertébrale d’un livre où chaque élément est à sa place, les scientifiques apportant non seulement une réflexion sur la connaissance mais aussi des moments de drôlerie qu’Einstein n’est pas le dernier à susciter.
Quant à l’aventure du premier roman, Yannick Grannec l’a vécue intensément, jusqu’aux excellents échos qui l’accueillent : « Tous ces moments sont fabuleux, émouvants et je range ces souvenirs bien au chaud pour des jours moins cléments. Mais l’écriture de La déesse des petites victoires a été un marathon solitaire de quatre ans. Avec quelques belles périodes de vrai « flow » et pas mal de grands moments de doutes. Alors, quand j’ai entendu au téléphone une voix inconnue me dire « je veux vous publier ». Oui, c’était peut-être le moment le plus intense. Le doute disparaissait enfin pour un instant. Pour un instant seulement. »

François Emmanuel dans les pas de Joseph Conrad


Ce devait être une croisière luxueuse et tranquille, quelques jours de navigation paresseuse sur un fleuve africain, ponctués d’escales pour visiter des villes, d’anciens comptoirs ou une réserve naturelle. La population du Katarina est variée. Un gros écrivain généralement ivre, une journaliste des guides Lonely Planet, deux Américaines bigotes, un intellectuel originaire du pays, un couple en pèlerinage, deux amies Italiennes avec un enfant, le médecin du bord avec sa mère, etc. Sans oublier le narrateur, documentariste venu filmer les oiseaux.
Le deuxième soir, cette population s’est complétée de trois jeunes filles noires et voyantes, peu à leur place dans ce contexte. Ou trop bien à leur place, annonciatrices légères d’une tempête à venir. L’une d’elle, qui restera dans le bateau après une mésaventure dont les détails resteront longtemps mystérieux, sera le témoin silencieux de la suite.
Des Jours de tremblement, donc, à l’opposé du calme qui aurait dû présider à ce voyage dont la destination se révèle être l’enfer plutôt que le paradis. Pour cause de révolution dans le pays, le fleuve se transforme en piège. Les armes crépitent, des combattants prennent possession du Katarina dont les passagers apprennent à connaître la peur. Elle n’était pas inscrite au programme, l’arrivée du danger les a pris au dépourvu.
Jour après jour, François Emmanuel scrute les réactions de ses personnages. Pour la plupart, ils ne comprennent rien. Ils pensaient être à l’abri des agressions extérieures, protégés dans une bulle hors des problèmes réels, ils s’imaginaient que la question la plus angoissante consisterait à savoir quel apéritif ils allaient choisir avant le repas.
L’incompréhension se teinte, chez certains, de révolte. Traduite – nous simplifions – par une exigence simple : « Remboursez ! » Car enfin, si on ne peut même plus effectuer une croisière sans être menacé par une guerre qui ne nous concerne en rien, où allons-nous ?
Le fossé ne peut être comblé entre des touristes privilégiés, pour qui les privilèges vont de soi, et des hommes armés portés par la foi en un nouveau chef qui a promis d’éradiquer la corruption de son pays quand il aura pris le pouvoir. Les événements qui se succèdent ne sont pas propres à combler ce fossé.
Roman d’aventures, Jours de tremblement conduit avec habileté vers une fin imprévisible. François Emmanuel lorgne du côté de Joseph Conrad, dont Heart of Darkness (Au cœur des ténèbres) accompagne d’ailleurs l’écrivain du bord, Naginpaul – un nom qui évoque celui de Naipaul.
A travers les codes du roman d’aventures, ce livre conduit aussi vers des interrogations fondamentales. Autour du face à face entre deux groupes qui n’ont quasiment rien à se dire et ne peuvent que s’observer avec méfiance, il pose avec acuité le problème de l’autre. Nous avons dit combien l’intrusion d’une guerre déplaisait, le mot est faible, aux touristes. Il faut ajouter que ceux-ci, pour la population du pays qu’ils visitent, constituent le douloureux rappel du temps où les comptoirs du fleuve étaient les lieux de rassemblement, d’achat et de vente des esclaves.
Les vieilles blessures ne sont pas cicatrisées. Le narrateur, dont le projet de filmer les oiseaux paraît tout à coup bien dérisoire à ses propres yeux, en prend douloureusement conscience. Il pose sur cette aventure un regard honnête. Et gardera en lui des questions sans réponses.

