mardi 26 février 2013

Dans le dernier volume des romans durs de Simenon

Je termine la cueillette - provisoirement, sans doute, car on n'en a jamais vraiment fini avec Simenon, à moins d'être un spécialiste qui en écume les milliers de pages depuis des dizaines d'années. Un roman puisé donc dans le volume 12 des romans durs. Et pas n'importe quel roman: l'adaptation réalisée par Pierre Granier-Deferre en 1970, avec Jean Gabin et Simone Signoret, en a fait un des titres les plus connus de l'écrivain. Voici donc...


Le chat
Le petit chat est mort. Le chat qui avait été empoisonné en mangeant la pâtée que Marguerite lui avait préparée. Marguerite, la femme d'Emile Bouin, un couple de veufs remariés sur le tard, la soixantaine entamée.
Mais pourquoi donc se sont-ils mariés? La question se pose sans cesse à Emile, sans réponse définitive. Il ne sait plus lequel des deux a fait les premiers pas, ni a d'abord pensé à une vie en commun. Il la soupçonne de l'avoir choisi parce qu'il habitait en face, qu'il était disponible, qu'il lui avait déjà rendu service et, qu'au fond, sans jamais avoir voulu engager quelqu'un, il lui arrivait d'avoir besoin d'un coup de main dans la maison. Alors, pourquoi pas un mari? Et pourquoi pas Emile?
Les soupçons d'Emile remontent donc jusqu'à la source, tout ça parce que Joseph est mort et que Marguerite en est responsable - il n'y a pas de preuve, la conviction profonde suffit. Joseph, c'était le chat, auquel Emile était finalement bien plus attaché qu'à sa nouvelle épouse qui, elle, n'avait jamais sympathisé avec l'animal - et réciproquement. Donc, elle a fini par le tuer.
Et une farouche rancoeur est née de ce geste (supposé). Le silence règne dans la maison, les époux ne se parlent plus. Sauf par l'intermédiaire de petits billets, avec un minimum de mots pour faire un maximum de dégâts. Par exemple, ceci: Le chat - c'est le reproche qui revient le plus souvent. Il y avait eu des billets plus longs, plus inattendus, plus dramatiques, certains qui posaient une véritable énigme. Marguerite lit les deux mots sans sourciller, jette le papier dans le feu et répond de façon muette: Le perroquet. Car elle avait un perroquet. Elle l'a toujours, d'ailleurs, sinon qu'il est empaillé depuis qu'Emile s'est vengé sur lui de la mort du chat.
La haine est totale, emplit la maison comme un air fétide, irrespirable pour Emile qui finit par partir... quelques jours, dix jours exactement, avant de revenir. Comme si cette haine était devenue le moteur même de la vie, malgré son côté insupportable. Il ne leur reste plus que cela, et ils en ont besoin, jusqu'à la fin.
Le chat est construit sur un minimum d'éléments. Bien sûr, petit à petit, Simenon remet aussi en place le passé des deux protagonistes, la vie d'un quartier qui change tandis que leurs rapports s'enlisent dans ce mauvais silence. Mais ce n'est jamais qu'un peu de chair sur la ligne de force qui court du début à la fin, le ressassement d'une colère noire. Ce roman est un tour de force qui laisse pantois.

lundi 25 février 2013

Les romans durs de Simenon: "Le nègre" et "Strip-tease"

Double incursion, ce matin, dans le tome 10 des "romans durs" de Georges Simenon, des ouvrages publiés entre 1956 et 1960.


Le nègre
Quand on se sent dans une position inférieure à celle qu'on croit mériter, on n'a de cesse qu'une justice immanente répare l'aberration. Théo se sent exactement dans cet état, lui qu'on appelle un «moindre» et qui passe son temps à se dire: «Un jour, je leur montrerai...» C'est la première phrase du Nègre. Elle reviendra en thème récurrent, sous différentes variantes, jusqu'à la fin, au moment où il faut bien compléter ce qui pourrait venir après les points de suspension: rien du tout! Il n'avait jamais rien eu à montrer.
Entre-temps, Théo aura eu sa chance et l'aura laissé passer, plus près du «moindre» dont on le traite que du manipulateur qu'il rêve d'être. Il a suffi pour cela que le chef de halte de Versins-Station, qui s'estimait digne d'être chef de gare et qu'un journaliste traitera de garde-barrière, voie passer un Nègre dans la nuit. Un événement dans son quotidien immuable, constitué de quatre arrêts de train à quoi s'ajoutent quelques passages de rapides. D'autant que le fameux Nègre, race inconnue à Versins, est retrouvé mort le lendemain!
Théo est persuadé qu'il est le seul à l'avoir aperçu, en dehors de son assassin, et cette certitude est le levier avec lequel il croit pouvoir soulever le monde qui l'entoure pour s'y faire une place plus riante. Le voici donc à suivre dans les marges l'enquête policière, ajoutant «sa» pièce, et à son seul usage, aux morceaux progressivement connus de tous. A savoir que le Nègre en question était l'héritier du riche Justin Cadieu, dont l'héritage, si ce natif d'Oubangui n'avait pas existé, serait allé aux neveux François et Nicolas.
Théo pense donc raisonnablement que le coupable est à chercher de ce côté: il a vu le Nègre se diriger vers l'Hôtel du Roy, dont le patron n'est autre que François Cadieu. Imaginer que celui-ci, voyant le nom de son client, a décidé de l'éliminer, à moins qu'il ait averti son frère, du genre plus décidé... Le pas est franchi, Théo connaît pour la première fois le dessous des cartes et décide de s'en servir pour extorquer de l'argent à l'assassin.
Ce qu'il ne maîtrise pas, en revanche, c'est son incapacité à agir, qui le conduit à être dépassé par les événements: pendant qu'il n'utilise pas ce qu'il sait, d'autres sont capables de reconstituer, par la logique, le chaînon manquant. Et ce qui est surtout manqué, c'est l'occasion de changer de statut!

