mardi 30 avril 2013

La double renaissance d'Henri de Régnier


Les écrivains nous plaisent d’abord par leur œuvre. (Ce qui semble une évidence se perd parfois, à notre époque, dans les effets médiatiques derrière lesquels l’œuvre disparaît.) Mais les écrivains nous plaisent aussi par leurs lectures. Parfois parce que leur finesse apporte un éclairage inédit sur d’autres livres. Parfois parce qu’elles remettent en lumière un nom oublié.
Bernard Quiriny, écrivain apprécié pour ses nouvelles et son roman, critique littéraire lucide, vient d’agir en passeur pour rapprocher de nous les textes si lointains d’Henri de Régnier. Henri de Régnier…
Ah ! bien sûr, on se souvient qu’il a existé, puisqu’on a croisé son nom ici ou là, généralement dans un contexte historique qui le tient à bonne distance et épargne le besoin de pénétrer dans son œuvre. Situé en parfait équilibre entre deux siècles – il est né en 1864 et mort en 1936 – il semble aujourd’hui avoir été un notable des lettres dont les livres sont trop inscrits dans son temps pour avoir encore quelque chose à nous dire.
Et voilà que Bernard Quiriny affirme le contraire. Sans tenter de le hisser à un autre statut que le sien – écrivain mineur, c’est dit et ce n’est pas si péjoratif qu’il y paraît, – il en fait, dans Monsieur Spleen, non seulement un personnage digne d’intérêt, ce dont on se doutait un peu en raison de la place qui fut la sienne, mais aussi l’auteur de livres qui mériteraient d’être lus.
En outre, Bernard Quiriny est convaincant. Son analyse passionnée est de celles qui vous donnent envie, toutes affaires cessantes, de prendre le chemin qu’il nous montre. Et tant pis si Henri de Régnier n’est plus guère réédité aujourd’hui – il le sera peut-être davantage demain, puisque le cent cinquantième anniversaire de sa naissance sera célébré en 2014. Les bibliothèques virtuelles offrent des ressources considérables, il est possible d’y trouver la quasi intégralité d’une œuvre qui suscite ainsi une soudaine curiosité.
Mais les numérisations diverses fournissent des documents de qualité inégale, peu utiles dès lors qu’on désire aller au-delà d’une simple consultation. Après l’accumulation – 75 fichiers sont désormais rangés dans notre bibliothèque sur disque dur –, il fallait passer à l’étape suivante: la réédition, occasion idéale pour lire et relire, à force de corrections, des pages que l’on s’approprie ainsi un peu.
Que choisir dans l’impressionnante production de l’écrivain? Bernard Quiriny a pensé à tout: il a désigné le premier ouvrage qui mériterait de revivre.
«Le jour où on rééditera Régnier, il faudra commencer par les Histoires incertaines. Le fantastique connaît ces temps-ci un petit retour en grâce, qui s’explique peut-être par les mêmes raisons que sa vogue au XIXe siècle – dégoût du matérialisme, envie de réenchanter le monde, etc.»
Les voici donc à nouveau, ces Histoires incertaines situées, pour deux d’entre elles, à Venise, ville chérie par Henri de Régnier qui a souvent écrit sur elle.
Elles sont pleines d’une rêverie dont l’objet est presque indéterminé.
Elles mettent en scène des collectionneurs, des antiquaires, des érudits dans le décor de maisons anciennes chargées d’un passé mystérieux.
Elles sont peut-être moins fantastiques, au sens propre, que Bernard Quiriny n’a envie de le croire, mais elles actionnent les mécanismes propres au genre pendant un temps assez long pour faire penser que nous sommes en effet sur ce terrain.
Elles ont, surtout, gardé tout leur pouvoir de séduction.
Il ne reste plus qu’à les lire.

Disponible au format epub (1,99€) et sur papier (170 pages, 10€ + frais de port), la réédition de cet ouvrage, précédée de la préface que vous venez de lire, vient de paraître.

lundi 29 avril 2013

Nouveautés de la semaine : Pivot, Miller, Sutter et Sebhan

Bernard Pivot tweete, et cela devient un livre. Derek B. Miller se met Dans la peau de Sheldon Horowitz. Martin Suter lutte contre le temps. Et Gilles Sebhan part à Londres. Ce sont quelques-uns des livres qui sortiront cette semaine - et je passe sur les nouveaux romans de Maxime Chattam et Paulo Coelho, rangés dans la catégorie des oublis volontaires...
Présentations des éditeurs.


«Quand je me suis intéressé aux réseaux sociaux, j’ai tout de suite eu envie d’aller sur Twitter… À chacun, il est possible de considérer Twitter comme une sorte de journal personnel intermittent, lié ou non à l’actualité. D’y écrire ce que bon lui semble. D’y pratiquer l’exercice de la cogitation ou l’art de l’observation. D’y convoquer des souvenirs. D’y utiliser, bien sûr, l’humour, le calembour, la farce. Ou de s’y adonner à la philosophie. Bref, – c’est le cas de le dire – de twitter sérieux ou amusant, sans toutefois se prendre au sérieux, ni prendre ses abonnés pour des engourdis du cervelet. C’est ce que j’ai essayé de faire pendant un peu plus d’un an.»
Bernard Pivot
Depuis plus d’un an, Bernard Pivot démontre brillamment que Twitter n’a rien à voir avec l’âge. Fort de près de 100 000 abonnés, il est devenu au gré de ses humeurs, de ses lectures, de ses voyages, de ses discussions, un orfèvre du message en 140 signes.
Ce petit livre réunit ses tweets préférés, érudits, polémiques, mélancoliques ou malicieux.


Le livre de l'année selon The Times, traduit dans le monde entier, un premier roman bourré d'humour et d'esprit, d'émotion et de suspense, porté par un héros irrésistible: vieux juif new-yorkais exilé à Oslo, en fuite à travers la campagne norvégienne avec son petit voisin serbe.
À 82 ans, Sheldon Horowitz, veuf, horloger à la retraite et ancien marine, accepte en ronchonnant d'aller vivre chez sa petite-fille dans une ville qui a tout pour lui déplaire: Oslo. Des contrées de neige et de glace peuplées de grands blonds et au maximum d'un millier de juifs, dont pas un seul ex-sniper, hanté par la mort de son fils, comme Sheldon. 
Jamais il n'aurait imaginé que la Norvège allait lui offrir son ultime mission. Pourtant, quand sa voisine serbe est assassinée par un gang de Kosovars, Sheldon se jure de protéger son garçon de 7 ans coûte que coûte. Le début d'une cavale infernale pour sauver l'enfant... et tenter de racheter ses erreurs passées.

Martin Suter, Le temps, le temps

Peter Taler peine à continuer à vivre: depuis que son épouse Laura a été tuée au bas de leur immeuble, le chagrin et le désir de vengeance l'assaillent. Il est toutefois décidé à mener sa propre enquête. Les indices sont faibles. Seule demeure une infime impression du jour tragique: quelque chose, dans son panorama quotidien, n'est plus pareil... 
Son voisin Knupp ne cesse de l'observer par la fenêtre et semble s'adonner à de mystérieuses activités. Les deux hommes font peu à peu connaissance, jusqu'au jour où Knupp parvient à enrôler Taler dans son projet fou: celui de mettre le temps en échec et, avec lui, la disparition de sa femme. 
Au sommet de son art, Martin Suter échafaude un roman presque hitchcockien qui mêle intrigue policière et éléments fantastiques, humour et mélancolie. Dans cet univers où il suffit de revenir au décor antérieur pour abolir les effets du temps, où toute réalité devient trompe-l'œil, le lecteur est tenu en haleine jusqu'au retournement final insoupçonné.