jeudi 14 mars 2013

Eric Reinhardt : les fruits amers de la passion

Au point de départ, c’est une rencontre qui tombe à un mauvais moment et par l’émotion de laquelle David n’aurait pas dû se laisser submerger. Bien sûr, elle lui a plu tout de suite, cette femme qu’il a croisée dans un centre commercial où il vient d’acheter une peluche pour l’anniversaire de sa fille. « Il y avait longtemps que je n'avais pas éprouvé une telle attirance pour une femme croisée par hasard. » Mais pourquoi, alors qu’on l’attend pour un dîner en famille, se met-il à la suivre ? Il a suffit d’un bref échange de regards, de l’impression qu’il a eue de lire dans ses yeux une vague approbation, pour qu’il se transforme en chasseur. L’observe pendant une heure dans un café. Puis dans une salle de bowling. Avant de se décider à l’aborder enfin avec une phrase qu’il prépare depuis trois heures. Et qui ne ressemble pas à ce qu’il avait prévu. Mais qui débouche sur une proposition de rencontre.
David, le chasseur. Victoria, la proie consentante. Le début d’une liaison torride, dans laquelle David abandonne tous ses principes – le premier d’entre eux consistant à ne jamais revoir les femmes avec lesquelles il a eu une relation sexuelle. Cette fois, l’attirance est trop forte et les divergences s’effacent au lit. David, directeur de travaux sur le chantier de la plus haute tour de France, penche, pour le dire vite, à gauche. Victoria, DRH monde de Killofer, un important groupe industriel, est à l’exact opposé : elle manipule sans remords les syndicats en Lorraine pour gérer l’abandon d’un groupe de production. La passion physique n’étant peut-être pas suffisante pour faire durer leur histoire, Victoria la pimente d’une ouverture vers un projet qui permettrait à David de revenir sur son terrain de prédilection – car il se rêvait architecte et c’est par défaut qu’il est chef de travaux : concevoir le nouveau siège social de Killofer. Avec sa position dans l’entreprise, elle se sent capable de convaincre le grand patron, affirme-t-elle…
La cohabitation, ou plutôt les moments intenses volés dans deux emplois du temps surchargés, reste fragile. Le projet architectural bat de l’aile en même temps que David découvre chez Victoria un système qui ne lui plaît guère : elle avance toujours masquée, chaque pan de vérité dévoilé révélant de nouveaux masques. Elle est capable de faire des « mensonges géographiques », faisant croire à son mari qu’elle est là-bas alors qu’elle se trouve ici. Elle n’a rien dit d’un ancien amant dont le rôle est peut-être encore actif. Et son goût pour le danger s’affirme de plus en plus, jusqu’au drame annoncé.
Roman de la plénitude du désir accompli, Le système Victoria est aussi le roman de la déception et du chaos qui s’installe à force de vouloir aller toujours plus loin. D’autant que David est en terrain miné : à ce qu’il ignore de la véritable personnalité de Victoria s’ajoute ce qu’il sait de la fragilité de Sylvie, son épouse. Elle a basculé autrefois dans une sorte de folie dont il craint qu’elle surgisse à nouveau et ce lien-là est peut-être plus fort que le désir.

