jeudi 31 janvier 2013

Philip Roth et le comédien qui a perdu sa magie


Trois actes, et baissez le rideau ! Une tragédie classique, en somme, pour l'avant-dernier roman traduit en français de Philip Roth. Bref et percutant, une descente aux enfers interrompue par une rémission. Premier acte : Simon Axler, comédien de grand talent, découvre qu’il n’est plus capable de s’exprimer sur scène. « Il avait perdu sa magie. » Deuxième acte : Pegeen, dont les parents sont des amis, s’entiche de lui alors qu’elle était lesbienne. « Les perspectives de l’un et de l’autre avaient radicalement changé. » Troisième acte : « “C’est fini”, annonça Pegeen à Axler. »
La mécanique est implacable. Du jour où Axler comprend qu’il est un acteur fini, que « ça sonne faux », il sombre dans la dépression, tout en continuant de temps à autre à jouer un rôle. Il en changera d’ailleurs au fil du roman, selon les moments : patient obéissant, amant attentif, homme déçu, autant de personnages dont il adopte la manière d’être comme il l’a fait sur scène. Il se demande même parfois s’il ne devrait pas renforcer tel ou tel aspect du caractère affiché. Il est resté, malgré lui, l’homme capable de se plier aux contraintes d’une situation, et d’en jouer. Même si cela fonctionne dorénavant moins bien avec Shakespeare : « Il n’arrivait pas à jouer le Shakespeare assourdi, et il n’arrivait pas à jouer le Shakespeare assourdissant, or il avait joué Shakespeare toute sa vie. »
Axler est entré dans sa dernière pièce et, si Camus ne s’en était pas déjà servi, La chute eût été un titre formidable. Bien meilleur que Le rabaissement, qui n’est pas à la hauteur d’un roman où le personnage principal se débat dans une situation insupportable. L’âge en est bien sûr responsable pour une grande partie, bien qu’il ne soit que dans la soixantaine. Mais les véritables raisons de ce coup de mou qui dure sont peut-être ailleurs. Il les cherchera en vain lors d’un séjour en hôpital psychiatrique. Le remède à son état n’est pas plus facile à déterminer. Probablement les antidépresseurs l’aident-ils à dormir et à éloigner de lui l’angoisse qui lui faisait entrevoir le suicide. Probablement aussi les confidences d’une autre patiente, qui va jusqu’à lui demander de tuer son mari coupable d’avoir violé leur petite fille, lui redonnent-elles une certaine confiance en lui. Pas assez pour reprendre son métier. Mais de quoi séduire Pegeen, ou au moins accepter d’entrer dans cette relation improbable puisque l’âge et leurs habitudes sexuelles les séparent.
Si Axler était moins lucide, il n’aurait pas conscience de sa soudaine médiocrité. Il faut avoir eu du talent pour reconnaître un jour qu’on l’a égaré quelque part, et qu’on ne le retrouvera peut-être jamais. Philip Roth, à travers ce personnage de comédien, semble conjurer la peur de devenir un écrivain banal. Il n’en est pas là – heureux lecteurs ! S’il reconnaît volontiers, à 78 ans, ne plus trouver en lui l’énergie nécessaire à d’amples constructions romanesques, il fait toujours merveille dans l’élaboration de livres comme celui-ci. Rondement mené, le temps d’une représentation, Le rabaissement touche là où ça fait mal, rappelle que la vie est facétieuse et offre des sursis inattendus, mais aussi que personne ne peut empêcher sa propre chute finale. Une leçon morale et littéraire.

mercredi 30 janvier 2013

Delphine de Vigan et la famille, côté sombre

La fois précédente, en 2009, Les heures souterraines s’était trouvé dans le dernier carré du Goncourt, sélection finale avant le prix. Rien ne s’oppose à la nuit, en 2011, a reçu dès le début de la saison de rentrée littéraire le prix du roman Fnac. Il n'y avait pas de temps à perdre, en effet, pour découvrir et faire découvrir un livre bouleversant, dont la carrière auprès des lecteurs s'est poursuivie de manière exemplaire, accompagnée d'autres prix littéraires: prix Renaudot des lycéens 2011, prix du roman France Télévisions 2011 et Grand prix des lectrices de Elle 2012. Pas mal, et la réédition au format de poche, aujourd'hui, devrait élargir le cercle.
Malgré la mention du genre, c'est à peine un roman. Il s'agit plutôt d'une quête personnelle pour s’approcher de Lucile, la mère suicidée après plusieurs épisodes délirants qui seraient presque drôles si deux enfants n’en avaient été les victimes désemparées.
Le sujet du livre est proche et lointain. Delphine de Vigan, qui raconte l’enfance de sa mère à la troisième personne avant de s’afficher comme la narratrice, savait certaines choses de Lucile. Pas toutes. Et surtout pas les plus terribles moments d’une enfance apparemment privilégiée, portée par la beauté d’une fillette dont on s’arrachait le visage et la silhouette pour des photos publicitaires. La romancière sait qu’elle va vers quelque chose de dur : « Ma mère constituait un champ trop vaste, trop sombre, trop désespéré : trop casse-gueule en résumé. » Dans sa famille nombreuse, Lucile a rencontré la mort, le handicap, et une violence longtemps tue qui déboule, à la moitié du livre, pour le faire basculer du côté sombre des familles.
On n’en dira pas trop, parce que Rien ne s’oppose à la nuit (un titre tiré de la chanson d’Alain Bashung, Osez Joséphine) commence en demi-teinte et que l’effet de surprise créé par la révélation majeure est nécessaire à sa dynamique. Si le début peut sembler trop classique pour accrocher vraiment, la suite crée un irrésistible effet d’appel vers le dévoilement de tout le reste.
Peu classique, en revanche, est la manière dont Delphine de Vigan conduit son aventure – car c’en est une. Interrogeant les survivants de la famille, écoutant les cassettes enregistrées par son grand-père, elle rassemble des morceaux épars pour leur donner une cohérence. Mais elle est elle-même le fil conducteur de son récit. Et le doute est le sentiment qui l’accompagne le plus souvent : ai-je raison d’écrire ceci ? que vont en penser les autres ? pourquoi dire cela ? On ne sait ce qu’en pensent les membres de sa famille. Mais, de l’extérieur, Rien ne s’oppose à la nuit est un livre magnifique malgré sa noirceur. Ou grâce à elle.