Gilles Sebhan, London WC2

Fin des années 70. Un jeune français part à Londres rendre visite à sa sœur, grand amour de sa jeunesse, modèle et guide qui l’entraîne à la découverte d’un autre monde, d’une autre langue.
Sans le savoir, il se retrouve au cœur de l’avant-garde, vivant dans un squatt avec elle et son petit ami, Neville Brody, un des artistes phares de la nouvelle scène londonienne, rencontrant Iggy Pop dans les bureaux de The Face ou Sid Vicious dans la boutique de Malcolm Mac Laren et de Vivienne Westwood…
Récit de toutes les premières fois, London WC2 évoque en instantanés l’éveil à la sexualité de son héros, sa découverte de la liberté et son premier amour. Et son adolescence se révèle le parfait écho de l’esprit du début des années 80, la période qui a le mieux incarné l’âge de toutes les outrances rebelles.



vendredi 26 avril 2013

David Lodge réinvente H.G. Wells


Que reste-t-il, aujourd’hui, de H.G. Wells et de son œuvre ? Lit-on encore ce pionnier de la science-fiction ? Se souvient-on de l’effet que fit, aux Etats-Unis, La guerre des mondes dans une adaptation radiophonique d’Orson Welles en 1938 ? Sait-on assez qu’il est en outre l’auteur de La machine à explorer le temps, L’île du docteur Moreau, L’homme invisible, Les premiers hommes dans la lune, ou de La guerre dans les airs, brève liste de titres choisis dans une bibliographie surabondante, et dont bien d’autres écrivains se satisferaient d’être les auteurs ?
Il était cela, H.G. (pour les intimes). Et bien d’autres choses, comme le montre magistralement David Lodge dans un roman biographique qui est le pendant d’un livre précédent, L’auteur ! L’auteur !, consacré à Henry James. Celui-ci fait d’ailleurs quelques apparitions dans Un homme de tempérament. Wells se situe lui-même, dans le paysage littéraire, à l’exact opposé de James. Un des entretiens imaginaires menés avec Wells, au cours desquels celui-ci est parfois malmené par son interlocuteur, pose la question de savoir si le romancier est considéré comme un grand écrivain. La réponse fuse : « j’ai abandonné cette ambition il y a bien longtemps – j’ai laissé cela à Henry James et aux gens de son espèce. »
H.G. Wells manifeste son tempérament sur trois terrains principaux.
D’abord, il est un véritable visionnaire, comme l’atteste la part de son œuvre évoquée plus haut. A quoi on peut ajouter l’« invention » des tanks, qu’il délaissera au profit de l’aviation comme force militaire. Ainsi que, dans un entretien du roman, la prescience supposée (on peut évidemment… supposer que David Lodge s’est amusé à ce petit jeu) d’Internet et de Wikipédia : « Plus tard, j’ai essayé d’intéresser les éditeurs à l’idée d’une encyclopédie qui engloberait toute la connaissance, mais les difficultés de droits de reproduction étaient trop nombreuses. Mon idée était qu’ils devaient être libres. J’imaginais une Société internationale de l’Encyclopédie, qui conserverait et mettrait continuellement à jour sur microfilm toute donnée de connaissance humaine vérifiable et les rendrait universellement accessibles – une toile d’informations à l’échelle mondiale. »
Politiquement, il affiche des convictions socialistes et milite, parfois avec maladresse, en faveur de profondes modifications dans la société. Il y déploie beaucoup d’énergie mais se trouve souvent en désaccord avec ses proches. Il a aussi l’intuition de la nécessité d’un gouvernement mondial, supranational, et a pu se réjouir, l’année précédant sa mort, de la signature du texte fondateur de la Charte des Nations Unies. « C’était une cause à laquelle il avait œuvré toute sa vie, et il avait personnellement joué un rôle déterminant dans le comité de rédaction Sankey de la Déclaration des Droits de l’Homme, qui fut incorporée à la Charte. »
Enfin, c’est sexuellement que son tempérament s’exprime le mieux. Fervent partisan de l’amour libre, il met ses théories en pratique – à moins qu’il ait adapté ses pratiques à la théorie. Marié deux fois – seulement, a-t-on envie de commenter –, il multiplie les liaisons, ce qui rend souvent sa vie compliquée à cette époque puritaine. Il est séduisant, incapable de résister à une femme disponible et, plus fondamentalement : « Je serai le premier à admettre que j’ai besoin de nouveauté et de variété dans ma vie sexuelle. »
Des aspects les moins connus de cette existence gourmande, agitée et bien remplie, David Lodge a fait un roman où tout est authentique et réinventé.


jeudi 25 avril 2013

Un monde en voie de disparition


La fin d’un monde : c’est là où Luis Sepúlveda et Daniel Mordzinski se sont rendus en 1996, sans autre but que d’aller vers le sud, en direction du Cap Horn, c’est-à-dire la fin des terres. Ils ont fait des rencontres étonnantes, avec des personnes qui étaient les dernières à vivre comme elles le faisaient et qui témoignaient d’un monde en voie de disparition.
Dernières nouvelles du Sud est donc un « inventaire des pertes », le récit par le texte et la photographie de ce qui, aujourd’hui déjà, n’est plus là – et qu’il était donc temps de saisir. Entre le moment où les deux amis ont effectué le voyage et celui où le livre est devenu ceci, « le temps, la violence des bouleversements économiques et la voracité des vainqueurs en ont fait un recueil de nouvelles posthumes ».
Les histoires et les images cueillies au bord du chemin sont formidables. On n’oubliera pas l’homme qui marche sur la route, à la recherche d’un violon – en fait, du bois dont il fera un violon, car il est luthier. Ni l’arrière-arrière-petit-fils de Davy Crockett. Ni le Patagonia Express, train réservé à quelques-uns, comme de grands territoires annexés par la richesse des hommes. On n’oubliera pas non plus qu’en Patagonie, « l’histoire est un genre narratif qui ne prend pas la peine de respecter la rigueur chronologique ou l’objectivité. »
Mais quel besoin d’objectivité ? Tout est vrai, puisque c’est là.

Cette parution, aujourd'hui, coïncide avec le lancement d'une nouvelle collection, "Points Aventure". Les trois autres titres publiés simultanément sont Avant la dernière ligne droite, de Patrice Franceschi, L'aventure pour quoi faire?, d'un collectif d'auteurs, et Boréal, de Paul-Emile Victor.
Voilà qui sent la proximité du Festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo, le mois prochain...


mercredi 24 avril 2013

Comment je reconstitue ma bibliothèque de littérature belge (de langue française)

