jeudi 10 octobre 2013

Alice Munro, Prix Nobel de Littérature

Jamais la nouvelle, genre pourtant universel, n’avait été couronnée en tant que telle par le Prix Nobel de Littérature. C’est chose faite cette année pour l’une des favorites des agences de paris, la Canadienne Alice Munro, née en 1931, « maître de la nouvelle », une quinzaine de livres à son actif.
Son premier recueil, La danse des ombres heureuses, est un bon exemple de son talent singulier. Elle est la miniaturiste de moments oubliés dont elle rafraîchit les couleurs pour les projeter dans le présent.
Dans Le matériau, il est question d’un écrivain, histoire de liquider la question d’un sujet rebattu et, ici, détourné avec une sourde violence. L’écrivain, Hugo (pas Victor, non), ne raconte pas sa vie. Son ex-épouse prend le récit en charge, longtemps après leur séparation, parce que son mari actuel est tombé, dans une librairie, sur un ouvrage contenant une nouvelle d’Hugo. Comme ils vivent avec Clea, la fille de celui-ci (l’histoire conjugale d’Hugo est assez tourmentée, il a par ailleurs six autres enfants), cela paraît une bonne idée d’acheter le livre à l’intention de Clea. Qui ne lira pas ces pages, peu importe. En revanche, l’ex-épouse a une bouffée de souvenirs, plutôt de mauvais souvenirs malgré de bons moments passés ensemble. Elle se rappelle où ils logeaient, comment Hugo trouvait bons tous les prétextes pour être empêché d’écrire. Au fond d’elle-même, elle pensait qu’il n’avait pas l’étoffe d’un écrivain. Un jour, c’était une pompe qui faisait du bruit dans la cave, indispensable à la préserver des inondations. Dotty, la fille de la propriétaire, qui vivait au sous-sol, fut quand même inondée quand Hugo, excédé par le bruit, arrêta la pompe un soir. Dotty était un sacré personnage, attachante malgré le surnom que lui avait donné le couple : la catin-en-résidence. Et voilà Dotty dans la nouvelle d’Hugo, extraite de la vie, mise en lumière, suspendue dans la merveilleuse gelée transparente que Hugo a appris à confectionner tout au long de son existence. C’est de la magie, on ne peut le nier.
Cette magie-là, Alice Munro la renouvelle dans chaque récit, avec des moments d’une rare limpidité qui mériteraient d’être enfilés comme les perles d’un collier miraculeux, qu’on se garderait sous la main pour les difficultés de la vie. On y lirait cette longue phrase, dans un seul souffle : « Comme les enfants dans les contes de fées qui ont vu leurs parents conclure des pactes avec des inconnus terrifiants, qui ont découvert que nos craintes ne sont fondées sur rien d’autre que la vérité, mais qui reviennent indemnes, rescapés miraculeusement, prennent leurs couteaux et leurs fourchettes avec humilité et bonnes manières, prêts à vivre heureux pour toujours, comme eux, abasourdie, forte de la puissance des secrets détenus, je n’ai pas soufflé mot. Et d’un coup on se sentirait mieux. »
Bien sûr, on y perdrait une des qualités majeures du recueil, où il faut arriver à cela dans la suite des images et des sensations, chaque fois nouvelles.
On y perdrait aussi, avec moins de regrets peut-être, la face plus sombre d’un livre où tout n’est pas éclairé de la même manière. Car seul le contraste permet de mettre en valeur les instants privilégiés. Et saurions-nous que nous sommes heureux si nous n’avions connu le malheur ?
Ainsi, la nouvelle qui donne son titre au recueil est la description d’une fête particulièrement déprimante. Miss Marsalles donne des leçons de piano depuis des temps immémoriaux, maintenant aux filles de celles qu’elle a déjà eues pour élèves autrefois. Et, en juin, le récital des élèves, dans une maison qui sent la décrépitude d’une vie, est une épreuve pour tout le monde. L’atmosphère s’alourdit encore quand, alors que la narratrice, la plus âgée des filles présentes, joue un morceau, arrivent dans son dos huit ou dix enfants handicapés, pour faire nombre en désespoir de cause dans un cours passé de mode. Bref, la journée est catastrophique, les sandwichs sont racornis, le punch éventé. Pourtant, tout cela trouve peut-être son sens grâce à la dernière pièce jouée au piano. Elle s’appelle, elle aussi, « La danse des ombres heureuses ». Et tout à coup l’air est plus respirable à tel point que la fille et sa mère, après leur départ, se demandent : « Comment se fait-il que nous soyons incapables de dire comme nous l’avions prévu : Pauvre Miss Marsalles ? »
Le bonheur se nichait, dans cette maison comme dans le recueil d’Alice Munro, aux endroits les plus improbables.

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