mardi 29 janvier 2013

Les armes aux Etats-Unis : Stephen King dans la mêlée

Stephen King vient de publier un petit livre numérique - sorti vendredi, il est en tête des meilleures ventes de non fiction chez Amazon. Guns, comme son titre l'indique, parle d'armes et apporte donc la contribution de l'écrivain à un vieux débat qui a repris de la vigueur ces derniers temps, suite à quelques faits divers sanglants et à la réaction de Barack Obama après ceux-ci. Peut-être faudrait-il limiter la circulation des armes aux Etats-Unis?
Pour rappel, le Deuxième Amendement de la Constitution des Etats-Unis, auquel s'accrochent les partisans d'une vente libre des armes, garantit le droit des citoyens à détenir des armes: "Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé."
Ce n'est peut-être pas ici le lieu idéal (et je ne suis pas la personne la plus compétente) pour détailler les arguments de Stephen King en faveur d'une certaine réglementation - il ne plaide pas pour une interdiction, mais il aimerait malgré tout que les choses soient mieux encadrées. Deux ou trois choses, quand même.
Son bref essai s'ouvre par un chapitre saisissant qui détaille, en vingt-deux points, les étapes de la médiatisation quand une fusillade éclate dans un établissement scolaire. Tout est là de la manière dont se déroulent les événements, y compris, au point 19, l'argumentation de la NRA (National Rifle Association, en faveur d'une interprétation non restrictive du Deuxième Amendement): "La NRA ne va pas jusqu'à dire que les victimes sont à blâmer pour avoir pensé qu'elles pouvaient vivre en Amérique sans avoir une arme sur elles ou dans leur sac, mais il est difficile de ne pas entendre le raisonnement."
Stephen King refuse l'affirmation selon laquelle les Etats-Unis vivent dans une culture de la violence. Son analyse des grands succès, qu'il s'agisse de livres, de films, de jeux vidéo ou d'émissions de télévision, tend à renforcer son refus. "Affirmer que la culture de la violence de l'Amérique est responsable des fusillades dans les écoles équivaut, pour les cigarettiers, à dire que la pollution de l'air est la principale cause du cancer du poumon."
Il ne propose pas de solution radicale, mais des mesures raisonnables visant à limiter le danger de cet arsenal en libre circulation. Cela semble réaliste et prudent.
Mais à quel titre mériterait-il d'être entendu?
Son premier roman, non publié dans un premier temps, mais qu'il a ensuite repris et retravaillé, est paru en 1977, signé Richard Bachman, sous le titre: Rage. (Il a été traduit en français en 1990, sous le même titre.) il raconte l'histoire d'un élève qui emporte une arme à l'école, tue son professeur d'algèbre et prend sa classe en otage.
Quatre fois au moins, des faits divers similaires ont été, dans les années suivantes, reliés à ce livre. En Californie, en 1988, Jeffrey Line Cox reproduit, à l'assassinat d'un professeur près (il n'y a pas eu de victimes), le schéma du roman. Quand la police lui demandera ce qui a inspiré son geste, il répondra, selon Stephen King dans Guns: "Une histoire de pirate de l'air à la TV - et un roman intitulé Rage."
Après la reproduction de faits divers étrangement proches, Stephen King finira, en 1999, par demander à son éditeur de retirer le livre de la vente. Personne ne le lui avait demandé (le Premier Amendement, garantissant la liberté d'expression, rendait impossible une telle demande) mais il s'était senti responsable - pas coupable, la nuance est importante. "Mon livre [...] n'a pas fait d'eux des assassins; ils ont trouvé dans mon livre quelque chose qui leur parlait parce qu'ils étaient déjà brisés. [...] Vous ne laissez pas un bidon d'essence là où un garçon aux tendances pyromanes peut mettre la main dessus."
Belle réflexion, en tout cas, sur la place de l'écrivain dans la société...

vendredi 25 janvier 2013

Florence Cassez, de sa prison

Il me semble avoir lu quelque part que, dans les premiers moments de sa liberté retrouvée, Florence Cassez a dit qu'elle écrirait peut-être un livre. En fait, il existe déjà, ce livre, même s'il ne raconte pas toute son histoire. Et pour cause: A l'ombre de ma vie est paru il y a trois ans, alors qu'elle était toujours en prison et ignorait si elle en sortirait un jour.
Passant de moments d'abattement à des poussées d'optimisme, les uns comme les autres relevant souvent de l'irrationnel, elle retrace son parcours, depuis son installation au Mexique jusqu'à l'implication personnelle de Nicolas Sarkozy dans son affaire - les tensions sont vives entre les deux présidents, français et mexicain, dans cette période. En passant par son arrestation, son procès, le verdict ensuite modifié, les conditions de détention, les coups de téléphone à la famille, l'arrivée de son avocat Frank Berton...
Une chose me gêne dans ce livre, c'est de ne pas savoir comment il a été écrit. La page de titre crédite Eric Michel pour sa collaboration, mais son nom n'apparaît nulle part ailleurs, pas même dans les remerciements. La préface est signée Jacques-Yves Tapon, journaliste qui raconte s'être fait dérober dans une chambre d'hôtel, à Mexico, des pages que Florence Cassez lui avait discrètement données lors d'une visite à la prison. Il est bien dit quelque part que les parents de la détenue enregistraient ses nombreuses communications téléphoniques. Est-ce à partir de celles-ci qu'Eric Michel a "monté" un texte à la première personne, comme si la prisonnière racontait elle-même? On ne peut faire que des suppositions.
Une autre chose, qui pourrait nuire à l'intérêt du livre, ne me gêne en revanche pas du tout: Florence Cassez s'y présente comme la victime d'un système judiciaire mexicain dont elle dénonce les nombreux défauts. Après tout, elle présente sa vision des choses et c'est bien normal.
On ne cherchera pas ici de prétention littéraire - rien à voir avec, par exemple, Même le silence a une fin, d'Ingrid Betancourt, dont le nom apparaît ici notamment en raison de son engagement pour faire libérer Florence Cassez après qu'elle-même a été relâchée par ses ravisseurs. Mais le témoignage est parfois poignant. Celui d'une femme qui se bat contre tout un pays, et qui, avec l'aide de ses soutiens en France, parvient à faire de son cas personnel une affaire d'Etat.
En attendant un hypothétique livre suivant, où elle raconterait ses dernières années en prison et son retour très médiatisé en France (quelle radio, quelle télévision, quel journal de la presse écrite n'a pas parlé d'elle ou ne l'a pas interviewée depuis deux jours?), voici un ouvrage dont la lecture ne sera pas du temps perdu.

jeudi 24 janvier 2013

Meilleures ventes 2012 : la victoire du roman en poche

Oui, je vais une fois encore sacrifier au rite des bilans - ce sera la toute dernière pour ce qui concerne l'année dernière, promis. Mais Livres Hebdo vient de faire connaître son Top 50 des ventes de livres pour 2012, avec les réserves d'usage puisqu'il s'agit d'une "estimation" des ventes hors export, incluant les ventes en ligne. La liste a été établie par Ipsos et Livres Hebdo.
Elle rejoint en partie, pour les romanciers français, le palmarès publié récemment par Le Figaro, et que j'avais commenté. Inutile de revenir, par conséquent, sur ce que j'ai déjà dit de quelques écrivains dont les livres se sont particulièrement bien vendus l'an dernier:
  • Guillaume Musso, 1er avec L'appel de l'ange (Pocket), 496.900 exemplaires, et 5e avec 7 ans après... (XO), 352.400 exemplaires;
  • Joël Dicker, 4e avec La vérité sur l'affaire Harry Quebert (de Fallois/L'Age d'homme), 363.200 exemplaires - soit 130.000 de moins que pour Le Figaro, passons sur ce détail;
  • Marc Levy, 6e avec Si c'était à refaire (Laffont), 344.200 exemplaires, et 7e avec L'étrange voyage de Monsieur Daldry (Pocket), 329.700 exemplaires;
  • Grégoire Delacourt, 8e avec La liste de mes envies (Lattès), 301.300 exemplaires.
Inutile aussi de s'appesantir une fois encore sur E.L. James et Cinquante nuances de Grey (Lattès), 3e avec 415.900 exemplaires.
En revanche, il me semble intéressant de noter que les neuf premiers livres du classement sont des romans, dont quatre au format de poche. Ceux qui n'ont pas été déjà cités sont Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, de Jonas Jonasson (Pocket, 2e avec 479.300 exemplaires), et Faute de preuves, d'Harlan Coben (Pocket, 9e avec 276.000 exemplaires). On remarque, même sans le vouloir, qu'une collection de poche domine la marché du best-seller...
Parmi les titres du Top 50, où l'on trouve aussi bien Nutella: le petit livre, de Sandra Mahut (Marabout, 10e avec 259.500 exemplaires - à l'huile de palme?), que le dernier Blake et Mortimer (Blake et Mortimer, 11e, 249.300 exemplaires), je me suis amusé, manière de parler, à faire le compte des livres au format de poche. Ils ne sont pas loin de constituer la moitié des meilleures ventes: 24 titres, et presque tous des romans.
Voilà qui conforte la... euh... ligne éditoriale (?) de ce blog, où la part du roman au format de poche est essentielle. Aucune raison de changer, donc.

mardi 22 janvier 2013

Henry Bauchau aurait eu 100 ans aujourd'hui

Il y a cent ans aujourd'hui, Henry Bauchau naissait à Malines, en Belgique. Son éditeur vient de publier le texte qu'il avait achevé avant sa mort en septembre dernier. L'enfant rieur II: Chemin sous la neige, que je n'ai pas lu, est, écrit l'éditeur, «le livre des illusions perdues puis de la lente métamorphose d’un homme qui voulait réussir par “l’action” et, à travers une psychanalyse, mais aussi maintes péripéties, déboires professionnels, difficultés d’ordre amoureux, a pu accéder à sa vraie vocation: l’écriture.» En même temps est paru un essai de Myriam Watthee-Delmotte, Henry Bauchau: Sous l'éclat de la Sibylle.
Pour célébrer ce centenaire, je vais me reporter vingt ans en arrière. Henry Bauchau avait 80 ans et publiait Jour après jour.