Déménager des livres... Ouf! Une galère, quand il y en a beaucoup. Je rêvais, cette nuit, d'un de ces déménagements et de la manière dont j'allais me débarrasser d'une Encyclopaedia Universalis, avec quelques suppléments annuels en prime - si, si, j'ai eu ça, dans une autre vie.Quand il faut emplir des cartons à Bruxelles, les porter à Anvers pour les mettre sur un bateau, les retrouver quelques semaines plus tard au port de Toamasina, les ramener à Antananarivo, faire construire des étagères pour un semblant de rangement... Puis changer de maison dans la même ville... Rien que l'idée me tue encore. Un jour, donc, au lieu d'accumuler - ma tendance naturelle -, j'ai décidé qu'il fallait éliminer. Moins de transports, moins d'étagères... et moins de livres. Le manque est parfois cruel, même une bonne bibliothèque ne le compense pas tout à fait.
Et puis, de temps à autre, une bibliothèque numérique surgit. Gallica m'a émerveillé - et continue de le faire, malgré ses défauts - par la richesse du fonds disponible. Internet Archive a beau se situer sur le continent nord-américain, j'y complète souvent mes recherches. Ebooks libres & gratuits m'a apporté le confort des fichiers texte - quand les autres se contentent souvent d'images sous lesquelles les caractères sont vaguement reconnus, la machine étant encore très loin, dans ce domaine, de la capacité humaine à lire, relire, corriger, éditer... Je n'en suis encore qu'au début de mon exploration de la Digital Public Library of America, ouverte depuis quelques jours.
Et, surtout - c'est l'objet de ma note aujourd'hui, j'y viens -, j'ai découvert récemment le Projet PEP's sur le site des Archives et Musée de la Littérature. J'ignore la signification de ce PEP's qui doit être, je suppose, un acronyme. Mais je vois le résultat: 224 ouvrages d'auteurs libres de droits numérisés et téléchargeables au format PDF dans ce qui semble être une excellente qualité - d'où, bien entendu, des fichiers très lourds, ce qui limite la dimension des plages horaires pendant lesquelles je peux les ranger dans mon disque dur (je dispose d'une connexion Internet à débit très capricieux). 
Mais j'ai commencé et, même si je ne suis pas près d'en avoir terminé, j'envisage le moment où, dans un avenir plus ou moins lointain, je n'aurai qu'à effectuer une recherche dans mes répertoires pour retrouver en un clin d’œil toute une bibliothèque de littérature belge de langue française. Elle ne sera évidemment pas exactement pareille à celle dont j'ai pu disposer dans une autre vie. Je ne récupérerai jamais certains ouvrages, j'en posséderai d'autres que je n'avais jamais tenu entre les mains. Elle contiendra quelques raretés, aussi. Pensez donc: mon exemplaire de Délires, d'André Baillon, est maintenant celui que l'écrivain a dédicacé à Marie de Vivier, ce qu'apprécieront les connaisseurs de la biographie de l'auteur.
Oui, les premières images de ma nouvelle bibliothèque sont toutes celles de livres d'André Baillon. J'ai transformé mon goût pour l'accumulation en esprit de système, puisqu'on ne se défait jamais complètement des plis qui vous ont construit (ou déformé, c'est selon). Je suis donc l'ordre alphabétique des auteurs.
Quand j'en serai arrivé à Max Waller et que j'aurai épuisé le fonds de PEP's, je passerai à la deuxième campagne de numérisation du même projet. J'y compléterai ma collection des œuvres d'André Baillon, et l'aventure se prolongera jusqu'où elle ira - à moins que ce soit: jusqu'où j'irai, on verra bien.
Et puis, si j'ai besoin de consulter un livre avant que l'organisation alphabétique de mon travail m'ait donné l'occasion de le charger, je sais maintenant où j'ai une chance de le trouver. Bien sûr, il faut s'intéresser de près à la littérature belge de langue française pour trouver un intérêt majeur à ce projet de numérisation. Il se trouve que c'est mon cas et que l'existence de ce fonds contribue à mon bonheur.
Bonheur, oui.

lundi 22 avril 2013

Des mots, des mémoires et une question simple en librairie

Trois livres seulement - malgré les autres tentations, nombreuses. Choisir, c'est renoncer, et blablabla... Mais j'aime la manière dont Erik Orsenna aborde ses sujets de manière oblique, je suis fasciné depuis toujours par Casanova et le titre minimaliste de Jacques Expert m'interpelle... On peut raisonnablement penser qu'ils seront tous trois en bonne place dans les librairies cette semaine, fi donc des catégories!

Erik Orsenna, La Fabrique des mots

«Il y a des histoires qui sont des déclarations de guerre. Voilà pourquoi, moi, Jeanne, je me suis tue. J’ai préféré attendre que le temps passe. J’étais petite, à l’époque, dix ans et quelques mois. Mais l’heure est venue de parler.»
L’ignoble Nécrole a encore frappé. L’objet de sa bataille? Les mots. Il y en a trop, beaucoup trop. Pour faire taire tous les incurables bavards, tous les poètes, tous les chanteurs, tous les raconteurs d’histoires, tous les amoureux qui disent et redisent leur flamme, tous les humiliés qui protestent, tous les journalistes qui révèlent et, trouve-t-il, polluent de leurs nuisances sonores jusqu’à la nuit, Son Excellence le très distingué Président à vie a édité une liste, pompeusement intitulée «Circulaire VIII.2012.3917», celle des trente mots désormais autorisés. 
Pour Mlle Laurencin et les élèves de CM2 de l’école Simon-Bolivar, c’est décidé, la guerre est déclarée. 
Parmi les escales de cette croisade sur terre et sur mer bientôt suivie par l’île tout entière, on apprendra comment le Palais de justice fait les choux gras de deux brasseries aux drôles de spécialités et ce que le Pays de Tendre dit de l’amour, on découvrira qu’une salle de classe et un centre de stratégie militaire ne sont pas si éloignés et qu’une ancienne mine d’or peut renfermer bien plus précieux que le plus précieux des métaux. 
Amis ou ennemis de Jeanne, en campagne ou non contre l’ignorance, on croisera le chemin d’une petite foule d’êtres et de créatures, parmi lesquels un élégant, trois jeunes à capuches, des pompiers, un Capitan accablé et très prolixe en anecdotes, un brochet plus vrai que nature, deux vieilles soeurs aussi virulentes qu’érudites, un certain M. Henri et, toujours, la furie de Nécrole…
Plus de dix ans après sa première déclaration d’amour à la grammaire, Erik Orsenna ne pouvait conclure qu’en explorant la fabrique des mots. Qui les crée? D’où viennent-ils? Comment combinent-ils leurs origines? A-t-on le droit d’en inventer de nouveaux? Si l’anglais domine toutes les autres langues, nos mots à nous seront-ils réduits à l’esclavage? À toutes ces questions, Jeanne répond, une fois de plus, et raconte ses aventures au sein de cette mystérieuse fabrique.


Les célèbres Mémoires de Casanova, dans une nouvelle édition établie d'après le manuscrit original acquis par la BnF, accompagnée d'un appareil critique et renouvelé.
Cette nouvelle édition, remaniée en profondeur, de l'Histoire de ma vie est entièrement fondée sur le manuscrit acquis par la BnF en 2010. Elle en respecte le découpage et procure pour la première fois un texte fiable, corrigé des erreurs de transcription de la précédente édition Brockhaus-Plon de 1960 (reprise dans la collection «Bouquins» par Francis Lacassin en 1993). Ce premier volume reproduit les tomes 1 à 3 des Mémoires, depuis l'enfance de Giacomo jusqu'à son évasion de la prison des Plombs, en novembre 1756.
Une nouvelle préface présente un Casanova éloigné des clichés pour faire apparaître l'importance de l'écrivain et du penseur. L'appareil critique, lui aussi renouvelé et enrichi, se concentre sur le travail d'écriture de Casanova: il restitue l'histoire de la langue, éclaire son choix d'écrire en français sans renoncer à l'italianité («La langue française est la sœur bien-aimée de la mienne; je l'habille souvent à l'italienne», écrit-il) et retranscrit dans la mesure du possible les passages biffés sur le manuscrit.
Ce volume 1 reproduit trois variantes importantes: les différents projets de préface de l'auteur, les deux versions du premier séjour parisien (1750-1752), données en regard l'une de l'autre, et le récit de l'évasion publié en 1788 sous le titre Histoire de ma fuite des Plombs.
Enfin, on y trouvera plusieurs documents permettant de mieux comprendre le monde de Casanova: évaluation de ses revenus, tables de conversion des monnaies européennes, règles de jeux comme le pharaon, cartes illustrant les déplacements du Vénitien (monde méditerranéen, quartiers de Venise et de Paris).