mardi 12 mars 2013

Bernard Pivot, les mots de sa vie entre guillemets


Comme beaucoup d’autres lecteurs, j’ai abondamment fréquenté Bernard Pivot. Le plus souvent par l’intermédiaire du petit écran. Le rendez-vous était une fête, dès Ouvrez les guillemets en 1973 (un lundi), davantage encore avec Apostrophes le vendredi, pendant plus de quinze ans. Moins ensuite.
Ouvrez les guillemets : ma première rencontre physique avec le maître ès lectures qu’il était pour moi s’est faite… un vendredi soir, le 16 septembre 1988. Chez Drouant, où il ignorait qu’il aurait un jour son couvert, il avait organisé une émission avec quatre solides candidats aux prix littéraires d’automne. Et Hervé Bazin, alors président de l’académie Goncourt. Celui-ci côtoyait Bernard-Henri Lévy, qui venait de publier un livre très belge, Les derniers jours de Charles Baudelaire (il recevra le prix Interallié), Patrick Besson (La statue du Commandeur, qui ne recevra rien), Erik Orsenna (L’exposition coloniale, prix Goncourt) et Philippe Labro (Un été dans l’Ouest, prix Gutenberg – qu’est-ce que c’est ?). Je me trouvais dans une salle annexe pendant l’émission que nous suivions sur des écrans de contrôle, mais j’avais eu l’honneur de serrer la main de Bernard Pivot avant le début du direct.
Fermez les guillemets : en mars 1997, lors de soirée d’ouverture du Salon du Livre de Paris, traversant le stand de RTL, je retombe sur Bernard Pivot, en conversation avec un de ses invités de l’autre jour, Philippe Labro. Bonjour-bonjour, serrage de mains, comment allez-vous ?
Entre ces guillemets ouverts et fermés, symbolisés non par des doigts autour de la tête mais par de brèves et viriles poignées de mains, il y avait eu une vraie rencontre, en deux temps.
En avril 1993, Bernard Pivot était l’invité d’honneur de la Foire du Livre de Bruxelles. J’avais fait des pieds et des mains pour me mettre en contact avec son assistante, Anne-Marie Bourgnon, et la convaincre de me donner le numéro de téléphone du journaliste. Je me reconnais dans le rapide portrait que fait Bernard Pivot, à l’article « Impatience » de son ouvrage Les mots de ma vie : « Un journaliste est, par nature, par intérêt professionnel, un impatient chronique, angoissé, presque maladif. Premier à détenir une information, premier sur un “scoop”, il veut aussi en être le premier divulgateur, que ce soit par écrit, par la parole ou par l’image. Il vit dans la hantise d’être “grillé” par un confrère. C’est un chasseur d’exclusivités, de priorités, d’antériorités, de “pole positions” ». C’était pour moi une sorte d’évidence : il n’était pas question de laisser l’exclusivité de pareil entretien à un confrère, considéré dans ces instants-là comme un concurrent.
Anne-Marie Bourgnon ne m’a donné le numéro de téléphone de Bernard Pivot qu’à une condition : il fallait que je mange le papier sur lequel je l’avais noté quand je l’aurais utilisé, un samedi matin à telle heure précise qu’elle m’avait donné. J’ai promis. Et je n’ai pas tenu la promesse, bien entendu.
Quelques jours plus tard, nous en avons bien ri, Bernard Pivot et moi, attablés à une bonne table bruxelloise, en compagnie de confrères un peu jaloux d’avoir été, en effet, grillés.

lundi 11 mars 2013

Carole Martinez : les prières de l'emmurée


Ne dites pas à Carole Martinez que ses romans ne correspondent à rien de ce que l’on attend. A rien de ce vers quoi les spécialistes en marketing orientent les auteurs : des sujets de société, des faits divers spectaculaires. Non, ne dites pas cela à Carole Martinez : il est probable qu’elle l’ignore. Ou, au minimum, qu’elle s’en moque. Elle raconte les histoires qui lui viennent, elle y met tout ce qu’elle peut, comme dans son premier roman, Le cœur cousu, que ne virent pas passer les jurés des grands prix littéraires. Mais elle en a reçu huit, des prix, et surtout les lecteurs se sont arraché un livre qui les emmenait loin d’eux-mêmes sur le ton du conte. Avec son deuxième roman, elle a reçu le prix Goncourt des Lycéens en 2011, et ce n'est pas mal non plus.
Le ton frappe encore d’emblée dans Du domaine des Murmures. « Je suis l’ombre qui cause. Je suis celle qui s’est volontairement clôturée pour tenter d’exister. Je suis la vierge des Murmures. » Rien à voir avec, par exemple, Marc Levy. Pourtant, ça marche – soyons honnête, un peu moins bien que Marc Levy. Comme en outre les jurés des prix, pas plus idiots que d’autres grands lecteurs, se sont aperçus à sa sortie de la qualité du roman, il se pourrait bien que sa carrière soit longue. De quoi rassurer sur l’avenir d’une littérature exigeante, forte, qui remue profondément.
Esclarmonde, promise par son châtelain de père au fils d’un autre nobliau, a refusé le mariage, s’est promise au Christ et s’est enfermée pour la vie entière afin de prier. Nous sommes au 12e siècle, faut-il préciser pour comprendre le contexte. Une sainte vivante est bienvenue pour les populations qui espèrent toujours qu’un miracle vaincra la misère. C’est moins heureux pour l’Eglise, aux yeux de laquelle Esclarmonde perturbe l’ordre des choses.
La recluse elle-même se débat entre les plus hautes aspirations et les manifestations imprévues de la vie qui croît en elle, suite à un viol dont le coupable ne sera pas démasqué tout de suite. On retient son souffle pendant plus de deux cents pages, l’expérience est rare.