Strip-tease
Maud, la nouvelle, arrive dès la première phrase de Strip-tease. Par son intermédiaire, on le devine aussitôt, vont naître les problèmes. Célita, personnage central dans le groupe de strip-teaseuses qui opèrent au Monico, à Cannes, l'a compris aussi. Quand Natacha lui demande quel est le genre de la débutante, Célita lui répond : «Le genre à prendre la place de l'une d'entre nous. On verra bien laquelle.»
Célita a l'ambition chevillée au corps, ce corps qu'elle met chaque soir à nu, ou presque, en dansant dans un costume espagnol effeuillé pièce par pièce. Elle s'est attaché Léon, le patron, plus longtemps que toutes les autres (car Léon exerce une sorte de droit de cuissage sur ses attractions). Elle espère bien succéder un jour à Florence, la patronne, derrière la caisse. Celle-ci ne l'ignore pas et lui voue une haine féroce, traduite en retenues sur salaire toujours plus lourdes. Célita s'accroche, la patronne n'a pas l'air en très bonne santé, le but n'est peut-être pas si éloigné.
Sinon que la nouvelle est arrivée et que les données en ont été modifiées en profondeur. Maud a acquis les faveurs de Léon, la liaison prend des proportions inattendues, jamais connues auparavant. Florence et Célita constituent une alliance provisoire, puisqu'elles partagent à présent la même ennemie contre laquelle la danseuse met en branle des machinations maladroites. Personne n'est dupe, ni ses partenaires qui la snobent, ni Léon qui voudrait la mettre à la porte.
Dans l'atmosphère enfumée du Monico, sous les lumières artificielles, au milieu des clients venus s'encanailler, Simenon met en place des jeux de regards troubles qui traversent la salle. Les filles soumises à un règlement strict comme les hommes qui les regardent et les désirent se trouvent sur un théâtre où tout est codé. Certains acteurs connaissent les codes mieux que les autres, et le déséquilibre entre les différents personnages est un des moteurs du roman. Il n'empêche que, le temps passant, les destinées des uns et des autres empruntent des chemins divergents.
Le chemin de Célita, après la mort de Florence, semble clairement tracé: elle est prête à tout pour briser Maud définitivement, et le geste fatal est inscrit dans la succession des événements.
Mais Strip-tease ne s'achèvera pas comme prévu. Les quatre dernières pages en finissent rapidement avec un projet voué à l'échec, et avec une vie qui a échappé à sa propre logique.

dimanche 24 février 2013

Les volumes 7 à 12 des Romans durs de Georges Simenon viennent de paraître. J'avais effectué, en avril de l'année dernière, un parcours dans les six premiers tomes, publiés à ce moment. Complétons cela sans prétendre à l'exhaustivité, en commençant par un gros roman que l'on trouve dans le volume 7.

Pedigree

Il faut se faire une raison : on ne lit plus, aujourd'hui, le texte original de Pedigree, le roman le plus épais de Simenon. La première édition, parue en 1948, avait valu à son auteur d'être assigné devant les tribunaux par des gens qui s'y étaient reconnus. Quatre ans plus tard, l'ouvrage fut réimprimé avec des blancs correspondant aux passages retranchés par décision de justice. La troisième édition, en 1958, renonçait à cette mise en évidence mais ajoutait une préface pour expliquer ce qui précède.
Et pour insister sur un point : "ce texte n'en doit pas moins être considéré comme un roman et je ne voudrais même pas qu'on y attache l'étiquette de roman biographique."
D'ailleurs, Roger Mamelin, le personnage principal, né comme Georges Simenon le 13 février 1903, et dont les parents ressemblent à ceux de l'écrivain, n'a sa première vision consciente du monde que le livre déjà bien entamé.
Avant cela, le portrait des familles Mamelin-Peters, les deux côtés bien distincts malgré le mariage entre Désiré et Elise, s'inscrit dans le cadre liégeois d'il y a un siècle. Simenon dessine la géographie d'une ville avec ses découpages sociologiques auxquels on n'échappe jamais.
Ensuite viendra la véritable formation de Roger, jusqu'à seize ans, jusqu'au choix entre deux voies divergentes : la période troublée de la guerre et la fréquentation de camarades douteux l'avaient orienté vers une pose de voyou ; la maladie de son père le contraint à une tout autre attitude et à retrouver le sérieux qui était le sien au début de ses études abandonnées entre-temps.
L'ensemble est saisissant de vérité. Le romancier s'insinue dans les lieux et dans les sentiments. Chaque personnage possède ses caractéristiques propres, ses inclinations particulières. L'opposition la plus forte marque les rapports entre le père et la mère : le premier, toujours satisfait de ce qu'il a, sans désir de s'élever sur l'échelle sociale ; la seconde, toujours prête aux petites malhonnêtetés pour amasser l'argent qui lui permettra, un jour peut-être, de devenir une autre.
Parfois décousu, comme écrit rapidement au fil de la plume et au hasard des associations d'idées, Pedigree laisse cependant rêveur. Ce souffle romanesque puissant qui empêche de lâcher le livre malgré ses faiblesses, si Georges Simenon l'avait exploité dans d'autres oeuvres !