Jacques Expert, Qui?
1994, Carpentras, résidence pavillonnaire du Grand Chêne. Un lotissement où tout le monde connaît tout le monde, calme et sans histoires. Jusqu’à ce jour de mars, où la petite Laetitia Doussaint, est retrouvée violée et assassinée dans les bois alentours. Crime crapuleux dont l’auteur ne sera jamais identifié.
2013: quatre hommes s’apprêtent à regarder à la télé l’émission «Affaires non résolues», dont le thème, ce soir là, est le meurtre de Carpentras. Quatre hommes hantés par l’affaire depuis ce jour où ils ont retrouvé le corps de Laetitia. Tous étaient voisins à cette époque, tous habitaient la résidence du Grand Chêne. Durant l’heure que va durer l’émission, avec son lot de questions et de révélations, ceux-ci se souviennent. Leurs épouses également. Certains secrets reviennent à la surface, des suspicions anciennes, des non-dits. Au terme de l’heure que dure l’émission, le voile sera levé. L’un de nos quatre hommes est en effet bel et bien le coupable du viol et du meurtre de Laetitia. Mais qui?
Avec son nouveau roman, Jacques Expert nous offre un formidable jeu de piste et met à l’épreuve la perspicacité du lecteur. Celui-ci saura-t-il trouver avant la fin de l’émission, et du livre, qui est coupable? Spécialiste depuis longtemps des affaires judiciaires françaises, l’auteur, qui a, en particulier, suivi comme journaliste l’affaire du petit Gregory, nous fait profiter d’une expérience qui confère à son récit un réalisme rare.
Après avoir été grand reporter, Jacques Expert a été producteur et rédacteur en chef pour Tf1, puis directeur des Magazines de M6. Il est également Directeur Général adjoint de Paris-Première et auteur de la série «histoires criminelles» sur France Info. Après Adieu (2012), Qui? est son deuxième roman à paraître chez Sonatine.


vendredi 19 avril 2013

Encore un peu de temps avec John Irving

Je viens de terminer la lecture du nouveau roman de John Irving, A moi seul bien des personnages - et d'écrire un article à paraître demain dans Le Soir. Mais, voyez comme c'est curieux, je n'ai pas envie de lâcher le bonhomme. L'année dernière, au moment où sortait en poche Dernière nuit à Twisted River, je vous en avais parlé. Pour passer encore un peu de temps avec le romancier, je vous propose une rencontre avec lui. Elle date de 1995, c'est déjà un peu lointain. Mais, après tout, John Irving était déjà bien installé à cette époque dans son statut d'écrivain populaire - et souvent apprécié par la critique, deux caractéristiques qui ne font pas toujours bon ménage.


Les photos n'ont pas menti sur la carrure: John Irving, dans le hall de l'hôtel Lutétia où il est descendu pour une semaine, est une solide masse musculaire en mouvement sous le costume parfaitement coupé. Quelques mois après la publication américaine de A Son of the Circus, il a accepté quelques déplacements, en famille et à condition que son emploi du temps ne l'empêche pas de faire du sport, pour parler de son dernier roman à l'occasion de la sortie des traductions. En français, Un enfant de la balle est promis au même succès que les précédents, depuis Le Monde selon Garp qui nous a fait connaître John Irving. Pour l'essentiel, le récit se déroule en Inde, et une multitude d'histoires se tressent autour du docteur Farrokh Daruwalla, chirurgien orthopédiste qui vit à Toronto mais revient parfois à Bombay, et scénariste d'une calamiteuse série policière typiquement indienne dont le héros, l'inspecteur Dhar - interprété par John D., qui ignore l'existence de son frère jumeau, Martin Mills, missionnaire jésuite en route vers l'Inde -, est haï par la plus grande partie de la population.
Vous avez enseigné la littérature avant de publier des romans. La fréquentation des textes sur lesquels vous travailliez vous a-t-elle apporté quelque chose dans l'écriture de vos livres?
Ma spécialité était le roman du dix-neuvième siècle. Quand on fréquente la littérature du dix-neuvième siècle, on reconnaît ce type de littérature comme une construction pleine de bon sens.
Je crois que je suis devenu très naturellement un imitateur de ce modèle. Il y avait toujours une très longue chronologie, le fait que les vies d'un certain nombre de personnages s'entrecroisaient, et que le roman du dix-neuvième siècle était un divertissement au sens large du terme. Selon moi, il n'y a rien de théorique en ce qui concerne le roman du dix-neuvième siècle. Au contraire, c'est très concret. Il faut qu'il y ait une histoire, une intrigue, et il faut qu'il y ait des personnages plus vrais que nature. Thomas Hardy a dit: «Il faut que vous racontiez une histoire meilleure que celle que chacun peut lire chaque jour dans le journal.» Ce n'est pas une théorie, c'est une recommandation.
Et c'est une recommandation que vous avez suivie depuis vos débuts...
J'avais quatorze ou quinze ans quand j'ai lu des livres de Charles Dickens, et il est le premier écrivain qui m'ait donné envie de devenir un écrivain.
Beaucoup d'écrivains disent qu'ils écrivent pour se divertir eux-mêmes. Moi, il me semble que j'aime écrire le genre de livre que j'apprécierais en tant que lecteur.
Chez Dickens, on trouve une description de la vie sociale réelle à Londres à cette époque, combinée avec des personnages qui n'auraient jamais pu exister en ce lieu et à cette époque.
Dans Un enfant de la balle, chaque détail de la vie des bordels de Bombay, ou la vie au Duckworth Club, les numéros de cirque, tout ça est authentique. Mais il n'y a jamais eu, le même jour, dans un cirque, une jeune prostituée, un petit garçon infirme, un médecin et un missionnaire jésuite sur le point de se faire mordre par un singe enragé.
J'ai vu, dans un cirque, une fillette qui faisait un numéro et qui avait trouvé refuge là après s'être enfuie d'un bordel. Un de mes amis metteur en scène a été mordu par un chimpanzé qui avait été effrayé par sa peau trop claire et la blondeur de ses cheveux. Et j'ai passé quelques jours à la mission jésuite de Bombay, ainsi qu'à l'hôpital pour enfants infirmes. Mais la coïncidence qui rapproche les individus n'appartient pas à la réalité.
Un autre exemple: j'ai un ami écrivain qui a un jumeau identique et, quand j'ai rencontré pour la première fois son jumeau, qui avait été - et n'était plus - missionnaire jésuite, j'ai détecté en lui certains détails que je n'avais jamais remarqués chez mon ami. Simplement parce que le jumeau que je rencontrais pour la première fois était peut-être plus naturel, plus franc. Ils n'avaient pas été séparés à la naissance et il n'y avait pas d'homosexualité refoulée, comme c'est le cas dans le roman. Mais cet épisode m'a donné l'inspiration du moment où le docteur Daruwalla rencontre le jumeau de l'inspecteur Dhar, de John D., et où il découvre un certain nombre de choses sur John D. à ce moment-là.
Ces petites choses, que vous ramassez ainsi un peu partout dans la réalité et que vous organisez ensuite en romancier dans un monde imaginaire, vous prennent-elles longtemps avant de fournir une matière suffisante?
Oui. J'ai pris un an et demi pour établir une sorte de plan avant de me rendre en Inde. Je n'ai pas voulu me rendre en Inde avant d'avoir une « liste de courses».
Je voulais aussi être accompagné, lors de mon voyage, d'amis indiens et notamment d'une amie journaliste qui connaît la vie dans les bouges indiens. À partir du moment où j'étais accompagné par elle, les gens me faisaient confiance et me parlaient plus librement. Il y avait aussi un certain nombre de spécialistes que je voulais consulter. Par exemple, je voulais pouvoir être présent dans un poste de police à midi, à minuit, à quatre heures, au moment d'une arrestation dans un bordel... Je voulais savoir également comment on procédait en ce qui concerne l'information: ce qu'on dit aux journalistes, ce qu'on leur dissimule. J'avais besoin aussi de détails médicaux, mais j'avais déjà une expérience antérieure avec L'oeuvre de Dieu, la part du diable, et j'étais plus à l'aise cette fois-ci parce que l'orthopédie est un domaine plus facile que la gynécologie.
La chose la plus difficile, ça n'était pas l'Inde parce que j'avais beaucoup d'amis qui me rendaient le pays très accessible et qui ont lu, relu le manuscrit dans ses états successifs. Le plus difficile, c'était les jésuites. Ce sont des gens impossibles, parce qu'ils aiment et cultivent leur propre mystère et détestent que quelqu'un les étudie, essaie d'apprendre des choses sur eux. Ils sont très secrets. À l'origine, c'était d'ailleurs une société secrète. Ils sont admirables intellectuellement, mais ils sèment délibérément la confusion.
Je me souviens d'avoir rencontré un missionnaire jésuite espagnol qui avait fui le franquisme et qui était installé dans cette mission à Bombay. C'était un homme très âgé qui se voulait très humble, disant ne pas parler très bien l'anglais alors qu'il le parlait parfaitement. Il avait entendu parler de moi, disait-il, et en fait il avait lu chacun de mes livres. C'est lui qui m'a donné l'idée de planter dans le décor un missionnaire américain parce que je lui avais demandé s'il avait le souvenir d'en avoir rencontré dans la communauté, et il m'a dit qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour les éviter, parce qu'ils sont trop zélés. Il m'a dit: «Nous ne voulons pas d'Ignace de Loyola se baladant ici!» Il était très bien, lui...
Si on envisage votre roman comme une suite de numéros de cirque, on peut dire que vous évitez de travailler sans filet...
Oui, le filet est constitué par les dix-huit mois de travail préparatoire.
Je ne connais pas tous les détails qui vont intervenir au cours du récit, mais je connais la fin, et je sais ce que je dois attendre.
Vos romans sont des livres très épais. Est-ce une nécessité due au genre d'histoire que vous racontez, ou une volonté de votre part?
C'est d'abord par plaisir! L'idée de base, c'est de savoir combien d'intrigues, combien d'histoires mettant en jeu différents personnages on va pouvoir commencer puis interrompre, et faire en sorte que ces intrigues, ces personnages ne vont pas se croiser pendant deux, trois, quatre cents pages. Et puis, quand ils se rencontrent, tous les éléments s'articulent ensemble.
Un petit exemple - ou deux. Le capuchon du stylo que le corbeau fait tomber dans le ventilateur apparaît brièvement dans un endroit, et encore dans un autre, et le lecteur sait que cela va revenir. Même si le docteur Daruwalla a besoin de toute la durée du livre pour comprendre, le lecteur a compris, il en sait davantage.
C'est pareil pour les jumeaux: vous apprenez dans les cinquante premières pages que le deuxième jumeau va arriver à Bombay, mais il apparaît cinq cents pages plus tard. Et, quand il arrive, c'est le moment précis où le passé rejoint le présent.
Ce type de manipulation du temps chronologique nécessite un certain volume pour s'organiser...
Il est donc important pour vous que le lecteur en sache plus que certains de vos personnages?
C'est l'essence même de la comédie: l'anticipation. Le lecteur sait très tôt qui est le meurtrier. Le seul mystère est: quand le docteur Daruwalla va-t-il s'en apercevoir?
La raison pour laquelle l'arrivée du missionnaire est drôle, c'est parce que nous savons déjà beaucoup de choses sur lui avant son arrivée, et que nous pouvons donc prévoir les problèmes qu'il va rencontrer.
Le lecteur doit avoir un peu d'avance sur le récit, c'est ce qui fait la qualité de la narration. Vous savez ce qui va arriver, mais vous continuez à vous interroger sur le moment où cela va arriver.
Mais il est tout aussi important de dissimuler certaines choses au lecteur, et de ne pas tout lui dire. La plupart du temps, vous le conduisez à peu près sur la bonne piste, mais de temps en temps il doit y avoir quelques surprises, et c'est vrai pour les personnages comme pour le lecteur.
Cela signifie-t-il que, pour vous, le lecteur est un des personnages du roman, qui trace son propre chemin dans l'histoire lui aussi, au fur et à mesure qu'il en découvre les épisodes?
Il est essentiel, pour le conteur, de ne pas oublier le lecteur, et c'est aussi une caractéristique de la littérature du dix-neuvième siècle.
Beaucoup de romans contemporains se sont éloignés de cette relation qui existait entre le lecteur et le narrateur dans le roman du dix-neuvième siècle. Il est beaucoup plus courant aujourd'hui de rencontrer cela dans un film ou dans une bonne pièce de théâtre. Votre attention est captée par l'anxiété, l'angoisse, la peur, le mal, la méchanceté...
Vous jouez beaucoup sur les émotions. Ce n'est pas considéré comme très moderne, habituellement... Vous le revendiquez?
Je le revendique, oui. Je ne pense pas qu'une démarche intellectuelle suffise à nourrir un gros roman. Vous devez développer un intérêt psychologique et émotionnel.
Prenez les premières lignes de David Copperfield«Deviendrai-je le héros de ma propre vie, ou bien cette place sera-t-elle occupée par quelque autre? À ces pages de le montrer.» Et l'intérêt que vous portez au livre est en fait l'intérêt que vous portez au personnage.
Bien sûr, c'est intellectuel, mais le point de vue psychologique est plus important.
Quand vous considérez l'ensemble de vos livres, celui-ci, qui est le dernier en date, est-il votre préféré?
C'est comme de comparer ses enfants...
Je pense plutôt à ces livres comme faisant partie de cycles. Garp et L'Hôtel New Hampshire sont très semblables, frère et sœur  Les trois derniers, L'oeuvre de Dieu, la part du diable, Une prière pour Owen et Un enfant de la balle sont semblables en ce qui concerne la complexité de la trame narrative. J'aime beaucoup ce triptyque, que j'envisage comme un tout.
Passez-vous donc maintenant à tout autre chose, avez-vous tourné la page?
Je crois... Je viens d'écrire un tout petit livre, très mince, autobiographique. Et le roman que je commence est plus centré sur un personnage. C'est l'histoire d'un individu, et pas de dix personnes. Je n'en ai pas encore écrit assez pour savoir exactement comment cela va évoluer, mais la structure en est très différente. Les trois derniers étaient délibérément complexes, élaborés, celui-ci est délibérément simple, direct.