Jour après jour est le journal qu’Henry Bauchau a tenu de novembre 1983 à septembre 1989, c’est-à-dire pendant qu’il écrivait Œdipe sur la route. Évidemment, cette période est importante dans sa vie puisqu’elle correspond à un travail dont le résultat est sans doute son principal roman. On découvre, au passage, qu’il l’avait commencé dans le journal même, bien que le début du premier jet ne soit pas repris dans le texte publié. Celui-ci est donc bien constitué des à-côtés de l’écriture, de ces instants dont on se dit parfois qu’ils auraient pu être consacrés au roman, mais qui devaient sans doute, par ce qu’ils apportent à la fois de dispersion et de concentration, être utilisés comme des apports extérieurs.
De toute manière, Henry Bauchau avait aussi un autre travail, même s’il dit, en gros, qu’il est plutôt un écrivain psychanalyste que le contraire. Et ce travail, ces analyses qu’il mène avec des « clients » – les guillemets s’imposent tant les rapports qu’il a avec eux débordent souvent du cadre professionnel, empiètent parfois sur l’écriture. Henry Bauchau passe aussi beaucoup de temps à interpréter ses propres rêves, voire un « lapsus calami » qui lui est venu et dont il s’est aperçu à la relecture…
Mais, bien sûr, ce qui passionne, c’est la lutte avec l’œuvre. Le mot « lutte » peut paraître excessif, il ne l’est que si on n’a pas, avec Bauchau, traversé ces années dans le souffle desquelles nous nous trouvons avec ce journal. Le souffle n’est pas continu, d’où précisément les ruptures de rythme, les creux et les vagues – comme la vague est un moment important d’Œdipe sur la route, l’image revient tout naturellement.
Jour après jour porte bien son titre : il s’agit en effet d’une volonté de poursuivre, malgré les occupations diverses qui détournent l’attention, malgré la fatigue, parfois, qui empêche Bauchau d’écrire autant qu’il l’aurait voulu. Dans ce qui peut paraître additions d’épicier, et dont il se moque d’ailleurs lui-même, il fait le compte des pages écrites, puis réécrites, retravaillées, etc., jusqu’à la version finale. C’est qu’un écrivain est aussi un artisan et a besoin sans doute de voir avancer son travail, chaque feuillet se posant au-dessus du précédent pour finir par devenir un volume – et du volume manuscrit au volume imprimé, il semble n’y avoir plus qu’un pas à franchir dans le cas d’un écrivain comme Bauchau, évidence qui demande d’être quelque peu revue et corrigée à la lumière des heures difficiles. Celles, vécues apparemment comme normales, qui suivent les rédactions successives dont Bauchau lui-même trouvait rapidement qu’elles n’étaient pas définitives. Mais aussi celles, plus douloureuses, au cours desquelles il reçoit, sur une version qu’il croyait être la dernière, des avis convergents : il faut encore travailler ! Le découragement, apparemment, n’est que passager chez cet écrivain mû par la volonté d’aller jusqu’au terme de ce livre – et même de ces deux livres si l’on pense que Diotime et les Lions, paru ensuite, faisait d’abord partie d’Œdipe sur la route.
La volonté n’est cependant qu’un des éléments, et certainement pas le premier. Au début, en effet, Henry Bauchau se trouve en quelque sorte convoqué par ses personnages, sommé par eux de leur accorder temps et attention. Il en est aux prémices quand il note : « Sans hésitation j’ai repris Œdipe sur la route. À côté de ce titre, j’ai marqué entre parenthèses : suite. Ce n’est pas très bon, c’est un brouillon assez confus, mais deux personnages, Œdipe et Antigone, sont sur la route. Je ne sais pas où ils vont, je sens que je peux, que je dois peut-être les suivre. » Plus tard, il dira souvent qu’il doit s’y remettre après quelques jours d’interruption, parce que le penchant naturel de l’homme le conduit plutôt vers la paresse – c’est notre interprétation.
Et puis, lui qui voulait d’abord écrire un livre court, plus facile à publier, se sent glisser vers un gros volume alors qu’il se dit « à quoi bon ? », parce que le reste de son œuvre lui paraît oublié, négligé. Vanité d’auteur ? Oui, bien qu’il pense souvent devoir être capable d’écrire pour lui seul mais n’y arrive pas. Heureusement, plusieurs prix littéraires viendront, dans cette période, lui mettre du baume au cœur et peut-être lui permettre de trouver la force de poursuivre. On découvre à cette occasion combien les incitants extérieurs peuvent, pour un écrivain, se révéler nécessaires et, grâce au regard des autres, lui rendre une confiance précédemment ébranlée.
Jour après jour est d’une richesse dont on ne fait pas le tour en quelques phrases, en quelques thèmes. On a tout à gagner en y plongeant, surtout si on a lu Œdipe sur la route. Alors que son travail touche – enfin – à son terme, Henry Bauchau livre une clef, « la » clef du roman : « Le sens de la route d’Œdipe et d’Antigone se trouve dans une phrase de Maurice Blanchot : “La réponse est le malheur de la question.” Sur la route, Œdipe renonce aux réponses et, si l’on peut dire, revient à la question. Antigone ne s’en est jamais écartée. Elle est une question vivante. »
Bien d’autres choses sont à trouver dans ce volume, à commencer par la présence discrète et néanmoins lancinante du sentiment de la défaite vécue par Henry Bauchau en 1940, coupure capitale qu’il voudrait bien raconter mais pour laquelle le moment n’est pas encore venu. On devine, quand il en parle, un rêve – ou un cauchemar – de roman potentiel dont il faut espérer pouvoir le lire un jour.

dimanche 20 janvier 2013

30 ans : Philippe Geluck arrête, je continue

Mon cher Philippe,

L'apparition de ton Chat, à une époque où l'animal ne risquait pas d'être confondu avec une forme de dialogue sur Internet - et, d'ailleurs, sa silhouette ne trompait pas sur la marchandise - a coïncidé, à quelques jours près, avec celle de ma signature dans le même journal - Le Soir. Cet anniversaire-là, nous le fêterons donc en même temps, mais pas de la même manière.
Tu viens d'annoncer que tu lâchais l'affaire, au moins sous cette forme. Je vais te citer, ce sera plus simple:

Nous allons enfin pouvoir tester l’impact de cette rubrique «actu». Ça faisait un moment que je me posais la question de savoir quelle était sa véritable portée car je ne retrouve pas souvent à la une de la presse internationale les infos confidentielles que je vous glisse dans le coin de l’oreille. Ça peut vouloir dire deux choses: soit vous êtes d’une discrétion exemplaire (ce qui m’étonnerait un peu), soit tout le monde se fout de ce que je raconte (ce qui m’étonnerait beaucoup). Alors, pour mettre fin à cet insoutenable suspense, je m’en vais vous balancer une nouvelle qui risque d’ébranler pas mal de monde. Vous êtes assis? Alors voilà: j’arrête de dessiner Le Chat pour les journaux à partir du 23 mars. Et poum, c’est dit. Décision mûrement réfléchie. Je me suis dit qu’il faudrait bien arrêter un jour et que le mieux était de le décider moi-même. J’ai choisi la date anniversaire des 30 ans du Chat pour que ça fasse un chiffre rond. J’ai pensé que ça aurait de la gueule. 22 mars, apparition du Chat dans Le Soir avec un strip qui annonçait tout: «Pif. Paf. Pouf. C’est un bon début.». 23 mars 2013, pile 30 ans après, disparition du Chat, avec un strip qui dira sans doute «Poum poum. Tagada. Tsoin tsoin. C’est une bonne fin. Non?», ou quelque chose dans le genre.
J’arrêterai la même semaine dans VSD, dans l’Illustré et dans Le Soir. – Mais pourquoi faites-vous ça, me direz-vous? Parce qu’après 1560 semaines de parutions assidues, je me dis que j’aimerais parfois prendre le temps de partir huit jours par-ci ou dix jours par-là, que j’aimerais me consacrer à certains projets différents sans être astreint à cette échéance hebdomadaire de remise de mes pages au journal. Je continuerai à dessiner, à écrire et à peindre, à publier des albums et des livres, mais d’une autre façon. Et je continuerai bien sûr à alimenter cette appli, parce que je crois que je ne peux pas me passer de vous. Je vous kiffe trop!
Votre vieux Phil 