dimanche 17 février 2013

James Siegel : le journaliste auquel on ne croyait plus


L’imagination est un péché capital pour un journaliste d’investigation. Si on lui demande certes de raconter des histoires, et de préférence de bonnes histoires, on exige aussi qu’elles soient vraies, vérifiables, basées sur des informations en béton. Tom Valle a péché, et en grand. Dans cinquante-six articles publiés dans le journal new-yorkais où il travaillait, il a inventé tout ou partie des faits. La première fois qu’il s’est laissé aller à cette transgression des règles, il avait raté l’avion. L’entretien avec la famille d’un soldat mort en Afghanistan n’aurait pas lieu. Mais il l’écrirait quand même, avec talent, émotion, raconteur d’histoire jusqu’au bout, même s’il n’y aurait cette fois que du vraisemblable – et rien de vrai. L’article a été un succès, il a continué, comblant son rédacteur en chef jusqu’au moment où, parce que trop, c’est trop, et que personne n’est capable d’être toujours au bon endroit au bon moment, ni de sortir des scoops à jet continu, le soupçon a fait son nid. Démasqué, rejeté, paria de la profession, Tom Valle n’a dû qu’à son agent de probation de retrouver du travail. Au Littleton Journal, une publication locale dont le propriétaire, cousin de l’agent de probation, saisi d’une étrange compassion, a accepté de l’engager.
Le temps de la célébrité oublié, Tom Valle s’occupe des accidents de la route et des centenaires. Ce jour-là entre dans ses compétences. Il se rend dans une maison de retraite – non, la maison de retraite, puisqu’il n’y en a pas deux – de Littleton pour le centenaire de Belinda Washington. Puis il est appelé sur les lieux d’un accident à la sortie de la ville : une voiture en feu, un cadavre calciné à l’intérieur, et en face un survivant assez secoué. Journée banale, normale. Deux événements sans aucun rapport entre eux. Sans aucun rapport non plus avec l’inondation qui a dévasté, en 1954, l’autre partie de la ville. Une rupture de barrage après des pluies abondantes, 892 morts, une catastrophe qui aurait pu être évitée, mais si ancienne que presque plus personne ne s’en souvient. Sur laquelle, cependant, Tom Valle aimerait écrire un article, cinquante ans après. Pourquoi pas ? C’est le genre de sujet qui convient au Littleton Journal.
Un peu de passé, deux événements du jour. Et aucun rapport entre eux, bien entendu, répétons-le. Sinon que James Siegel a mis en place une machinerie lourde dont les engrenages, une fois en mouvement, ne sont pas près de s’arrêter. Ils rassemblent et mêlent des données apparemment très éloignées les unes des autres. Où Tom Valle, retrouvant son intuition de journaliste d’investigation, voit se dessiner d’improbables convergences et finit par donner un sens à l’ensemble. C’est le dossier le plus brûlant de toute sa carrière, une bombe. Mais qui va le croire ? Et ne lui a-t-on pas mis les éléments entre les mains pour que son récit, au lieu de dévoiler une vérité cachée, désamorce la bombe ? C’est tout l’enjeu de Storyteller, un roman formidable.

vendredi 15 février 2013

Paul Colize, rock et mystère

Paul Colize, né en 1953 à Bruxelles, a été lecteur de romans noirs avant d’en écrire. Son premier polar raconte comment quelques collègues et lui ont manœuvré pour quitter une entreprise. Il commence par s’autoéditer au début des années 2000, est accueilli par les Editions Krakoen pour La troisième vague (2009), Le baiser de l’ombre (2010) et Le valet de cœur (2011). Il prépare un roman dont le héros est un avocat spécialisé en divorces.
Rock et manipulation dans Back up. Entre les années 60, où un groupe enregistre à Berlin un disque qui ne sortira jamais, et 2010, où un inconnu est renversé par une voiture à Bruxelles près de la gare du Midi avant de sombrer dans le mutisme, plusieurs enquêtes superposées rendent, jusqu’à la fin, le mystère plus intrigant. Elles cherchent pourtant la même chose.
Des chapitres brefs hachent le récit en tranches fines, sur deux lignes narratives qui convergent jusqu’à ne plus en faire qu’une. La bande son, très inspirée par la programmation de Classic 21 (une radio belge aussi), est somptueuse. Et on ne s’étonne pas trop de voir un batteur, celui du back up du fameux enregistrement (il avait remplacé un musicien absent), improviser un concert avec Eric Clapton.


jeudi 14 février 2013

La petite Emma au service de Martha Grimes


Plus un écrivain de romans à énigmes impose un personnage récurrent, plus il a besoin de s’ouvrir un autre espace qui lui permet d’échapper à ce héros parfois encombrant tant ses habitudes sont déterminées par les livres précédents. Martha Grimes, dont le nom est lié depuis trente ans à celui du commissaire Jury, n’a pas procédé autrement. En 1996, elle a créé une petite fille surdouée, Emma Graham, devenue journaliste occasionnelle pour le Conservative, journal de Spirit Lake, après avoir été la cible d’une tentative de meurtre. Elle aime enquêter et, du haut de ses douze ans, aligne avec conviction des évidences qui échappent parfois aux adultes. Moins qu’elle le croit, cependant. Un aspect parfois essentiel des relations humaines lui échappe d’ailleurs : elle ne comprend rien au sexe, forcément, même si elle soupçonne qu’il occupe parfois une place importante dans la résolution d’une affaire embrouillée.
Celle du Mystère de la chambre 51, liée aux romans précédents dont les éléments sont rappelés avec assez d’habileté pour qu’il ne soit pas nécessaire de les avoir lus, renoue avec Le Belle Ruine. Cet hôtel, qui a été incendié, peut-être pour faire disparaître des traces compromettantes, s’appelait en réalité Le Belle Rouen. Mais allez faire prononcer cela à des Américains ! Un bébé a disparu il y a vingt ans. Une petite fille qui s’appelait Fay. Sinon qu’il ne s’agissait pas d’une petite fille, découvre Emma, mais d’un petit garçon : Fey, diminutif de Raphaël. Comme par hasard, au moment où elle s’intéresse à cette enquête ancienne, Emma fait la connaissance d’un certain Ralph, autre diminutif possible de Raphaël, vingt ans. Et le père de l’enfant enlevé, s’il a été enlevé, refait son apparition en ville…
Un véritable sac de nœuds, dans lequel Emma fait son marché, collectionnant les rumeurs et les informations, imaginant ce qui s’est passé autrefois et les conséquences aujourd’hui. Quelques grandes personnes la prennent au sérieux, ou font semblant. Au premier rang de celles-ci, le rédacteur en chef du Conservative qui attend la suite de son feuilleton policier. D’autres tiennent Emma pour quantité négligeable. Ils ont tort, bien sûr. D’autant que Martha Grimes n’a pas simplifié la construction parce que son héroïne est une enfant. C’était, évidemment, le bon choix.