jeudi 7 mars 2013

Foire du Livre : Le prix Première à Hoai Huong Nguyen

Il y a eu le prix Point de Mire, dont je fus proche, il y a maintenant le prix Première, avec de nombreux points communs puisque l'ancien comme le nouveau sont attribués par un jury d'auditeurs de la première chaîne radio de la RTBF - radio-télévision belge francophone, pour les non autochtones. La Foire du Livre de Bruxelles est aussi le cadre de la remise du prix, aujourd'hui comme hier. Aujourd'hui, c'était précisément l'ouverture de la Foire et l'attribution du prix qui, en changeant de nom, est aussi devenu une récompense réservée à un premier roman.
Cela tombe bien, Hoai Huong Nguyen en a écrit un qui est excellent. L'ombre douce succède ainsi à Léna, de Virginie Deloffre, qui avait été couronné l'an dernier.
L'ombre douce est une histoire d'amour. Une belle histoire d'amour tragique, située à une époque tout aussi tragique dans un pays en guerre, le Viêt Nam, une partie de la colonie française que l'on appelait alors l'Indochine. Yann est un soldat français qui se trouve pris dans la cuvette de Diên Biên Phu en 1954, qui survit mais est fait prisonnier et qui sera libéré grâce au sacrifice de Mai, la jeune Annamite rencontrée à l'hôpital où il se remettait de ses blessures avant la bataille de Diên Biên Phu. Ils avaient eu le temps de se marier et de passer quelques heures dans l'intimité...
Le destin des deux jeunes gens ressemble au conflit. Il est absurde. Mais cela donne, sous la plume de Hoai Huong Nguyen, un livre empli de poésie, où l'usage du tiret (peut-être le signe de ponctuation le plus utilisé dans ces pages) rythme d'étrange manière les moments les plus intenses - ils sont nombreux, ces moments-là, dans l'ardeur d'une jeunesse à la vie menacée.
Je ne sais pas si, parmi les dix-neuf autres livres sélectionnés pour le prix Première (je n'en ai lu que quelques-uns), l'un ou l'autre aurait pu, par ses qualités, mériter mieux que celui-ci une récompense que Hoai Huong Nguyen mérite absolument.

Foire du Livre : Nadine Monfils et ses polars hors normes


Fêlée, un mot du titre, La petite fêlée aux allumettes, convient parfaitement à décrire la romancière belge. A condition de le prononcer avec une nuance de respect dans la voix. Car Nadine Monfils ose tout sans s’inquiéter de l’effet presque hallucinogène qu’aura son imagination délirante sur le lecteur. Il fallait s’y attendre : cette littérature provoque un tel effet d’accoutumance qu’il devient impossible de s’en passer. D’où le succès, il y a deux ans, des Vacances d’un serial killer, pourtant un de ses livres les plus faibles, péchant par une mise en scène bricolée où les ficelles étaient trop visibles.
Rien de tel, heureusement, dans son avant-dernier roman republié en poche, où elle a pris la peine de resserrer les boulons tout en dégrippant les articulations qui grinçaient. Il n’y a donc que du bonheur à reprendre, sans risques, une bonne lampée de l’excellent cocktail dont elle seule est capable de doser les ingrédients.
Les personnages, plus déjantés les uns que les autres, sont en première ligne dans sa recette. Nake, une jeune barjo. Mémé Cornemuse, dont certains connaissent déjà le grand âge autant que l’extrême vitalité. Max, l’ivrogne vengeur. Cooper, l’inspecteur dont le seul amour, son chien, vient de mourir. Michou, son collègue (collègue de l’inspecteur, pas du chien !), flic le jour, travelo la nuit et pour qui, au contraire de Magritte dont la peinture influence la vie à Pandore, une pipe est une pipe !
Un brin de fantastique ne nuit pas au décor hanté par des hommes en chapeau boule. Le tricot est un outil de voyance. Et les allumettes aussi, bien sûr, pour des flashs effrayants. Car des meurtres ponctuent la vie à Pandore, il faut de l’hémoglobine pour donner la couleur du polar à La petite fêlée aux allumettes. Polar à nul autre pareil, dont l’intrigue est assez construite pour tenir en haleine les amateurs du genre. Mais intrigue qui passe à l’arrière-plan d’un livre tout en soubresauts inattendus, provoqués par une romancière qui ne se lasse pas de surprendre.