mercredi 17 avril 2013

Hervé Le Tellier sur des rails


Parler avec Hervé Le Tellier de son roman, Eléctrico W, expose à une (petite) déception. Voire deux. Le narrateur explique, dans les premières pages, qu’il a ajouté un paragraphe pour obtenir un nombre total de mots qui soit un nombre premier. Cette exigence, bien dans l’esprit de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) auquel appartient le romancier, celui-ci y a été moins attaché que son personnage : « Je ne suis pas certain du nombre exact de mots. Je laisse au narrateur ses superstitions. » Par ailleurs, il était agréable de croire en l’existence de la ligne de tramway de Lisbonne qui donne son titre au roman. Malheureusement, elle n’existe pas. D’ailleurs, « le w est une lettre qui n’existe pas en portugais. » Mais elle est présente chez Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance.
Le livre a été commencé il y a longtemps. En 1992 ou 1993, précise l’auteur. « Le point de départ, c’était l’idée d’un homme qui veut rentrer chez lui après des années d’absence et qui, en neuf jours à Lisbonne, reparcourt L’Odyssée. Et puis, je me suis un peu éloigné du projet, tout en gardant l’aspect de roman initiatique, éclairé par le moment lumineux où António et Canard font connaissance. »
António est photographe. De retour dans la ville de son enfance, en compagnie de Vincent, le narrateur, avec qui il doit suivre un procès, a raconté à son compagnon de travail sa lointaine rencontre avec Canard. Touché, Vincent décide de retrouver la femme…
Les deux personnages principaux développent une complémentarité déjà expérimentée lors de reportages précédents : les mots pour l’un, les images pour l’autre. C’est pourtant une image qui suit Vincent, une carte du delta de l’Okavango, ce fleuve africain qui n’arrive pas jusqu’à l’océan. Pour le romancier, « l’Okavango est la métaphore des deux personnages, dans leur incapacité à aller au bout de leur destin, pour l’un devenir un auteur en écrivant son roman, pour l’autre réaliser, comme homme, son amour d’enfance.
De ces destins inaboutis, Hervé Le Tellier a tiré un livre qu’on suit comme si on était soi-même placé sur les rails de la ligne Eléctrico W