mercredi 13 février 2013

Jean-Paul Enthoven dans la passion amoureuse


Avec L’hypothèse des sentiments, Jean-Paul Enthoven a écrit un livre échevelé et séduisant. Il provoque un plaisir de chaque instant, léger et irisé comme une bulle de savon. Puis, une fois le roman refermé, la bulle disparaît. Etrange sensation, presque gênante, tant on pensait conserver quelque chose des heures passées à le lire. Voilà qui mérite une tentative d’analyse à laquelle l’auteur, esprit vif difficile à prendre en défaut, se prête volontiers : « Deux explications à cela. Première hypothèse : j’ai complètement réussi mon coup, parce que le bonheur est une substance qui s’évapore. Deuxième hypothèse : j’ai complètement raté mon coup, parce que j’ai fabriqué des personnages qui ne résistent pas à l’épreuve du temps. Je vous laisse choisir. »
Le bonheur, qu’il s’évapore ou non, est au centre du propos. Jean-Paul Enthoven y revient sans cesse dans la conversation : « J’ai voulu écrire un livre sur le bonheur. Même si le bonheur a des épilogues tragiques, cela n’a aucune espèce d’importance. Quand je parle du bonheur, je ne parle pas seulement de ce que l’on ressent, je parle de la couleur du ciel, je parle de la douceur italienne… » L’Italie, à cause de Stendhal, « le premier à avoir dit que le bonheur était italien ». L’Italie à cause de son cinéma et de sa littérature, aussi.
Tous les genres narratifs sont utilisés : « Le récit classique, l’écriture de scénario, la note en bas de page, le récitatif, le poème, le théâtre, les didascalies… » Pas le temps de s’ennuyer, l’écriture virevolte comme les personnages, une nécessité pour un romancier qui connaît ses limites et le registre dans lequel il se sent bien : « Un écrivain a deux chemins qui s’ouvrent à lui. Soit c’est un écrivain puissant, et il n’a pas besoin d’être un ciseleur. Soit il est dépourvu de puissance et, à ce moment-là, il vaut mieux qu’il soit ciseleur. Moi, j’aurais rêvé d’avoir de la puissance. J’aurais rêvé qu’on me dise : “L’armée napoléonienne entre en Russie et avance jusqu’à Moscou, décrivez.” Mais je ne sais pas faire. En revanche, je sais ouvrager des choses infimes. Il ne faut pas se tromper d’instrument. Mon instrument, c’est la flûte à bec, ce n’est pas les cordes. »
Puisqu’il n’y a pas de campagne napoléonienne, il y a une campagne amoureuse. Au départ, Max Mills, scénariste, découvre, mais un peu tard, que la valise récupérée en quittant l’Hôtel de Russie à Rome n’est pas la sienne. Il se renseigne, apprend que la propriétaire du bagage habite Monte-Carlo, lit le journal intime trouvé dans la valise, rêve sur la femme qui l’a écrit : elle correspond à ses rêves. Et décide de rapporter lui-même l’objet échangé, sans savoir ce qu’il adviendra d’une rencontre. Il ne sera pas déçu.
Jean-Paul Enthoven dit n’avoir guère d’imagination et utiliser des éléments de sa propre vie pour forger ses romans. On s’étonne. L’aventure qu’il raconte ici paraît si romanesque qu’elle doit quand même être inventée. Non, elle est la sienne, « avec les transpositions d’usage. Sauf que l’unité de temps est artificiellement limitée à une année. Dans la vie réelle, c’était beaucoup plus long. Mais le fond de l’affaire est dans ma vie avant d’être dans un livre. »
Voilà qui donne envie de reprendre le livre au début, d’y chercher des indices et de retrouver le plaisir de la première fois, avec une chance de ne plus rien en oublier.