Il y a quelques années déjà, en raison de mon éloignement géographique, que je ne te voyais plus débarquer à la rédaction avec ton nouvel album sous le bras. J'aimais bien ce rendez-vous, comme les rendez-vous hebdomadaires auxquels tu nous conviais.
Tes histoires d'appli, je ne comprends pas trop, mais c'est sans importance. J'ai compris l'essentiel: que le Chat est toujours là, et toi derrière lui.
De mon côté, si ça ne t'ennuie pas, je vais poursuivre au Soir une carrière certes plus discrète que la tienne mais qui ne tardera pas à devenir plus longue. De toute manière, tu me dois le respect depuis toujours: tu es né deux mois après moi. Et ça, aucune chance pour que ça change - il me semble que Foenkinos dit un truc du genre dans son dernier roman, mais je ne vais pas faire appel à un philosophe (euh... ce n'est pas un philosophe?) pour expliquer ça.
Je t'embrasse et te souhaite bon vent,
Pierre

jeudi 17 janvier 2013

Erratum : Marc Levy avant Guillaume Musso

Hier, je m'étais avancé en supposant que le nouveau roman de Marc Levy paraîtrait un peu après celui de Guillaume Musso. Comment puis-je commettre des erreurs de cette dimension? Je sais qu'on ne me pardonnera pas mais je vais quand même essayer de remettre les pendules à l'heure.
Donc, disais-je, Demain, de Guillaume Musso, sort le 28 février. Et, ajouté-je aujourd'hui, Un sentiment plus fort que la peur, de Marc Levy, le précédera de deux semaines dans les librairies.
J'ajouterai même, puisque la maison ne recule devant aucun sacrifice, que le nouveau roman de Dan Brown, Inferno, sortira le 15 mai. Ce qui nous donne, avec ceux-là, quelques titres dont l'horoscope de la librairie prédit qu'ils se retrouveront en tête des meilleures ventes, accompagnant les trois fois cinquante nuances de quoi vous savez...
A propos de ces cinquante machins (riquiqui, quand on pense qu'Apollinaire avait recensé onze mille verges), je ne résiste pas non plus à signaler la sortie, le 28 janvier, de l'ouvrage collectif et prometteur Cinquante nuances de cul aux Editions Incultes, qui porteront bien leur nom.
Mais, mais... Savez-vous ce qui paraît en même temps que le nouveau, l'immense, l'incontournable Marc Levy? Un roman de Marie Ndiaye (Ladivine), le tome 2 des Oeuvres de Claude Simon en Pléiade et une enquête de Haruki Murakami sur l'attaque du métro de Tokyo au gaz sarin (Underground). Entre autres.
En même temps que Guillaume Musso, un autre poids lourd de la fiction internationale, Stephen King et son très attendu (en français) 22/11/63.
Bon, bon, et alors?
Choisissez vos lectures.
(Je n'ai pas toujours la possibilité de le faire, si vous saviez comme je vous envie parfois!)

mercredi 16 janvier 2013

Et le vainqueur pour 2012, catégorie roman français, est...

Guillaume Musso! On applaudit bien fort le lauréat, 1.710.500 exemplaires de ses livres vendus en 2012, qui dit mieux? Personne, le pauvre Marc Levy, ce minable, distancé dans les sprints, dans les échappées et en montagne, pointant à seulement 1.433.000 exemplaires, ce qui lui fait certes de beaux revenus mais loin de la tête qu'il occupait encore il y a deux ans, qu'il avait déjà perdue l'an dernier, au profit du même Lance Arms... euh... Guillaume Musso. Katherine Pancol se trouve toujours, avec 705.000 exemplaires (pfff, je me marre!) dans le tiercé de tête - qui, au fond, ne change pas, les meilleurs permutant seulement de temps à autre sur le podium - dont Le Figaro, avec l'assistance technique du cabinet Gfk, vient de révéler la composition. Sans grande surprise, il faut bien le dire.
Donc, on applaudit bien fort... mais qu'est-ce que je raconte, moi? En sommes-nous à considérer la performance des ventes comme un critère de valeur? Non, on n'applaudit pas, silence dans les rangs, on réfléchit un peu. Ou on essaie, au moins.
Donc, on n'applaudit pas. Qui penserait à applaudir des chiffres, d'ailleurs? Ah! si? ça se fait à Wall Street? Mais l'édition française n'est pas à Wall Street, il me semble que je le saurais. Encore que...
Si un tel palmarès existe, c'est qu'il intéresse surtout les lecteurs moutonniers dont la tendance est d'aller vers ce que d'autres ont déjà lu, selon le principe: si cela a du succès, c'est que cela ne peut pas être mauvais. Moutons ou lemmings? Les lemmings, vous savez, ce sont ces animaux qui se dirigent en masse vers une falaise et s'en jettent pour de grands suicides collectifs. Les lecteurs qui vont vers les succès courent-ils donc au suicide en sacrifiant leur goût à celui du plus grand nombre? Naaan! On ne peut pas le croire...
Poursuivons donc la revue des troupes - des comptes en banque? Outre les trois inamovibles de tête de liste, on relève trois nouveaux noms: Joël Dicker (5e avec 496.000 exemplaires), Laurent Gounelle (7e avec 471.000 exemplaires) et Grégoire Delacourt (9e avec 421.000 exemplaires). Joël Dicker, coqueluche de la rentrée littéraire, a imposé La vérité sur l'affaire Harry Quebert comme un véritable phénomène et, vous le savez, j'en pense beaucoup de bien. Laurent Gounelle, vous ne le savez pas, mais je pense beaucoup de mal de sa philosophie de comptoir dans la lignée de tous les livres que l'on peut ranger dans la catégorie "mieux-être". Grégoire Delacourt avait réussi un bon premier roman (L'écrivain de la famille) et a touché, comme son héroïne, le gros lot du loto avec le deuxième, La liste de mes envies - au programme des lectures, mais plus tard.
Les autres? La transparente Françoise Bourdin (4e, 512.500 exemplaires), l'insignifiant David Foenkinos (6e, 473.000 exemplaires), le bêlant Eric-Emmanuel Schmitt (8e, 427.000 exemplaires) et l'irritante Amélie Nothomb (10e, 405.000 exemplaires).
Pas de quoi applaudir, en effet, puisque seuls Joël Dicker et Grégoire Delacourt (sous réserve d'inventaire) allient chiffres de ventes et qualités littéraires. On le pressentait: les qualités littéraires ne sont pas un critère dans ce classement. Que l'on renouvellera (à peine) l'an prochain, Guillaume Musso sortant son nouveau roman demain, ou presque - il s'intitule Demain, et ce sera le 28 février -, et Marc Levy, probablement, à peine plus tard...