mardi 16 avril 2013

John Grisham, les petits avocats contre les gros


John Grisham conduit parfois au bout de l’ennui. Sa connaissance des dossiers juridiques impressionne, mais nous n’éprouvons pas à chaque fois le besoin d’en lire tous les paragraphes, comme l’auteur nous y contraint. Pourtant, on le suit jusque dans les détails de procédure les plus complexes. Signe de son talent, ou au moins de son savoir-faire – les avis sont partagés, jusque chez le même lecteur qui balance parfois entre les deux. Mais quand, dans Les partenaires, il fait passer l’humain avant tout le reste, les dernières réticences tombent.
Ce jour-là, David Zinc pète les plombs. Il ne se sent plus capable de rester ne serait-ce qu’une minute dans les bureaux du grand cabinet d’avocats où il travaille. Un travail profondément ennuyeux et bien payé. Tant pis pour le salaire, il s’enfuit et atterrit dans un bar où il entreprend d’avaler un copieux petit déjeuner à base de Bloody Mary, cessant rapidement de compter les verres, poursuivant avec d’autres boissons aussi traîtresses et échouant, en fin de journée, presque par hasard, dans un minuscule cabinet que font tourner, tant bien que mal, deux avocats.
L’endroit est aussi minable que Wally et Oscar. Mais, grâce à son ivresse, David soutient ceux-ci dans leur combat pour accrocher comme clients les victimes d’un accident de la route et il est aussitôt adopté par le duo. Pas de quoi espérer faire fortune, à moins de tomber sur une très grosse affaire. C’est peut-être le cas : un médicament semble avoir provoqué la mort de plusieurs patients. Monter le dossier, recruter des experts, attaquer une entreprise disposant d’une armée d’avocats et de fonds quasi illimités : l’entreprise est si foireuse qu’elle prête à rire. Et on rit de bon cœur des déboires de ces partenaires aux moyens limités…
John Grisham est excellent dans son utilisation de l’ironie douce, et meilleur encore dès qu’il s’agit de tirer son roman vers des épisodes plus glorieux, où David devient brillant en même temps qu’attentif aux autres. Une belle réussite.


lundi 15 avril 2013

Cette semaine chez votre libraire : Irving, Littell, Houellebecq et Gerber

On traduit les romanciers américains sans discontinuer: John Irving et Robert Littell vont faire parler d'eaux cette semaine. Un "poète" se retrouvera lui aussi en têtes de gondoles très disputées. Il s'appelle Michel Houellebecq et je laisse à ses lecteurs le soin de poursuivre le chemin en sa compagnie - je ne la trouve, pour ma part, pas très plaisante. Je préférerai probablement lire le nouveau livre d'Alain Gerber.

Têtes de gondole


À moi seul bien des personnages est une histoire d’amour inassouvi – une histoire tourmentée, drôle et touchante – et une approche passionnée des sexualités différentes. Billy, le narrateur bisexuel, personnage principal du roman, raconte les aventures tragi-comiques qui marquent durant près d’un demi-siècle sa vie de «suspect sexuel», expression déjà employée par Irving en 1978, dans Le Monde Selon Garp. Livre le plus politique de John Irving depuis L’Œuvre de Dieu, la part du Diable et Une Prière pour Owen, À moi seul bien des personnages est un hommage poignant aux ami(e)s et amant(e)s de Billy – personnages de théâtre défiant les catégories et les conventions. Enfin et surtout, ce roman est la représentation intime et inoubliable de la solitude d’un homme bisexuel qui s’efforce de devenir «quelqu’un de bien».
Irving défie ici les tabous et nous enchante avec cette formidable chronique de la seconde moitié du vingtième siècle américain, du grand renfermement puritain face à la libération sexuelle et à la guerre du Viet Nam, sans oublier l’évocation de l’épidémie de sida et ses ravages ainsi que l’effarant silence des gouvernants. Mais toujours de l'humour, beaucoup d’humour, arraché à la tristesse. Un roman d’une actualité brûlante au moment où on lutte âprement pour le mariage pour tous et le droit à la différence.
John Irving, né en 1942, a grandi dans le New Hampshire. Depuis la parution du Monde selon Garp, il accumule les succès tant auprès du public que de la critique. À moi seul bien des personnages est son treizième roman.

Robert Littell, Une belle saloperie
(Extrait.)
Il y a des choses qu'on réussit du premier coup. Moi, c'était à couper des mèches pour piéger les kalachnikovs expédiées à des combattants islamiques indépendants en quête d'un djihad commode. C'était à échanger discrètement des messages avec un intermédiaire dans le bazar de Peshawar. Pour d'autres choses, rien à faire: on a beau recommencer cent fois, on n'y arrive pas mieux. Ce qui explique, je suppose, pourquoi je ne sais toujours pas préparer des œufs sur le plat sans casser le jaune. Pourquoi je refuse de laisser des messages après le bip. Pourquoi je porte la bonne vieille Bulova à remontage manuel de mon père, plutôt qu'une de ces montres automatiques dernier cri. Pourquoi je repousse le moment de m'attaquer au formulaire 1040 des impôts jusqu'à ce que la comptable québécoise divorcée de Las Cruces vienne me tenir la main. Ma hantise de la semaine, c'est de vérifier le relevé de compte mensuel que m'envoie la caisse d'épargne de Las Cruces, là-bas sur la nationale 25. Il m'arrive souvent de rêver que cet engouement pour le carré de plastique à crédit intégré, avec son système du «achetez maintenant, payez plus tard», est comme la longueur de jupe de l'année, et que les adultes consentants finiront forcément par revenir à la raison et au confort palpable du paiement au comptant. Un jour je commis l'erreur de partager ce fantasme avec ma comptable, mais elle se contenta de se retourner dans mon lit et me dispensa une petite leçon sur la façon dont le crédit savonne la planche économique. J'en profitai alors pour lui ressortir la perle de Will Rogers que j'avais pêchée dans Y Albuquerque Times Herald et mise de côté précisément pour ce genre d'occasion, comme quoi l'avis d'un économiste valait sans doute autant qu'un autre. France-Marie ne put rien dire d'autre que touché. Fidèle à elle-même, elle le prononça avec l'accent québécois.
Mon autre cauchemar, puisqu'on en parle, c'est la vidange des fosses septiques. Mais quand on vit dans une caravane, ce qui est mon cas, on doit bien finir par s'y coller un jour. J'avais tant tardé qu'on entendait distinctement d'immondes gargouillis dans les entrailles d'il était un toit chaque fois que quelqu'un allait aux toilettes. Avec ça, difficile de s'endormir, et plus encore de rester endormi une fois endormi quand la comptable de Las Cruces s'invitait pour la nuit. Si bien que je m'étais enfin résolu à brancher le tuyau aux canalisations d'égout du camping et, à l'aide d'une clé universelle empruntée à un voisin, cinq mobile homes plus loin, j'avais mis en route ma pompe autoamorçante toute neuve. Quand la fosse s'était vidée en glougloutant, j'avais refermé la canalisation et décroché le tuyau. Après avoir émergé en rampant de sous ma caravane, j'avais traversé six carrés de jardin pour aller rendre la clé à son propriétaire, puis j'étais revenu par la rue pour prendre l'Albuquerque Times Herald du vendredi, ainsi que la pile de prospectus entassés dans ma boîte aux lettres. Je jetais un coup d’œil à la une - il était question de sénateurs républicains soutenant la construction d'un bouclier antimissiles pour protéger l'Amérique d'une attaque russe improbable - lorsque je remarquai les empreintes de pas dans le sable. Quelqu'un avait descendu le sentier allant de la rue à ma porte. Les empreintes étaient légères, à la surface du chemin sablonneux, comme si elles avaient été laissées par un poids plume, et tournées vers l'extérieur, ce qui faisait penser à une démarche de danseur. En arrivant devant II était un toit, je dézinguai un vol d'insectes kamikazes et, plissant les yeux face à l'impitoyable soleil du Nouveau-Mexique, j'entraperçus une paire de chevilles nues et bien galbées.
Chevilles que je saluai respectueusement. «Vous devez être Vendredi», dis-je.

Michel Houellebecq, Configuration du dernier rivage
Toute la presse en ayant déjà décortiqué les vers, l'éditeur n'a pas cru nécessaire de fournir d'autres informations sur le livre.