mardi 12 février 2013

Une heure dans les yeux de Johnny

Je n'avais aucune envie de lire Dans mes yeux et, pourtant, je l'ai commencé ce matin. Avant de m'arrêter, au tiers de ce fatras d'anecdotes dont je me demande ce qu'elles peuvent apporter même aux fans du chanteur.
Amanda Sthers dit: "On s'est compris." Johnny et elle, veut-elle dire.  (Pas elle et moi, je le saurais.) J'accepte de la croire sur parole, mais que s'agissait-il de comprendre? Une légende bâtie sur mesure pour plaire au plus grand nombre? La légende du petit garçon malheureux qui, finalement, a quand même eu beaucoup de chance et, surtout, a eu la volonté de révolutionner (hum!) la musique de son époque? Surtout, d'ailleurs, en s'armant d'un répertoire fait de chansons venues des Etats-Unis.
Là où je me suis arrêté, Johnny Hallyday (avec deux "y", ne jamais oublier les deux "y", et apprendre pourquoi son nom de scène s'est écrit ainsi au lieu de "Halliday", comme il l'aurait voulu) vient de se lier d'amitié avec Jimi Hendrix, improbable compagnonnage - mais pourquoi pas? je veux bien tout accepter, moi... Donc, Hendrix sort son premier disque, Hey Joe, et propose à son ami Johnny de l'enregistrer en français. (Faites un effort: réécoutez les deux versions à la suite, pour voir.) Conclusion rapide de ce deal inattendu: "La semaine suivante, nous étions numéro un ensemble, lui en Angleterre et moi en France."  La belle amitié ne durera pas, l'histoire est liquidée quelques lignes plus loin.
Au passage, notons quand même que Hey Joe n'a jamais été n°1 au hit-parade (oui, oui, on disait ainsi) britannique, mais n°6 (selon Wikipédia, certes, qui n'a pas toujours raison mais, dans ce domaine, probablement plus souvent que Johnny). Et aussi que la version de Jimi Hendrix est sortie le 2 novembre 1966 tandis que celle de Johnny Hallyday a vu les bacs en mars 1967. On est assez loin de ce qui est raconté. Si tout est de la même eau, la vérité ne se lit pas vraiment au fond des yeux de Johnny.
Amanda Sthers nous avait prévenus, il est vrai, dès la première page: "Ce livre n’est pas un recueil de faits, il ne s’agit pas de la pure vérité, peut-être même que les dates ne sont pas exactes, qu’importe. Ce sont les souvenirs de Johnny, sa vie comme il s’en rappelle, ce qu’il a ressenti, ceux qu’il a rencontrés, ceux qu’il a aimés, ceux qu’il regrette d’avoir aimé et de ne pas avoir aimé aussi."
La légende s'entretient elle-même, donc. (C'est d'ailleurs une des caractéristiques des légendes.) Mais je pense que je vais la laisser faire son chemin sans moi. Et que je ne lirai jamais les deux derniers tiers de ce livre, si j'ose utiliser le mot alors qu'il s'agit d'un de ces non-livres dont les librairies sont pleines. Et les listes de meilleures ventes aussi, malheureusement.

lundi 11 février 2013

Jean Rolin sur la piste de Britney Spears


Le titre du  livre de Jean Rolin est un clin d’œil à Marguerite Duras (Le ravissement de Lol V. Stein). Son argument est romanesque : un agent est envoyé à Los Angeles pour prévenir un éventuel enlèvement de Britney Spears. Mais, comme dans la plupart des autres ouvrages de l’auteur, dont beaucoup étaient des récits plutôt que des fictions, le narrateur officie à la première personne. Et il conjugue, ainsi que le fait Jean Rolin, une subtile nonchalance avec l’art de regarder dans les coins, là où l’œil n’est convié que s’il se méfie des images de façade.
Sur Britney Spears, partons du principe que nous savons tout. Du moins, tout ce que la presse people, relayée par des journaux et des magazines moins présents dans les salons de coiffure, a voulu en dire et que nous serions bien en peine d’ignorer, quand bien même nous ferions mine de nous désintéresser complètement du sujet. Que celui qui n’a jamais entendu parler de Britney Spears sans culotte, ou de sa sex tape, ou du jour où elle s’est rasé les cheveux (dans un salon où peut-être des magazines la montraient en chemisier transparent) nous jette la première pierre, et la deuxième sur le narrateur du roman, et la troisième, tant qu’à faire, sur le romancier.
Mais celui-là (un hypocrite, probablement), capable de balancer à la poubelle, avant de l’ouvrir, Le ravissement de Britney Spears qu’un ami mal intentionné viendrait de lui offrir, renoncerait sans le savoir au plaisir de se laisser aller dans une histoire floue, prétexte à une description entomologique d’un aspect de Los Angeles.
Car Jean Rolin, certes plus enclin, comme son personnage, à se laisser conduire par les événements qu’à essayer de les maîtriser, possède une vertu cardinale qu’il prête à l’agent du roman : une patiente obstination qui finit par payer quand, par exemple, il veut entrer dans un lieu où il n’est pas censé se trouver, mais où il se dit que Britney Spears vient souvent. Cherchant la clé d’un univers clinquant dont il ne connaît pas les codes, ou pas plus que nous qui l’accompagnons dans sa mission, il tente de faire ami-ami avec un paparazzi qui, espère-t-il, maîtrise l’art de passer inaperçu aux endroits où sa profession requiert sa présence alors que personne n’y veut de lui. Mais toute l’entreprise est menée avec une maladresse d’amateur qui contraste avec le sérieux de ses supérieurs quand ils ont envoyé l’agent en protection discrète de Britney Spears. Et l’effet comique, bien que jamais appuyé, surgit comme une irrésistible lame de fond à laquelle il est difficile de résister.
Au rendez-vous des « égéries les plus toxiques de Hollywood, telles Paris Hilton ou Lindsay Lohan », Britney Spears a sa place. C’est leur monde qu’explore un Jean Rolin, ou son personnage, étonné d’être là, étonné de s’étonner devant des comportements qui semblent banals quand l’excentricité est une manière d’exister à défaut de posséder un authentique talent. Qui se souvient du temps où Britney Spears chantait, ou plutôt enregistrait des disques ? Devenue le symbole d’une culture d’où la créativité est absente, elle est aussi celui de la décadence de la civilisation occidentale aux yeux de mouvements islamistes qui auraient beau jeu de la prendre pour cible. D’où l’argument romanesque d’un hypothétique enlèvement…
Bien sûr, l’argument est ténu et disparaît souvent derrière la curiosité de l’auteur. A tel point qu’on se demande s’il a bien fait de se donner un double de fiction.