En même temps paraît le nouveau roman de Nadine Monfils, La vieille qui voulait tuer le bon dieu.

mardi 5 mars 2013

Compartiment auteurs, en préface à la Foire du Livre de Bruxelles

Pour la dixième fois, la Foire du Livre de Bruxelles (Tour & Taxis, du 7 au 11 mars) est précédée d'un recueil collectif de textes, Compartiments auteurs, invitation à la lecture dans les trains qui convergeront vers la ville où se tient la manifestation. L'ouvrage est distribué gratuitement dans quelques gares de Belgique, mais seulement certains jours. En revanche, il est aussi téléchargeable gratuitement depuis quelques jours, ce qui permet à chacun de s'y plonger - même sans prendre le train.
Nouveauté 2013, les six auteurs se partagent entre les deux principales langues du pays, le français et le néerlandais. Ne lisant pas le néerlandais, je n'ai pu découvrir que les trois textes en français, et je me demande d'ailleurs pourquoi l'idée simple (mais peut-être coûteuse) d'une traduction vers l'autre langue n'a pas été adoptée.
La moitié qui m'était accessible s'est révélée plutôt réjouissante, courtes nouvelles installées dans un cadre forcément ferroviaire où je me suis perdu et retrouvé - j'ai beaucoup pris le train, j'ai beaucoup aimé le prendre pour des voyages brefs ou plus longs pendant lesquels, la plupart du temps, je... lisais (forcément).
Yun Sun Limet et Armel Job parlent tous deux de la gare du Midi, du quartier proche, des émotions qui s'y vivent (mais pas, tiens! de l'odeur de chocolat qui régnait sur les quais quand le vent y apportait les effluves venues des bâtiments de Côte d'Or). Luc Dellisse est plus méditatif mais, au fond, se nourrit lui aussi de souvenirs, pour arriver à la gare Centrale.
Trois excursions rapides mais qui débordent largement de leurs décors, trois voyages immobiles pour s'interroger sur quelques facettes de l'humanité.

vendredi 1 mars 2013

Marcela Iacub, et alors ?


Peut-on lire un livre dont tout le monde parle, autour duquel le bruit est si grand – de la presse au prétoire – qu’il faudrait vivre dans une île déserte (et je vis dans une île, mais pas déserte) pour n’en rien savoir, pour ignorer que Le Nouvel Observateur l’a lancé en couverture la semaine dernière, que Libération a pris la foulée de l’hebdomadaire, que journalistes et commentateurs se sont engouffrés dans la brèche même sans avoir ouvert l’ouvrage en question, peut-on lire ce livre comme si rien ne s’était passé ? J’ai essayé, pour voir. Mais la réponse est définitivement non : chaque page est polluée des appendices qui l’ont précédée sur papier ou sur écran. Et, comme le livre est court, il est possible, voire probable, qu’on a ingurgité davantage de « littérature » à son propos avant de l’ouvrir…
Cela étant, il reste envisageable de traiter Belle et Bête, où Marcela Iacub se fait l’avocate du cochon (au risque de faire la bête quand elle espérait faire la belle) comme un texte « en soi », pour en dire qu’il est un objet peu définissable mais qu’on va tenter de définir malgré tout : une longue plutôt qu’un récit, une mise en scène tirant du côté de l’onirisme plutôt que le déballage crapoteux annoncé à grand renfort de publicité rédactionnelle. Au fond, un livre assez ennuyeux, répétitif, écrit à la va-comme-je-te-pousse, comme s’il y avait manqué au moins une relecture.
Le sentiment du bonheur perce quand la narratrice, qui écrit « je » (mais qu’est-ce que cela prouve ?), devient truie, pleine d’elle-même et du sentiment d’aboutissement correspondant à cette chose étrange : « être une truie dans le rêve d’un porc. »
Pourquoi pas, après tout ? La littérature nous a déjà fait tant de propositions inattendues qu’on est prêt à tout accepter. Encore faudrait-il un intérêt autre que cette seule proposition, et une force interne au texte que, même en cherchant bien, je n’ai trouvée nulle part. D’ailleurs, les premiers articles parus à propos de l’ouvrage, tous dithyrambiques (il fallait bien justifier l’effet d’avant-première), ne semblaient parler de littérature que dans une sorte d’égarement collectif, comme si plus personne ne savait très bien ce que c’est, cette chose pourtant rencontrée dans certains livres, et que le lâcher de noms envisagé comme un nouveau sport suffisait à créer le brouillard à travers lequel tout se mêle et tout se vaut.
Contre Marcela Iacub, Christine Angot est venue en renfort de l’équipe adverse. Autant dire que les uns et les autres méritent le même sort : l’oubli. Où tombera Belle et Bête aussi, une fois qu’il aura été lu par un assez grand nombre de personnes moins polluées que moi par une presse contre laquelle je n’ai rien par principe mais qui, cette fois, a utilisé un livre qui ne méritait pas tant d’attentions pour faire sa propre promotion en créant la polémique. Un peu comme Libération, à la dernière rentrée littéraire, avait utilisé dans le même esprit, et en ouverture du journal, le dernier et indigent roman de Christine Angot. Où il était question d’une tranche de jambon. Du porc, du cochon… et la même pauvreté d’expression dans les deux ouvrages.