Et mon choix

Alain Gerber, Une année sabbatique

(Les premières lignes.)
On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu’on n’a pas
encore jouée.
Il penche la tête sur l’épaule, colle sa nuque au dossier de son siège, se démanche le cou et lève les yeux en l’air. À travers la vitre du bus, qui garde sous forme de pastilles poussiéreuses la trace d’anciennes averses, son regard embrasse un vaste pan du ciel. On dirait une fine feuille de parchemin, derrière quoi luirait une lampe d’opaline. C’est le ciel, d’un beige un peu doré, un peu roux, qu’il préfère depuis qu’il est enfant, depuis que ses parents ont quitté les îles où, entre le jour et la nuit, il s’en souvient, défilaient au-dessus des têtes, peints de violentes couleurs, plus de ciels qu’on n’avait la force d’en aimer. C’est celui, si rare, si troublant, qui fait battre son cœur depuis qu’il connaît new York, Harlem et le quartier de sugar Hill, aujourd’hui réputé, grâce à lui et à quelques-uns de ses camarades de classe, être une pépinière de musiciens. «D’avenir», ajoutent les critiques avec leur générosité dédaigneuse, et c’est hélas le mot juste: de jour en jour, d’année en année, la musique ne cesse de remettre à plus tard le rendez-vous qu’ils ont avec elle.

dimanche 14 avril 2013

L’Afrique de Mankell, hallucinante et réelle


Publié en suédois en 1990, L’œil du léopard est un des romans de Henning Mankell qui restaient à découvrir – d’autres suivront. Il avait, il a, tout ce qui fascine ses lecteurs aujourd’hui, et d’abord l’art de raconter une histoire. Son expérience de l’Afrique, utilisée dans de nombreux livres, était déjà grande – il y a mis les pieds pour la première fois en 1973, l’année où il publiait son premier roman. Nous y revoici, en Zambie cette fois, avec Hans Olofson, un jeune homme qui veut réaliser le rêve d’une amie morte : se rendre à Mutshatsha, sur les traces d’un missionnaire suédois. Il s’agit aussi pour lui d’accomplir ce dont son père, ancien marin devenu forestier alcoolique, n’est plus capable : quitter le village et voir le monde.
Dès qu’il arrive à Lusaka en septembre 1969, il rencontre la peur. Rien de ce qui lui arrive ne ressemble à ce qu’il a déjà vécu et il craint pire encore. D’autant que des Blancs rencontrés sur la route vers Mutshatsha lui expliquent comment le pays se déglingue depuis l’indépendance, et à quel point la population locale est dangereuse. Mais Hans n’est là que pour quelques jours, le temps de son pèlerinage, il se contente donc d’écouter et d’émettre quelques remarques moins racistes. Rapidement balayées, bien entendu, par ceux qui vivent sur place et connaissent la réalité.
Et puis, au lieu de repartir très vite en Suède, Hans se laisse entraîner par les circonstances. Presque vingt ans plus tard, il est encore là. Souffrant de crises de palu et de peurs paniques provoquées pour partie par des hallucinations, pour une autre par des violences bien réelles autour de lui. Il a beau essayer de les comprendre, il a atteint un stade où, plus il en sait, plus le monde africain est inintelligible. Il s’est pourtant approché très près des origines de l’antagonisme meurtrier entre les Blancs et les Noirs, en particulier lors de conversations avec un ami journaliste africain. Mais le dernier mot ne peut rester qu’aux faits.
Parmi ceux-ci, une devinette : « Quel est le pays africain qui reçoit la plus grande aide européenne ? […] C’est la Suisse. Des fonds destinés au développement des pays africains viennent approvisionner des comptes anonymes en Suisse. »
Sans jeu de mots, tout n’est pas blanc ou noir dans L’œil du léopard. Par l’intermédiaire d’un personnage qui refuse les idées reçues, même quand elles paraissent se confirmer, Henning Mankell fait le portrait d’un pays d’Afrique déchiré par la haine.

vendredi 12 avril 2013

Manuel Vázquez Montalbán, gastronome postmoderne

En 1996, Manuel Vázquez Montalbán était venu à Paris présenter deux ouvrages. Un roman, L'étrangleur. Et un livre moins attendu, Les recettes de Carvalho. A l'occasion de la réédition de ce dernier au format de poche, je vous offre la conversation que nous avions eue ce jour-là, avant un dîner somptueux - sur base des recettes publiées, bien sûr.