dimanche 10 février 2013

Cédric Gras à Vladivostok, le contraire de nulle part


C’est où, Vladivostok ? Au bout du Transsibérien, quelque part au nord sur la côte orientale de la Russie, donc avec vue sur le Pacifique, répondront neuf personnes sur dix. Cédric Gras ne leur en voudra pas. Lui-même a développé très progressivement sa connaissance de la géographie et s’est, pendant des années, inventé une planète où les pays se groupaient selon une logique nourrie de l’imagination beaucoup plus que de la réalité. Pourtant, « il faut bien s’y faire : Vladivostok, c’est au sud. » A la latitude de Cannes environ, près des frontières chinoise et nord-coréenne, face à la mer du Japon et non à l’océan. Premier choc pour le commun des mortels, mieux au fait de la répartition des grandes surfaces dans un rayon de dix kilomètres.
Deuxième choc : Vladivostok est une horreur, « un marais à l’eau salée et à l’air vicié. » Pour qui, comme Cédric Gras, a voyagé avant d’arriver là-bas, « après l’Himalaya et même les steppes kazakhes, quand on regarde Vladivostok on a parfois l’impression qu’on a oublié d’ouvrir une fenêtre au carreau sale. »
Voici pourtant le jeune écrivain installé pour quatre ans, chargé d’ouvrir une Alliance française dans un lieu où les représentations diplomatiques ouvrent plutôt sur les autres pays d’Asie que sur l’Europe. Même si Moscou reste, aux yeux de nombreux habitants, la capitale synonyme de réussite sociale. Les autres lorgneraient plutôt sur les Etats-Unis…
Au cours de son séjour, Cédric Gras découvre, et nous fait découvrir en même temps, qu’un enracinement a du bon, que passer du temps avec les habitants en partageant leurs conditions de vie est la seule manière de comprendre leur comportement. Jusqu’à s’attacher à cette terre a priori hostile autant qu’à ceux qui la peuplent. « Il faut s’ennuyer de longues heures dans un endroit, à en fouiller tous les recoins, pour pouvoir affirmer que c’est chez vous. »
Chez lui, donc, si le « repiquage », comme il dit, prend, Cédric Gras fournit le secret d’une fascination que Sylvain Tesson avoue dans sa préface n’avoir jamais réussi à expliquer. « Cette Russie qui nous aimante » doit pourtant posséder quelque chose de particulier, jusque dans ses confins asiatiques. Pas le climat, l’hiver n’est pas assez froid pour que la glace prenne vraiment et les appartements sont en outre surchauffés. Pas la vue sur une mer souvent étale. Peut-être la vodka au début, puis la lente acceptation, grâce notamment aux femmes, d’un état d’esprit propre à la région.
Le récit de Sylvain Tesson ne convainc pas de la nécessité à se rendre, toutes affaires cessantes, à Vladivostok. D’ailleurs, il raconte tout cela si bien que ce n’est plus nécessaire.

samedi 9 février 2013

En poche, la fin du gigantesque roman de Murakami

A la fin du livre 2 de 1Q84, Haruki Murakami avait pris le risque de décontenancer le lecteur. Tengo et Aomamé semblaient, depuis le début, destinés à se retrouver à l’âge adulte après avoir partagé une amitié dans l’enfance. Mais Aomamé, la tueuse d’hommes qui ont fait du mal, se suicidait sur le lieu qui l’avait fait passer de 1984 à l’année des deux lunes, 1Q84. Du moins commençait-elle le geste. Dès le deuxième chapitre du dernier volume, on se rassure : elle n’est pas passée à l’acte et l’espoir reste permis. Espoir assez mince, cependant : elle est cloîtrée dans un petit appartement, pourchassée par les Précurseurs, une secte dont elle a tué le leader, et il faudra beaucoup de chance pour que Tengo revienne observer les deux lunes sur le toboggan où elle est presque certaine de l’avoir aperçu un soir.
Un troisième personnage intervient, qui modifie le rythme binaire du roman : Ushikawa, le détective chargé par les Précurseurs de retrouver Aomamé. A défaut de renseignements sur l’endroit où elle se cache, il décide de suivre Tengo qui le conduira peut-être jusqu’à la meurtrière. Le chassé-croisé entre les principaux protagonistes dessine une trame géographique précise dans une époque incertaine où l’impensable devient concret.
Murakami joue de multiples registres dans un livre qui est à la fois sentimental, policier et fantastique, pour ne retenir que ceux-là. Il excelle dans chacun d’entre eux. Il excelle encore davantage à les mêler dans son vaste ensemble romanesque. Où la fin ressemble à ce qu’on attendait depuis le début. Où chaque branche d’un récit construit à partir d’un tronc très visible donne ses fruits, légèrement différents d’une branche à l’autre. Si bien que l’œuvre grandit en force autant qu’en volume. Comme Tengo, devenu écrivain en réécrivant le texte de La chrysalide de l’air, par ailleurs directement lié à la trame narrative, peut entreprendre un travail littéraire plus ample et plus personnel.
Il se passe quelque chose dans chacun des 31 chapitres. Et l’exploration des réactions les plus intimes par rapport aux événements en constitue l’essentiel. Relevons quelques-uns de ces événements prégnants. Le père de Tengo, qui fut collecteur de redevances de la NHK (radio et télévision japonaises), est dans le coma, et son fils lui fait la lecture lors de journées longues et pleines bien qu’étales. Un homme qui se dit collecteur pour la NHK vient frapper avec violence à la porte de l’appartement occupé par Aomamé qui ne manifeste pas sa présence, et crie qu’il reviendra. Le même, ou un autre, à moins qu’il soit le fantôme du père de Tengo, harcèle aussi Ushikawa. On apprendra à quel point la nuit où Aomamé a tué le leader des Précurseurs a modifié la vie de la jeune femme, d’une manière troublante pour un esprit rationnel.
De la rationalité, il vaut faire table rase avant d’ouvrir 1Q84. De manière à accepter les codes originaux d’un monde qui, pour ressembler au nôtre par bien des aspects, en est parfois très éloigné. La force de Murakami est de l’avoir rendu aussi présent que la réalité.