lundi 14 janvier 2013

Leonardo Padura revisite la vie de Trotski


Au milieu de ses remerciements, Leonardo Padura évoque « l’étouffante présence de l’Histoire » dans son roman. Au terme d’une lecture parfois ardue, on doit lui donner raison. Certes, on ne voit pas pourquoi il aurait donné à Trostki une autre vie que celle de sa biographie. Mais, en même temps, on se demande s’il était nécessaire d’en détailler tous les épisodes, depuis le début de sa disgrâce jusqu’à sa mort. Un traitement plus rapide nous aurait, bien sûr, empêché de reprendre la mesure du personnage. Mais aurait allégé le livre.
Heureusement, le point de vue du romancier nous place à proximité de l’homme et fournit une perspective imprenable sur, par exemple, la frénésie sexuelle qui s’empare de lui en compagnie de Frida Kahlo. Ainsi que de belles envolées comme Trostki peut en avoir lors de ses discussions avec André Breton : « l’art en URSS était devenu une pantomime dans laquelle des fonctionnaires armés d’une plume ou d’un pinceau, surveillés par d’autres fonctionnaires armés de pistolets, n’avaient d’autre possibilité que d’encenser les grands chefs géniaux. »
Heureusement aussi, l’autre protagoniste du duel annoncé le 20 août 1940, jour de l’assassinat de Trotski, offre davantage de zones d’ombre, et donc de possibilités de reconstruction à l’écrivain. Depuis la guerre d’Espagne jusqu’à cette mission qui aboutira après trois ans de lente et parfois épuisante préparation, Ramón Mercader endosse des responsabilités grâce à sa foi dans le communisme stalinien. Ou à cause de cette foi, puisqu’il apprendra, plus tard, combien la vérité qui lui était assénée était polluée de mensonges…
Le meilleur, cependant, consiste en la rencontre quasi miraculeuse, sur une plage cubaine, entre Iván, espoir déçu – surtout à ses propres yeux – de la littérature locale, et L’homme qui aimaitles chiens, mystérieux étranger accompagné de deux barzoïs. Iván, qui a cru lui aussi au communisme, façon Fidel Castro, est confronté à des confidences qui lui font peur. Car il pressent très vite avoir été choisi comme réceptacle d’un passé brûlant. Pourquoi lui ? Il ne le saura jamais. Mais, à la fin, le livre est là, brûlant au présent. Avec sa part de pesanteur historique.

dimanche 13 janvier 2013

John Cheever après le krach de 1929


Comme les autres, John Cheever a commencé à écrire et à publier avant de devenir le nouvelliste que l’on sait, auteur vedette du New Yorker où sa première apparition date de 1935. Il avait 23 ans et, pendant plus de trente ans, allait trouver place dans les pages de la prestigieuse revue. Cette production a mis longtemps avant de traverser l’Atlantique et de nous arriver en français. Mais elle est à présent bien connue.
Les textes de ses débuts restaient pourtant moins familiers et les douze nouvelles rassemblées dans L’homme de ses rêves complètent avec bonheur celles qui avaient été traduites. (Il y en avait treize dans l’édition américaine de ces Uncollected stories, où est passée la dernière ?) On y trouve un John Cheever mettant en scène les conséquences du krach de 1929, à travers des personnages bousculés par la tourmente financière. Ruinés ou presque, loin de leurs rêves prospères.
« Autobiographie d’un commis voyageur » raconte l’histoire d’un homme qui a connu un succès inespéré en vendant des chaussures de luxe. La crise ayant laminé le pouvoir d’achat, il s’est rabattu sur une gamme moins prestigieuse et a commencé à perdre de l’argent. A soixante-deux ans, sans travail, nostalgique d’un passé évanoui, il a l’impression que sa vie a été un vaste échec. Ils sont quelques-uns, comme ce commis voyageur, à ramer pour survivre. C’est souvent à contre-courant.
Et, puisque les périodes difficiles sont propices à l’espoir irrationnel, les champs de courses sont le décor de plusieurs nouvelles, à la fin du livre. Là aussi, il s’y rencontre davantage de déçus que de gagnants. Sur tous les terrains, John Cheever est déjà un écrivain maître de ses moyens, procédant par petites touches qui rendent les portraits de plus en plus précis. Sans psychologie inutile, attaché aux détails révélateurs, il accomplissait ses premiers pas avec une audace payante et se lançait dans la description d’un monde changeant, comme il le ferait plus tard pour une classe plus aisée.

samedi 12 janvier 2013

Quadrichromie, comment et pourquoi

Onlit Books, le nouvel éditeur de Quadrichromie, m'invite aimablement à faire savoir que le livre est disponible. Et pourquoi ne céderais-je pas à cet appel du pied, alors même qu'il s'agit d'un (petit) livre auquel je tiens, même s'il est ancien?
Le titre annonce la couleur - ou plutôt les couleurs. Quatre textes, appelons-les "nouvelles" pour faire simple (bien que l'étiquette ne corresponde pas tout à fait à ce qu'ils sont), sur des tons très différents. Et probablement écrits sous influence, celle d'écrivains qui m'étaient proches (en esprit), qui m'impressionnaient, y compris au sens de la pellicule impressionnée sur laquelle l'image ne s'efface jamais tout à fait. Je pourrais citer Bernard Noël, Michel Tournier, J.M.G. Le Clézio, Philippe Sollers, dont certaines pages m'accompagnaient pendant que je tentais l'expérience d'une fiction imprégnée du souci de la langue.
C'était il y a longtemps déjà, cette histoire d'écriture longue à venir et de publication éphémère, pour des raisons trop longues à expliquer. Si bien que, malgré un prix littéraire (sans grand écho public, il faut bien le dire), Quadrichromie avait disparu longtemps des circuits traditionnels de la librairie. En 1981, on ne parlait évidemment pas d'édition électronique et la survie minimale du livre s'est faite chez celles et ceux qui l'avaient conservé (j'en ai découvert quelques-uns cette semaine) ainsi que dans les rayons de librairies d'occasion.
Je l'ai d'ailleurs retrouvé là, quand j'étais de passage en Belgique l'année dernière, dans un lieu comme je les aime et au-dessus duquel j'ai logé pendant quelques semaines. Un exemplaire de Quadrichromie a donc quitté L'Oiseau Lire, bel endroit dont je conseille la visite à toute personne qui passe par Mons, pour m'accompagner à Madagascar. Je l'ai relu. Ma foi, je l'aimais bien. Il ne s'agit certainement pas des pages les plus indignes que j'ai écrites.
Puis les choses se sont enchaînées. J'ai numérisé le livre moi-même pour lui redonner l'aspect d'un tapuscrit et je l'ai proposé à un éditeur qui a décidé de le mettre à son catalogue. Il l'a lu très attentivement à son tour, et il me semble que d'avoir enlevé les scories invisibles à mes yeux l'a un peu amélioré.
Le voici donc, tout beau, tout nouveau, ce vieux truc presque oublié. Et, il faut que je le dise, je suis content qu'il existe à nouveau.