Manuel Vázquez Montalbán est sans doute, aujourd'hui, l'écrivain espagnol le plus populaire dans le monde. Il doit essentiellement cette popularité à son personnage de «privé» atypique, Pepe Carvalho, qui apparaît dans beaucoup de ses romans. Ce détective possède bien des points communs avec son créateur : Barcelonais, son passé épouse un itinéraire très politisé et il adore la bonne cuisine. Ses aventures sont d'ailleurs émaillées de conseils culinaires dont on vient, sur base d'une anthologie complétée de vraies recettes, de faire un livre: Les Recettes de Carvalho.
Son dernier roman, en revanche, n'a rien à voir avec Carvalho: L'étrangleur est le double journal d'Albert Cerrato, qui s'assimile à Albert DeSalvo, l'étrangleur de Boston, et revendique trente-sept crimes. Il donne une première version de son existence et de ses confrontations avec ceux qui le gardent ou le soignent, puis déconstruit cette histoire en retrouvant ses victimes présumées. Un livre d'une intelligence et d'une culture folles, qui donne du plaisir à chaque instant.
Faites-vous la cuisine?
Oui, souvent, presque tous les jours.
Et avez-vous réalisé toutes les recettes de Pepe Carvalho?
Presque toutes. J'aime beaucoup expérimenter la cuisine, pas seulement parce que j'en suis un amateur, mais aussi pour une question de survie, parce que ma femme ne cuisine pas. Alors, la seule possibilité de manger avec quelque dignité, c'est de le faire moi-même.
Vous avez de la cuisine une vision culturelle, comme vous l'expliquez dans ce livre...
Oui. Presque tout est culturel, et pas seulement la cuisine. Mais la cuisine est l'unique possibilité culturelle de justifier l'opération de tuer. On tue des animaux, des végétaux pour manger, et la dignification de ce procédé passe par la cuisine. L'opération finale, c'est la survivance: manger pour survivre.
Votre personnage, Pepe Carvalho, ne se pose pas tant de questions. Il mange par plaisir, non?
En effet. Carvalho n'est qu'un personnage littéraire. Il mange aussi de manière névrotique, parce qu'il choisit sa cuisine en fonction de ses difficultés, dans la logique du roman. Mais, pour moi, faire la cuisine, c'est aussi une relaxation. Chez Carvalho, je crois qu'il y a un rapport avec la forme métissée des romans. Ce sont des polars, mais pas seulement: ce sont des polars métis. Et le rapport entre littérature et cuisine est aussi un métissage. C'est pour cela que, dans les romans de Carvalho, je décris des recettes, pour dire au lecteur: vous êtes en train de lire un roman, mais ce n'est pas seulement un roman.
Y a-t-il quelque chose de commun entre la façon dont mange Carvalho en fonction de ses enquêtes et, par exemple, celle dont boit et mange Maigret dans les romans de Simenon?
Oui, Maigret est fasciné par la cuisine de sa femme - c'est une cuisine ancienne qui date d'avant les surgelés. Mais c'est vrai, c'est la cuisine presque comme référent de la mémoire, du présent, du futur - parce qu'il pense que le poisson va arriver à ce moment, les pommes de terre à tel autre, etc. C'est une possibilité d'établir des rapports avec le temps.
Le premier roman où apparaît Pepe Carvalho vient d'être réédité au format de poche: J'ai tué Kennedy. Quand vous l'avez écrit, saviez-vous que le personnage allait prendre une telle dimension?
Non, pas du tout. J'ai écrit ce roman parce que j'étais fatigué de l'Espagne. J'ai eu envie d'écrire un roman pessimiste sur le rôle de l'Espagne dans le monde. C'était encore Franco, à l'époque. Carvalho est donc un réfugié économique et politique, qui devient le tueur de Kennedy. Je ne savais pas qu'il deviendrait un personnage indépendant, avec un avenir littéraire. Mais, cinq ans après, j'ai fait un pari avec des amis, en pleine époque expérimentale, avec le telquellisme et tout ça...
Que vous pratiquiez aussi?
Pas beaucoup, mais un petit peu, oui. Je suis coupable. Alors, un soir, après beaucoup de whisky, j'ai dit: il faut écrire comme autrefois, une littérature d'aventures, avec des personnages, des histoires - récupérer les conventions littéraires. Bref, il faut écrire du polar. Mes amis m'ont demandé si j'en étais capable, et j'ai prétendu que je pouvais le faire en quinze jours. Il m'a donc fallu quinze jours pour écrire Tatouage - en un tel délai, c'est forcément un roman très faible. J'y ai vu la possibilité de raconter une histoire, et j'ai utilisé Carvalho.
Combien de romans avez-vous écrit avec ce personnage?
Je ne sais plus... Trente romans, je crois, et trois recueils de nouvelles.
Vous avez dit plusieurs fois que vous alliez un jour faire mourir Carvalho. En avez-vous toujours l'intention?
Le dernier roman de Carvalho, là où je le tuerai, ce sera en l'an 2000. Je respecterai ce pacte, mais je suis très triste de le tuer. Et je pense remodeler le personnage. Carvalho ne sera plus privé, il sera un espion postmoderne, au service de l'eau, de l'écologie... A cette époque, il aura autour de soixante ans, et il lui sera très difficile d'être encore un privé.
Une de ses caractéristiques, c'est en effet qu'il vieillit au fur et à mesure que vous écrivez ses aventures...
Bien sûr. Je respecte toujours trois temps dans les romans de Carvalho: le temps mystérieux d'un roman, le temps biologique de Carvalho et le temps historique. C'est pour moi une obligation de ne pas utiliser la liberté d'un Simenon, par exemple, pour qui le Maigret des années trente est le même que celui des années soixante.
Vous avez utilisé le mot il y a un instant: vous considérez-vous comme un écrivain postmoderne - et quelle en est votre définition?
Tout le monde l'est! Je crois que la postmodernité a la possibilité de signifier quelque chose d'appliqué au territoire du langage. Il a existé les avant-gardes - pas seulement littéraires, mais aussi politiques, philosophiques, etc. Après les années soixante-dix, une certaine méfiance est née contre l'avant-gardisme, et on a pu récupérer tout le patrimoine historique, dans tous les domaines. La postmodernité, c'est ça. Mais c'est aussi la négation du rôle de l'histoire, de la mémoire, de l'utopie... Et je suis opposé à ce type de postmodernité. Mais, du point de vue de l'évolution esthétique, de l'évolution du langage, la postmodernité a un sens.
Quand vous commencez un roman, savez-vous exactement ce que vous allez écrire, ou bien partez-vous à l'aventure?
Chaque cas est différent. Il m'arrive d'écrire un roman suscité par une chanson, comme La Rose d'Alexandrie. J'ai parfois voulu refléter la culture interne du Parti communiste, comme dans Meurtre au comité central. Le premier propos est poétique, le second est plus élaboré. Galindez, par exemple, est né de l'obsession du pouvoir, de l'impunité du pouvoir. Moi, Franco, c'était l'obsession de ma mémoire et de mon identité... Je ne peux pas établir une règle unique.
Et L'étrangleur, votre nouveau roman, d'où vient-il?
C'est un peu différent de ma logique, de mon écriture. J'étais très fatigué après Moi, Franco. Fatigué mentalement, fatigué physiquement, en mauvaise santé. Et, d'une manière automatique, j'ai commencé à écrire L'étrangleur, comme une libération psychanalytique. Un psychanalyste m'aurait dit: il faut écrire un journal sur vos pensées négatives. Mais j'ai laissé le journal, et j'ai écrit un roman. C'est aussi l'expression d'une indignation personnelle, historique, existentielle, vis-à-vis de la réalité.
C'est donc pour vous une façon de parler du réel. Mais tous vos romans ne sont-ils pas une interprétation du réel?
Oui, parce que toute la littérature est la construction d'une alternative à la réalité.
Dans L'étrangleur, vous construisez une réalité dans la première partie, puis une autre, qui la déconstruit, dans la seconde...
Oui, sous la menace: c'est la réalité de la violence individuelle, pathétique du personnage, et de l'ambition qu'a le personnage d'avoir du pouvoir à travers le langage du psychanalyste. Il nie donc être l'étrangleur, mais il a du plaisir à l'être.
Dans votre esprit, quelle est la réalité?
Les deux sont la réalité. Tout le monde peut devenir l'étrangleur, en fonction de la pression culturelle, des circonstances personnelles, sociales, etc.
Vous vous êtes inspiré du véritable étrangleur de Boston, qui revendiquait un nombre considérable de meurtres dont tous ne lui étaient pas nécessairement attribués...
Le personnage se prend en effet pour DeSalvo. Il y a eu beaucoup de films à Hollywood sur le sujet. Il s'agit aussi, ici, de la contradiction entre la solitude du personnage, ses difficultés à communiquer, et les autoroutes de l'information. Mon roman est l'expression de ce malaise.
Le malaise naît-il du trop petit ou du trop grand nombre de points de repère?
Il y en a trop! Et ce sont des points de repère pour aujourd'hui, pas pour demain. Par exemple, où est aujourd'hui le sens de l'espoir? Le mot était utilisé dans les années quarante, cinquante, et il est devenu un mot stupide, qui ne signifie plus rien. Mais, sans espoir, le futur n'est pas possible. Nous avons besoin de récupérer le discours de l'espoir. Pas l'espoir idéologique...
Vous avez longtemps été communiste...
Communiste en Espagne, sous Franco, ce qui est différent d'être communiste en France, en Italie ou ailleurs. Cela signifiait militer dans l'unique parti qui faisait quelque chose contre Franco. A cette époque, on ne pensait pas à ce que représentait réellement le Parti communiste ailleurs. Je ne sais pas si je suis encore communiste, même si je crois au discours de l'égalité comme référent absolu. Je crois au rôle du référent absolu. Je suis contre la peine de mort, je suis contre le secret d'Etat. Il faut des absolus.
Aujourd'hui, êtes-vous encore membre du Parti communiste?
Je ne sais pas. La dernière réunion à laquelle j'ai assisté date d'il y a quinze ans. Quelquefois, on me demande conseil par téléphone. C'est un rapport personnel...
L'écriture est-elle pour vous une forme de militantisme?
Oui, mais la question a changé par rapport aux années quarante. Chaque écrivain possède des obsessions différentes, selon sa formation, ses origines, son archéologie personnelle... Pour moi, par exemple, la politique et l'idéologie appartiennent à mon archéologie personnelle. Mais je comprends très bien des écrivains plus jeunes pour qui la politique semble inutile.
Vous avez beaucoup de succès en Espagne, vous y avez reçu beaucoup de prix littéraires. Quelle réflexion cela vous inspire-t-il, vous qui avez été un opposant et qui êtes maintenant reconnu comme un grand écrivain par la société espagnole?
C'est vrai, j'ai du succès. Mais tout est relatif. Julio Iglesias, par exemple, en a beaucoup plus que moi. Il y a une affirmation très intéressante de Groucho Marx qui dit: Je ne pourrai jamais appartenir à un club qui m'accepterait comme membre. Je suis accepté, oui, mais pourquoi? En 1902, un révolutionnaire espagnol a fait un discours contre le pouvoir, contre la bourgeoisie, devant un public qui appartenait à cette bourgeoisie. Et quand il a eu fini son discours, le public a applaudi. Alors, il a commencé à douter de son propre discours. Et j'ai quelquefois la même impression.
Vous avez peur d'un malentendu?
Oui, j'ai peur de cela, mais c'est inévitable. C'est le fruit du droit à la liberté d'interprétation. Et il faut respecter cette liberté.