vendredi 8 février 2013

Linwood Barclay empêche de dormir


Mais pourquoi donc Tim Blake a-t-il insisté quand il a parlé des nouvelles lunettes de soleil de Syd, sa fille de dix-sept ans ? Jusque-là, le petit déjeuner se passait à peu près bien, pas trop mal en tout cas, comme entre un père divorcé et son enfant parfois boudeur. Mais les lunettes l’ont lancé dans une mauvaise direction. Il a demandé si elles avaient coûté cher. Si elle avait le ticket de caisse. Tout ça parce que, deux ans plus tôt, elle avait volé un T-shirt dans une boutique. Syd s’est mise en colère, elle est partie au travail. Et elle n’est pas rentrée. « Bravo, bien joué », s’était dit Tim dès le matin, en comprenant son erreur. Puis il n’a plus eu qu’à ruminer, tout en cherchant sa fille partout où elle pouvait être allée. A son travail, d’abord, où il a pris une grande claque dans la figure : on ne l’y a jamais vue.
Et c’est parti pour quatre cent cinquante pages que l’on pourrait, avec la mauvaise intention de gâcher le plaisir, résumer en quelques lignes. L’intrigue, une fois qu’on l’a comprise, tout à la fin, est en effet assez mince. Dans ce thriller, ce n’est même pas un défaut. Linwood Barclay sature le récit de fausses pistes et d’éléments secondaires qui finissent par créer chez le lecteur un brouillard comparable à celui où se trouve Tim Blake. Avec, de part et d’autre, un identique désir d’aller jusqu’au bout pour en sortir – espère-t-on.
On accompagne donc Tim dans ses doutes et ses remords. Persuadé d’abord d’avoir été un moins bon père qu’il l’aurait dû, il en vient très vite à penser qu’il ne connaît pas vraiment sa fille, qu’elle lui a caché tout un pan de sa vie et qu’elle est peut-être embarquée dans une histoire louche et dangereuse, bien pire que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Il s’accroche à tout ce qu’il trouve, traverse les Etats-Unis sur une vague piste que lui fournit une inconnue à Seattle, rentre chez lui pour découvrir qu’il a été cambriolé et qu’un sachet d’héroïne a été placé là afin que la police le trouve. Il n’est d’ailleurs pas sans taches aux yeux de la police, habituée à chercher d’abord au plus près des victimes. Et son désespoir l’entraîne à prendre des décisions qui aggravent son cas.
La psychologie des personnages joue un rôle essentiel dans Crains le pire. Car il n’y a pas que Tim. La mère de Syd, Susanne, joue un rôle plus lointain mais essentiel dans le récit. Remariée avec Bob, qui vend des voitures en grand alors que Tim est seulement employé dans une concession, elle a eu l’impression de gravir un échelon sur l’échelle sociale. Elle n’a pas vu d’inconvénient à la présence, dans sa nouvelle maison, du fils de Bob. Sans réaliser que tout se mettait en place pour créer une atmosphère étrange.
Linwood Barclay, écrivain canadien, a fait ses preuves avant ce livre (Cette nuit-làLes voisins d’à côtéNe la quitte pas des yeux). Il confirme son statut de romancier noir, très noir, capable de faire oublier à son lecteur qu’il est temps de s’endormir.

jeudi 7 février 2013

Le Goncourt d'Alexis Jenni en poche


Victorien Salagnon a fait la guerre pendant vingt ans. En France, en Indochine et en Algérie, il a participé aux combats, a tué, a essayé de comprendre la violence des hommes avant d’y renoncer et d’accepter la loi du sang qui coule. Il a mis les choses à distance grâce à la peinture qu’il a pratiquée jusque sur les champs de bataille, le plus souvent à l’encre et inspiré, à la manière chinoise, par le mouvement de sa main davantage que par ce qu’il voyait. Aujourd’hui, retiré dans la banlieue de Lyon avec la femme qu’il a toujours aimée, il continue à fréquenter un ancien compagnon d’armes, Mariani, qui lui a sauvé la vie et dont la colère toujours vive a fait un compagnon de route des GAFFES, le Groupe d’Autodéfense des Français Fiers d’Être de Souche.
C’est cet homme que rencontre le narrateur, à un moment de sa vie où il la maîtrise mal. Sous les silences, il perçoit une forme de sagesse à laquelle il espérera atteindre aussi en partageant l’art de la peinture à l’encre. Et, surtout, il reconstitue l’histoire de Victorien Salagnon à la lumière des événements contemporains : la montée du racisme et de l’intolérance, la colère des banlieues, la répression toujours plus présente. Dans une vision plus large, il perçoit la manière dont la France s’est constituée, telle qu’elle croit être, à travers la fiction écrite par celui qu’il appelle le Romancier (de Gaulle). Capable, pense-t-on, de dire le vrai alors qu’il s’applique à faire croire ce qu’il a imaginé. Sur le riche terreau de « la pourriture coloniale » s’est développée une société à plusieurs vitesses, comme en témoignent les différences de statuts entre les personnes au temps où l’Algérie française : les uns étaient citoyens, les autres, sujets…
Alexis Jenni a écrit avec L'art français de la guerre un premier roman qui ne se contente pas d’être épais. Il brasse aussi, à travers l’épopée à la fois héroïque et dérisoire du personnage principal, bien des questions humaines posées avec acuité pendant ces vingt ans de guerre et qui font aujourd’hui encore écho à l’actualité. En alternant les chapitres de commentaires à la première personne et ceux du roman proprement dit, il crée une proximité dans laquelle on se sent bien, malgré la gravité des thèmes abordés. Dans une écriture où les répétitions servent de ponctuation, il a mis en place une efficace machine de guerre à la guerre, avec nuances.
Le prix Goncourt est venu, en 2011, couronner ce livre d'un débutant déjà mûr.
P.-S. Alexis Jenni tient un blog, suivi par celui-ci (colonne de droite, rubrique "Ma liste de blogs").