vendredi 11 janvier 2013

L'action humanitaire et ses ambiguïtés


Un écrivain en manque d’inspiration (Arnaud Delalande lui-même ?) cherche un sujet pour mettre en route son prochain livre. Ce qu’il veut ? « Je ne sais pas… Une histoire… Des gens extraordinaires… » Admettons, bien que la qualité de la matière romanesque n’entraîne pas toujours sa réussite. Au risque d’enfoncer une porte ouverte depuis longtemps, mais l’auteur y oblige presque, répétons qu’il n’y a ni bon ni mauvais sujet, seulement une bonne ou une mauvaise de le traiter. Heureusement, Arnaud Delalande ne se contentera pas, dans Le jardin des larmes, d’avoir trouvé des personnages hors du commun.
Ceux-ci, d’ailleurs, n’excitent pas trop le narrateur la première fois qu’il les rencontre. Il est au Sénégal où il rend visite, en mai 2010, à son ami Julien. Qui lui propose de le confronter au monde réel en lui présentant Sébastien Gil et Lise Lancelin. Sans manifester d’empressement à les écouter, l’écrivain se laisse pourtant faire et est rapidement emporté dans des récits menés en parallèle, comparables par leur intensité et différents par les lieux et les circonstances ainsi que par les enseignements et les blessures qui en découlent.
Sébastien et Lise sont des « humanitaires », comme on dit. Ils ne l’ont pas toujours été. Ils sont arrivés dans le circuit par des voies détournées, empruntées peut-être en raison de déceptions dans leur parcours personnel. Toujours est-il qu’ils se sont trouvés sur les lieux de deux grandes catastrophes. L’une a été provoquée par l’homme : Lise était sage-femme au Rwanda en avril 1994 où elle a vécu les premiers jours du génocide avant d’être évacuée. L’autre était un phénomène naturel : en poste au Sri Lanka en décembre 2004, Sébastien a dû faire face à un tsunami meurtrier.
Le roman utilise davantage la vague et ses effets que le génocide. Le prologue, destiné à frapper l’esprit du lecteur, et qui y réussit très bien, impose la vision d’une scène sur laquelle on reviendra plusieurs fois, ainsi que sur le garagiste qui découvre presque en même temps une population en fuite devant chez lui et la raison de cette fuite : le tsunami qui déferle dans sa direction.
Les deux événements ont marqué Lise et Sébastien de manière indélébile. Elle ne s’est jamais remise de ce qu’elle a vu, et encore moins d’avoir dû abandonner les gens avec qui elle vivait à N’Tamena, les femmes et les enfants qu’elle soignait. Il ne s’est pas davantage remis de ce qu’il a vu, et encore moins d’avoir dû subir les pressions de sa direction, désireuse d’utiliser la catastrophe pour médiatiser son action, oublieuse des vrais enjeux.
A travers Lise et Sébastien, Arnaud Delalande rend hommage aux acteurs souvent anonymes de l’action humanitaire. Des gens extraordinaires, en effet. A travers leur histoire, il montre aussi quelques-unes des ambiguïtés sur lesquelles repose le fonctionnement de nombreuses ONG, ainsi que l’abîme où tombent ces gens extraordinaires quand leur investissement personnel se heurte à des enjeux qui les dépassent.

jeudi 10 janvier 2013

La mort de Pierre Veilletet, journaliste et écrivain

Pierre Veilletet, mort à 69 ans, a été d'abord, surtout journaliste - à Sud-Ouest, pour l'essentiel. Il a été lauréat du prix Albert Londres. Il a aussi présidé la section française de RSF (Reporters sans frontières) de 2003 à 2009. Mais il a également été écrivain. Je me souviens d'avoir été émerveillé par La pension des nonnes, son premier roman paru en 1986 - mais je n'ai pas retrouvé l'article que je lui avais consacré à l'époque. Il s'agit quand même de ne pas oublier l'homme qui aimait les livres au point d'avoir été impliqué dans la fondation d'Arléa, une belle maison d'édition où il a publié, par exemple, Coeur de père en 1992.

Journaliste bordelais, Pierre Veilletet est occupé, depuis quelques années, à s'imposer comme romancier capable d'utiliser, d'un livre à l'autre, des tons et des rythmes très divers. Coeur de père est un récit assez classique dans sa forme, et dont le sujet n'a en soi rien de très original: un homme à la recherche de son passé trouve l'image de son père et, à travers celle-ci, se réconcilie avec lui-même. Résumée ainsi, l'histoire paraît banale. Elle ne serait que cela en effet sans le talent de Pierre Veilletet qui lui donne une véritable consistance, la puissance d'un récit destiné à tous sous son aspect singulier, et une image forte comme ouverture en forme de programme: un enfant - le personnage principal, mais on ne le connaît pas encore - est dans son bain, milieu aquatique et féminin, et son père l'en arrache pour le lever haut dans la vapeur. Le passage, dans ce mouvement dont la description prend deux pages, de la crainte à la confiance, est le thème mélodique qu'il reste à reprendre sur, cette fois, toute la durée du roman.
Richard Freemont, qui séjourne en 1982 sur la côte Atlantique française, n'est pourtant pas à la recherche de son père, même si la paternité n'est pas absente de ses préoccupations. On découvre un peu à la fois, livrée par petites touches, comme les pièces d'un puzzle qu'on hésite à poser à un endroit précis, sa vérité provisoire, ses questions sur les éventuelles suites d'un séjour au même endroit, beaucoup plus tôt, à la fin de la guerre. C'est un curieux personnage, à la fois fuyant et très ancré dans quelques souvenirs, aimant les jeunes femmes, et pas seulement leur corps mais aussi leur disponibilité, taiseux ou bavard selon les moments. Il y a, on le pressent, une douleur secrète, une blessure cachée chez cet homme. Il reste à la connaître mieux - pour lui comme pour le lecteur, d'ailleurs.
On avance ainsi, à tâtons, dans un récit qui ne livre pas facilement ses clés. Mais tout est là, il suffit de se laisser guider dans le brouillard pour finir par tout comprendre. Et la destinée individuelle s'inscrit tout à coup dans une dimension qui la dépasse...

mercredi 9 janvier 2013

Paule Constant, du prix à l'académie Goncourt

En 1998, le prix Goncourt attribué à Paule Constant avait fait quelques vagues. Michel Houellebecq était, cette année-là, le favori des commentateurs et couronner Confidence pour confidence a provoqué un de ces petits scandales dont le milieu littéraire aime se repaître. Et finit par se remettre très bien. La preuve: hier, Paule Constant a été choisie pour intégrer l'académie Goncourt - où la proportion des femmes passe de 20 à 30 %.
Retour sur la lecture que j'avais faite, il y a un peu plus de quatorze ans, d'un livre dont personne ne supposait qu'il serait couronné quelques semaines après.

Moins aventureux en apparence que certains de ses précédents romans, comme White spirit ou La fille du Gobernator, Confidence pour confidence est peut-être, de tous les livres de Paule Constant, celui où elle creuse le plus profondément la question de savoir comment et pourquoi une femme est une femme et pas autre chose.
Pour y parvenir, elle en réunit quatre, des femmes, au lendemain d'un colloque comme il en est tant dans un pays - les Etats-Unis - où chaque «minorité» (s'agissant des femmes, le terme est pour le moins audacieux) a le besoin et le droit de s'exprimer en fonction d'une pensée dite politiquement correcte. Mais l'on sait que la représentativité des femmes est minoritaire dans la vie publique et induit, même chez certaines d'entre elles qui sont parmi les plus égalitaristes au meilleur sens du mot, une logique de quotas rendue nécessaire par les circonstances historiques où nous sommes, puisque notre présent est aussi une histoire, quand bien même elle s'écrira plus tard...
Bref, Gloria Patter, professeur de littérature à Middleway, dans le Kansas, a invité quelques autres femmes pour un colloque, et trois d'entre elles se trouvent à son domicile une fois celui-ci terminé.
Middleway: "un no man's land de la culture qui avait suscité par provocation la contre-culture du dérisoire et du plouc." L'endroit où se passent les choses n'est pas anodin: pourrait-il s'y passer autre chose qu'une discussion entre femmes? Ou, pour le dire autrement bien qu'avec prudence: une discussion entre femmes ne peut-elle se produire vraiment que dans un lieu situé hors des grands centres de culture? Il vaut la peine de s'interroger, bien que ce ne soit pas le propos de Paule Constant qui, d'ailleurs, parle bien peu du colloque.
Son propos consiste plutôt à mettre en scène, avec Gloria, ses trois invitées : Aurore Amer est une romancière française où il serait facile de voir un double de l'auteur, si facile qu'il vaut mieux s'épargner cette hypothèse; Lola Dhol est une actrice passée de mode mais à qui Aurore, un peu plus jeune qu'elle, ressemblait beaucoup - et elle a joué avec cette ressemblance; Babette Cohen, la moins présente des quatre dans le roman bien qu'elle y joue son rôle, est d'origine pied-noir et enseigne dans la même université que Gloria.
Elles ont beaucoup à se dire, ces femmes qui se jalousent et se désirent en même temps. Elles ont chacune un itinéraire singulier, dont quelques traces nous sont données dans le roman, mais sans jamais s'appesantir; on sait ce qu'on lit, et le reste, il faut le deviner. Les points communs sont, en tout cas, autant de points de départ pour des discussions qui n'en finissent pas. Des discussions? Il vaudrait mieux dire des mises en question par lesquelles chacune des protagonistes se définit mieux par rapport aux autres et par rapport à elle-même.
Dans l'oeuvre de Paule Constant, ce roman vient comme une pause, mais une pause qui n'est pas de tout repos. Il s'agit presque, en effet, d'un huis clos où la légèreté de certains propos est souvent contredite par les lourdes implications qui se dissimulent à peine derrière eux. Il est question des hommes, bien sûr, et de la manière dont la vie avec eux pose des problèmes aigus. Il est question, aussi, de création, en particulier à travers un cas exemplaire de plagiat - sujet dans l'air du temps s'il en est.
Gloria fait traduire par son secrétaire des passages importants d'un roman d'Aurore. Et les utilise pour bâtir un livre qu'elle s'attribuerait, sous le titre African woman. Babette en fait le reproche à Gloria. "Gloria s'irrita, elle lui parla successivement d'intertextualité et d'oralité, elle lui dit que la littérature n'appartenait qu'au lecteur comme la langue à celui qui la parle, qu'on ne pouvait plus rester le cul serré sur des copyrights d'un autre temps, que si Babette voulait parler de plagiat, tout le monde plagiait tout le monde!"
Et l'on croit entendre à nouveau les arguments de Calixthe Beyala quand on l'accusait d'avoir plagié, entre autres écrivains, Paule Constant! Celle-ci plagie donc le discours de l'accusée et la boucle est bouclée, ce qui ne signifie pas que le débat est clos pour autant.
D'ailleurs, un débat est-il jamais clos? Confidence pour confidence, qui les multiplie, les débats, pose plus de questions qu'il n'en résout. D'où les profonds échos qu'il éveille chez le lecteur.

dimanche 6 janvier 2013

David Vann s’enracine en Alaska

Découvert en français avec Sukkwan Island, David Vann ne déçoit pas ses lecteurs avec Désolations. Il ne les surprend pas non plus, même si la traduction modifie cette fois le titre original, qui aurait provoqué un écho trop sonore : Caribou Island. Nul ne s’étonnera donc d’apprendre qu’un coin isolé de l’Alaska sert de cadre géographique. Avec toutes les caractéristiques déjà rencontrées dans l’ouvrage précédent, parmi lesquelles un climat rigoureux (le mot est faible) capable de taper sur les nerfs aussi efficacement qu’un instrument de torture. Nul ne s’étonnera davantage du caractère sombre (le mot est faible aussi) de Désolations.
Quand elle avait dix ans, en rentrant chez elle, Irene a trouvé sa mère pendue aux chevrons. L’information, fournie dès le début lors d’une conversation qu’Irene a avec sa fille Rhode, se complète d’une annonce : la maison familiale sera bientôt abandonnée pour qu’Irene et son mari s’installent sur l’île, en face. « C’était une bonne maison. Mais ton père veut me quitter, et le premier pas, c’est de nous faire emménager sur cette île. Pour donner l’impression qu’il a tout essayé. » Aux yeux de son épouse, les intentions de Gary ne sont donc pas très pures. Même si le rêve de la cabane au cœur d’une nature sauvage est ancien. Et si sa réalisation en est l’aboutissement logique.
Mais deux logiques s’affrontent. D’une part, celle de Gary, qui pense de toute manière avoir raison et s’est persuadé de n’avoir pas pris seul la décision de changer d’air. D’autre part, celle d’Irene, fatiguée depuis longtemps de vivre avec un homme croyant inspirer le respect, opposée à lui par la seule force d’inertie qui peut, en effet, passer parfois pour un consentement.
Le projet est mené sans organisation. Gary y met toute sa volonté, Irene participe, cela ne suffit pas à éviter les erreurs ni à contourner tous les dangers. La saison est mal choisie pour commencer la construction de la cabane, il faut à chaque instant lutter contre les éléments. Le vent souffle, la nuit tombe vite, le froid paralyse. Comme Jim qui, dans Sukkwan Island,  rencontrait des difficultés inattendues à préparer le séjour avec son fils, Gary a sous-estimé les difficultés. Plus la cabane se monte, moins elle ressemble à quelque chose. Et le regard d’Irene sur la construction se teinte d’un désespoir toujours plus grand.
David Vann n’est pas un humoriste. Mais il possède l’art de sonder les cœurs et les esprits jusqu’à y mettre en évidence les sentiments les moins avouables, ceux que les personnages ne s’avouent pas à eux-mêmes. Son talent pour la dissection psychologique lui fait découper, dans le désordre, des amours fanées, des déceptions accumulées comme du vieux cholestérol, des désirs contradictoires qui n’ont pas pris le chemin de la réconciliation… Quand il aura déposé tout cela, aucune explication ne sera nécessaire pour en arriver à une fin qu’on avait senti venir, même si on a gardé jusqu’au bout l’espoir qu’elle soit différente. Mais, décidément, non, David Vann n’est pas un joyeux drille partisan de happy end.

samedi 5 janvier 2013

La dixième enquête de Nicolas Le Floch


Jean-François Parot doit écrire les aventures de Nicholas Le Floch en habit, avec sur la table plume, papier, encre, sable et un pain de cire à cacheter qu’il utilise une fois son manuscrit achevé, avant de l’envoyer à son éditeur.
Il est tellement plongé dans son 18e siècle qu’il en adopte les pratiques en même temps que le langage. Celui-ci semble, en raison de la distance, légèrement guindé. Mais est-il temps de passer à table, chez Noblecourt ou dans quelque auberge de bonne renommée, que l’écrivain, narines dilatées à la pensée des fumets évoqués, s’empourpre, se libère le col, part corps et âme dans la description d’une cuisine riche et sophistiquée. Puis, les plats avalés avec gourmandise par les protagonistes du roman, le même écrivain se laisse aller à un léger assoupissement, avant de reprendre le flux d’événements tourmentés.
Selon toute vraisemblance, ce tableau ne correspond en rien à la manière dont Jean-François Parot écrit. Mais il me plaît de l’imaginer ainsi à la tâche, tant il nous projette à l’époque où Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet, chargé des affaires extraordinaires, met son intelligence et sa finesse au service du roi. En particulier quand l’affaire est complexe. Et elle l’est singulièrement dans L’enquête russe, dixième volume d’une série au succès bien mérité.
Nous sommes en 1782, Benjamin Franklin est à Paris où il représente les forces indépendantistes qui cherchent à se dégager de la puissance britannique contre laquelle la France est en guerre. Paul, fils de Catherine II de Russie, voyage incognito en France, sous le nom de comte du Nord – une discrétion toute relative puisque sa présence est très médiatisée, comme ne l’écrit bien sûr pas Jean-François Parot. Et Nicolas Le Floch est chargé d’une mission qui déborde de ses fonctions policières tout en convenant parfaitement à son esprit d’initiative : approcher le prince, gagner sa confiance et s’assurer de la fidélité qu’il manifestera en faveur de la France quand ce sera nécessaire.
Passons sur le plan assez audacieux, et encore plus risqué, mis en place pour obtenir ce résultat. De toute manière, les événements qui surviennent, et au cours desquels s’accumulent les cadavres, obligent Nicolas à improviser. Ce qu’il fera, bien entendu, brillamment, même si, dans la plus grande partie du roman, il ne parvient pas à relier les différents éléments qui se présentent à lui. On serait perplexe à moins. L’auteur a dû travailler l’intrigue autant que l’écriture. De quoi se régaler, en attendant la suite.