mercredi 6 février 2013

Nicole Roland et son kamikaze au féminin


Né d’une blessure personnelle évoquée dans une brève postface, le premier roman de Nicole Roland côtoie une folie tragique : celle des pilotes japonais transformés en bombes volantes à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ou l’esprit du samouraï dévoyé au service d’un empereur de droit divin, pour fabriquer des kamikazes…
Kosaburo sera l’un de ces suicidés plus ou moins volontaires. Mais on s’attache surtout à son amie Mitsuko, la sœur d’Akira qui a fui pour échapper à la mort programmée des soldats au service de la patrie. Mitsuko a pris la place de son frère, elle s’est coupé les cheveux, s’est aplati la poitrine sous une large ceinture, est devenue une redoutable combattante des airs. Jusqu’au moment où, acculée, l’armée envoie même ses meilleurs pilotes faire exploser les navires ennemis.
Habité par une poésie désespérée et néanmoins prégnante, Kosaburo, 1945 est une aventure intime inscrite dans une page d’Histoire.

vendredi 1 février 2013

« Golden Gate », le roman en vers de Vikram Seth


Peu banal, notamment parce qu’écrit en vers, et même en sonnets, Golden Gate, le premier roman de Vikram Seth a mis plus de vingt ans avant de trouver un traducteur capable de relever le défi formel qu’il opposait à toute tentative classique de passage en français.
Claro, homme de tous les défis, et qui en a vu d’autres, a ouvert le chantier pour un résultat époustouflant : Golden Gate, en alexandrins, épouse un rythme que le lecteur adopte sans efforts après quelques pages à peine, bercé par une vague régulière qui relance sans cesse le récit. (Juste récompense de son travail, le nom du traducteur se trouve sur la couverture de la réédition au format de poche, c'est assez rare pour être noté.)
Car il s’agit bien d’un roman, bourré de rebondissements pour les personnages et de clins d’œil de la part de l’auteur. De temps à autre, celui-ci abandonne le fil de son histoire – de ses histoires – pour des apartés plein d’ironies. Il remplace par une pirouette, sous prétexte de censure, un sonnet qui aurait dû être érotique. Ou il décrit l’enthousiasme mondain d’un éditeur apprenant qu’il écrit son premier roman, enthousiasme très vite refroidi quand l’auteur précise quelle forme aura ce livre…
Au milieu des années 80, John, yuppie de San Francisco, se découvre en mal d’affection. Les amitiés sont fragiles. Phil fut un bon compagnon à l’université, mais il milite contre les armes tandis que John travaille pour cette industrie. Janet fut une excellente camarade, mais la sculpture et la musique l’ont investie à temps plein. Les liens ne sont cependant pas tout à fait distendus, il reste possible de renouer des relations suivies. A condition d’accepter les nouveaux horizons de chacun.
Vikram Seth organise une vaste entreprise de séduction, une danse à laquelle participent ses nombreux personnages. Au fil de leurs mouvements, ils se rapprochent ou s’éloignent, frôlent la grâce et le bonheur, retombent dans la solitude et la tristesse.
Un chat possessif se révèle un obstacle à l’amour. La religion pousse Ed à renoncer à Phil. La mort rôde, elle aussi, menaçante…
Au fond, Golden Gate est l’œuvre d’un écrivain romantique qui aurait apprivoisé les sentiments. Il y a des fleurs et des baleines, les petits oiseaux chantent. Mais le monde est présent, qui rappelle sa dureté à tout instant.
Golden Gate est surtout un livre par lequel on a plaisir à se laisser prendre. Il coule aussi librement que bouge l’eau sous le pont du titre. Et, comme lui, il est fortement arrimé aux deux tours entre lesquelles il se déploie. Elles s’appelleraient, ici, l’amour et les contingences. Forces contraires réunies pour une longue et belle traversée au cours de laquelle Vikram Seth, pour la première fois, montrait un talent confirmé depuis dans Un garçon convenable, Quatuor ou Deux vies.
ENTRETIEN
Il y a une quinzaine d’années, à la parution d’Un garçon convenable, vous nous disiez que Golden Gate avait été considéré comme démodé. Est-ce pourquoi il a fallu attendre si longtemps la traduction ? Ou votre notoriété est-elle devenue suffisante ?
Golden Gate peut être considéré soit comme tout à fait démodé, soit ridiculement avant-gardiste. Mais je l’ai écrit ainsi parce que c’était la forme prise par mon inspiration. Je pense que la raison pour laquelle il a fallu tant de temps pour le traduire relève moins de questions de notoriété ou de mode que de la difficulté de l’entreprise. Il a fallu un traducteur avec le courage, l’envergure et l’excentricité de Claro pour tenter quelques strophes avant qu’un éditeur comme Grasset puisse le prendre.
« Sonnets pouchkiniens », écrivez-vous. Quelle part d’Eugène Onéguine vous a-t-elle influencé ?
Pas le sujet, non, sinon qu’il circule pas mal d’amour dans les deux livres. Pas vraiment la construction non plus : le roman de Pouchkine a la forme d’un sablier, tandis que le mien a celle de la lettre « W ». Ne me demandez pas d’expliquer ce que je veux dire par là ! Mais, en termes de tonalité (une langue plus ou moins soutenue, de la narration aux digressions de l’auteur, du rire aux larmes), je dois beaucoup à Pouchkine, comme dans la forme du sonnet.
Contemporain par le contexte, Golden Gate semble tout aussi anachronique par la forme. Ce choix correspond-il à une nécessité profonde ?
Peut-être qu’avec une présence aussi envahissante de l’amour dans le roman (l’amour de la famille, l’amour de la nature, l’amour gay, l’amour d’un vignoble, l’amour d’un chat, etc.), il était nécessaire d’éviter l’écueil consistant à passer de  la « sensibilité » à la « sensiblerie » en étant rigoureux dans la forme – ainsi qu’en utilisant l’ironie. En outre, c’était plaisant d’écrire en pieds et en rimes pour les parties les plus amusantes de l’histoire, et c’était un défi pour les parties plus tristes, où le vers pouvait renforcer le pouvoir de l’émotion, mais présentait le risque de l’amoindrir.