vendredi 4 janvier 2013

Henning Mankell : une vengeance qui traverse le temps


Maintenant qu’il s’est débarrassé de Wallander dans L’homme inquiet, que devient son créateur ? Henning Mankell va bien, à en juger d’après Le Chinois, la plus récente traduction d’un de ses romans. La première page laisse pourtant croire à un documentaire animalier : un loup venu de Norvège glisse dans l’hiver suédois à la recherche de sa pitance. L’écrivain se serait-il reconverti dans un nouveau genre ? Non : page suivante, le loup se nourrit d’un cadavre. Ce repas est, loin des hommes, le premier signe de ce que ceux-ci découvriront ensuite : un carnage dans un village dont presque tous les habitants ont été exécutés avec, semble-t-il, une grande cruauté. Dix-neuf morts, tous âgés, sauf un enfant. Et quelques rares survivants, qui n’ont rien vu, rien entendu.
Vivi Sundberg est une bonne enquêtrice. Quoiqu’un peu trop fidèle aux procédures. Quand Birgitta Roslin, juge, plus encline aux intuitions et aux rapprochements inattendus, pénètre sur la scène de crime, parce qu’elle est la lointaine parente de victimes et non parce qu’elle travaille sur l’affaire, la policière n’aura très vite qu’une envie : la voir partir très loin. Roslin dérange le bel ordonnancement des dossiers, elle emprunte même discrètement, dans une maison du village, des carnets qui racontent une étrange histoire. C’était au temps de la construction des chemins de fer, aux Etats-Unis, quand un de ses ancêtres dirigeait en despote des compagnies d’ouvriers parmi lesquels il détestait particulièrement les Chinois.
Birgitta Roslin va, en effet, partir très loin. En Chine, précisément, tandis que les fils de l’énigme se déploient aussi en terre africaine, au Mozambique et au Zimbabwe – où la Chinafrique montre, de son visage, ce qu’il a de plus hideux. Un morceau de ruban trouvé dans le village sanglant sert de fil rouge (c’est la couleur du ruban) pour un long jeu de piste parsemé de pièges. Henning Mankell semble les ouvrir à plaisir sous les pieds de Roslin, exposée sans prudence à une vengeance qui a traversé le temps.

Et le loup ? Henning Mankell ne l’a pas oublié non plus, puisque ce diable de romancier ne lâche rien en chemin. Il reviendra donc, tout à la fin, comme un clin d’œil qui referme un livre aussi touffu qu’entraînant.

jeudi 3 janvier 2013

Antipodia et son gouverneur


Où situer Antipodia ? « Nulle part ou autre part », répondrait Albert Paulmier de Franville, gouverneur de l’île. Une île ? « Un rocher parmi les vagues. Un cratère effondré. » Supposons, pour les lecteurs soucieux de géographie, que nous sommes, comme l’explique le gouverneur, à l’est de l’archipel Crozet, sur une île découverte en 1772 par Marc-Joseph Marion-Dufresne et située approximativement sur la même longitude que les Kerguelen. C’est-à-dire assez loin vers le sud pour « bénéficier » d’un climat assez rude, de vents violents et d’une mer souvent grosse.
Pour plus de détails, imaginaires ou non, demandez à Jean-Luc Coatalem, grand voyageur et écrivain puisant son inspiration un peu partout dans le monde. Il en fournit d’abondance, histoire de rendre le lieu crédible.
Le gouverneur exerce son pouvoir sur un territoire ridicule. S’il est arrivé là, ce n’est bien entendu pas pour récompenser de bons et loyaux services mais plutôt pour l’éloigner du scandale provoqué par ses égarements. La population de l’île est exclusivement composée du « personnel technique » : le seul Jodic, en poste depuis presque quatre ans. Il est un peu le Vendredi du Robinson que représente le gouverneur. Aux deux hommes, il faut ajouter la faune marine, les oiseaux et les chèvres. Très importantes, les chèvres : leur troupeau, stratégique, est destiné à nourrir les éventuels rescapés d’un naufrage. On les compte et les recompte avec un grand sérieux approximatif. Car elles bougent et Jodic est devenu chasseur – à l’arc, pour rester silencieux.
La plupart du temps, les deux habitants d’Antipodia s’ennuient ferme. Jodic s’évade grâce à une herbe dont il a découvert les vertus hallucinogènes. Le gouverneur fait mine d’être celui dont tout dépend. Sa devise pourrait être cette phrase de Jean Cocteau : « Puisque ces choses nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. » Jusqu’au moment où même l’imitation du pouvoir dépasse son énergie en voie d’extinction. La solitude, même à deux, déborde les digues qui maintenaient encore Jodic et le gouverneur dans l’apparence de la civilisation – dont ils sont, à leur pauvre manière, les représentants. Mais ils n’ont pas de témoins pour leur donner l’impression que cela sert à quelque chose.
Aussi, quand Moïse, le bien nommé puisqu’il est sauvé des eaux, débarque sur la terre d’Antipodia, il n’est pour ses résidants qu’un intrus, et non un être humain à sauver. Les personnages principaux sont bousculés, plus que par les événements, par l’absence d’événements, usés par celle-ci et devenus incapable de réagir encore selon les règles qu’ils devraient respecter et faire respecter.
Jean-Luc Coatelem a réussi, avec Le gouverneur d'Antipodia, une saisissante réécriture d’un Robinson Crusoé influencé par la littérature contemporaine.
Notons au passage que l’auteur publie en même temps un nouvel ouvrage, Nouilles froides à Pyonyang, voyage dans un des pays les plus fermés au monde, la Corée du Nord.

mercredi 2 janvier 2013

Victor de l’Aveyron fascine T.C. Boyle après Truffaut


Ses romans sont si imposants qu’on en oublie presque le T.C. Boyle nouvelliste. L’enfant sauvage, texte paru en anglais l’an dernier dans un recueil de nouvelles auquel il donne son titre, a la dimension d’une « novella », court roman qui méritait bien une publication en volume.
Même titre, même sujet : comme François Truffaut, l’écrivain américain parle de Victor de l’Aveyron, d’après le Rapport et le Mémoire que publia à son sujet, en 1801 et 1807, le docteur Jean Itard. Celui-ci avait pris en charge le jeune enfant trouvé, à moins qu’il soit plus exact d’écrire capturé, une première fois fin 1797 par trois bûcherons après avoir été aperçu rôdant aux environs de Lacaune, dans le Tarn. Il s’enfuit, il est repris deux ans plus tard à Saint-Sernin, dans l’Aveyron – d’où son surnom.
Jean Itard, qui tentera de fournir à l’enfant un enseignement de base, passe assez rapidement sur les premières apparitions de celui qu’il baptisera Victor. Ses écrits portent surtout sur la manière dont il tente de fournir à l’esprit du petit sauvage les lumières du savoir. La parole, l’écriture, la moralité semblent des territoires si lointains que Victor refuse de les aborder, ou n’y parvient pas. Qu’il les craigne ou les rejette, il s’oppose en tout cas souvent à la manière dont Itard veut lui en fournir les clés. L’apprentissage tâtonne : le cas est inédit et les recherches sur les sourds et muets sont mises à contribution, avec de faibles résultats. Mais des résultats quand même, rétorque le médecin à ses adversaires. Pour ceux-ci, Victor est incurable et inéducable, son comportement est scandaleux, il faut arrêter les frais…
L’histoire est donc connue, et T.C. Boyle ne s’en écarte pas. Mais, dans les marges des travaux d’Itard, il ajoute tous les détails auxquels le médecin ne s’est pas intéressé. La découverte initiale de Victor, qui n’a pas encore de nom et que les paysans prendront parfois pour un animal, voire une créature du diable, fait l’objet de scènes épiques, pleines de violence et de poursuites échevelées dans la campagne. Ce début gagne beaucoup au traitement que lui fait subir le romancier, débordant les faits relatés par Itard pour leur donner du relief et offrant aux protagonistes de cette affaire la dimension de véritables personnages. L’écrivain américain n’oublie pas pour autant le contexte : quelques années après la Révolution française, les idées de Jean-Jacques Rousseau ont fait leur chemin, et le Bon Sauvage n’est pas loin.