lundi 30 septembre 2013

Le Prix Sade à Jean-Baptiste Del Amo

Chère cousine,

Ton œil perçant n'aura pas manqué cette information, en préface de la saison des prix littéraires: samedi, le jury du Prix Sade a choisi son nouveau lauréat, Jean-Baptiste Del Amo, pour son roman Pornographia. Un titre qui aurait presque suffi à établir le choix si l'écrivain n'avait témoigné, dans ses livres précédents, d'un authentique talent. Veux-tu que je t'en donne un début de preuve? Voici les premières lignes de son dernier roman:
Au soir des obsèques, le long du front de mer, je marche à travers les embruns, le fracas des vagues atomisées sur le béton dans le crépuscule, et je laisse mon regard errer à la surface des façades en lambeaux. Au milieu de ceux qu’il me faut désigner comme miens, dans une maison dont les recoins ternes et les odeurs de tiroir ne m’évoquent plus rien, j’ai été saisi d’un malaise. Tout me paraît hostile. Des enfants indistincts jouaient dans l’ombre grise, mais leurs jeux sonnaient faux et l’étain des plats à offrandes tintait sur l’autel lorsque leurs petits pas feutrés glissaient d’une pièce à l’autre. Mes frères fumaient, vautrés dans les fauteuils en rotin, et leurs sourires ravagés m’ont encouragé à me lever. Des écailles de ciment jonchent le sol, crissent sous mes semelles et dévalent la chaussée à chaque bourrasque. Je ne pense à rien, je suis à l’image de ces immeubles dévastés et graves, un corps désert dont les fondations sont de bois vermoulu, ma chair limée par le sel et le sable. Je déambule sans conscience, étourdi par la certitude de ma présence, la confrontation toujours fuie et âprement désirée avec la ville.
Je dois t'avouer cependant que, malgré ce paragraphe en forme de belle promesse, je n'ai pas placé Pornographia en tête de mes urgences de lecture. J'attendrai avec sérénité la réédition au format de poche pour lui redonner une certaine fraîcheur. J'ai un problème avec le Prix Sade, en tout cas avec leur choix de l'année dernière. Un livre très médiatisé, certes, mais qui m'était tombé des mains.
Il est possible, il est probable que ma position est indéfendable. Ce n'est pas parce qu'un jury s'est trompé (à mes yeux) une année qu'il est obligé de persister dans l'erreur. Du coup, j'ose une demande: lis-le, ce livre, dis-moi ce que tu en penses. Après tout, je ne suis pas le seul à avoir un avis sur tel ou tel roman que je viens de terminer. Et ne crains pas de me dire ce que tu penses vraiment, avec toutes les nuances que tu jugeras bon d'apporter - je ne risque pas de te contredire.
Je te souhaite donc malgré tout, chère cousine, une bonne lecture, et je t'embrasse,
ton cousin


samedi 28 septembre 2013

Rentrée littéraire : les choix des libraires

Comme chaque année, Livres Hebdo a demandé aux libraires de choisir leurs romans préférés dans la rentrée. Cela fait un grand jury, 300 responsables de rayons littérature, dont chacun a lu en moyenne 22 livres pour les librairies du premier niveau, 14 pour ceux du second et 13 pour les grandes surfaces spécialisées. Cela peut sembler une proportion bien faible dans une rentrée de 555 romans, mais chacun se faisant son propre programme de lectures, cela débouche sur 139 auteurs cités en littérature française et 109 côté traductions. Si les libraires, et je n'en doute pas, ont à cœur de défendre leurs propres choix auprès de leurs clients, ils élargissent considérablement, même en se limitant comme pour les prix littéraires aux livres cités deux fois, l'offre de ceux-ci: plus de 160 titres retenus.
En tête pour la littérature française, je vous le disais hier, on trouve le même roman que dans les choix des jurys: Au revoir là-haut, de Pierre Lemaitre. Voici les dix premiers, dans l'ordre:

  1. Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut (Albin Michel)
  2. Sorj Chalandon, Le quatrième mur (Grasset)
  3. Claudie Gallay, Une part de ciel (Actes Sud)
  4. Véronique Ovaldé, La grâce des brigands (L'Olivier)
  5. Valentine Goby, Kinderzimmer (Actes Sud)
  6. Thomas B. Reverdy, Les évaporés (Flammarion)
  7. Chantal Thomas, L'échange des princesses (Seuil)
  8. Romain Puértolas, L'extraordinaire histoire du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea (Le Dilettante)
  9. Léonor de Récondo, Pietra viva (Sabine Wespieser)
  10. Sylvie Germain, Petites scènes capitales (Albin Michel)

Pour les traductions, les Etats-Unis dominent, dans la qualité comme dans la quantité. Mais d'autres pays sont présents:

  1. Richard Ford, Canada (L'Olivier)
  2. Laura Kasischke, Esprit d'hiver (Bourgois)
  3. Bergsveinn Birgisson, La lettre à Helga (Zulma)
  4. Colum McCann, Transatlantic (Belfond)
  5. Jaume Caubré, Confiteor (Actes Sud)
  6. Louise Erdrich, Dans le silence du vent (Albin Michel)
  7. John Maxwell Coetzee, Une enfance de Jésus (Seuil)
  8. Hallgrimur Helgason, La femme à 1000° (Presses de la Cité)
  9. Javier Marias, Comme les amours (Gallimard)
  10. Alan Hollinghurst, L'enfant de l'étranger (Albin Michel)

Je n'ai pas tout lu (44 romans à cette date, si vous voulez tout savoir). Mais, si j'en juge par les sept livres de ces vingt-là qui ont déjà fait partie de mes lectures, les libraires ont un goût très sûr.

vendredi 27 septembre 2013

Prix littéraires : les premiers choix des jurys

Ne traînons pas, si on veut analyser le premier tour de table des principaux jurys littéraires, il faut le faire maintenant. Mardi, l'académie Goncourt donnera déjà sa deuxième sélection.
(Mais quand pourrons-nous souffler?)
Je n'ai aucun mépris pour aucun prix - ce serait un comble - mais je ne vais pas intégrer tous ceux dont vous avez le détail ici (déjà qu'il en manque...). Voyons ce qui se passe pour les lauriers traditionnels, vous comprenez ce que je veux dire, les bien installés derrière une bonne table et barricadés derrière leur réputation. Dans l'ordre chronologique d'attribution: le Grand Prix du roman de l'Académie française, puis Goncourt et Renaudot (un couple indémodable), Femina, Médicis et Interallié. Je leur joins, pour services rendus à la littérature (ou au commerce du livre, ou aux copains, c'est selon), les prix Décembre, de Flore et Wepler-Fondation La Poste qui se glissent subrepticement dans un calendrier aussi chargé que les journées internationales de ceci ou de cela qui ne me laissent plus le temps de penser à moi-même, alors que c'est quand même l'essentiel, non? Vous me direz que... d'accord, ce n'est pas le propos.
Où en étais-je, d'ailleurs?
Ah! oui, ces sélections. Qu'est-ce qu'on va faire avec ça? Peser, écouter la rumeur, mesurer la vitesse du vent et trouver l'âge du capitaine? Il n'y aura pas d'équations, et même pas de soustractions, seulement des additions à faire sur les doigts d'une main pour "classer" (ouh! le vilain mot!) les romans par nombre d'apparitions dans les premières sélections de ces neuf prix. Zou! c'est parti.

(Un long moment de silence...)

Voilà, j'ai fait les comptes, et ne me dites pas que c'est ridicule, je le sais. Il n'empêche, j'en connais que cela va intéresser.
Le roman de Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut, est le seul à être retenu cinq fois. Ce qui ne lui donne aucun autre avantage que la majorité, pour l'instant, mais quand même...
Quatre fois, les jurés se sont penchés, avec l'air d'approuver ce qu'ils avaient lu (ou entendu dire), sur les romans de Nelly Alard, Yann Moix, Frédéric Verger et Philippe Vasset.
Ont été sélectionnés trois fois, les romans d'Etienne de Montety, Thomas B. Reverdy, Laurent Seksik, Karine Tuil, Tristan Garcia, Brigitte Giraud et Céline Minard.
Ils sont aussi quinze à avoir été sélectionnés deux fois.
Ce qui nous donne 27 livres plurinominés, si j'ose dire, et 37 (à un ou deux près, je n'ai pas vérifié mon premier compte) présents dans l'une ou l'autre sélection. Je ne parle là, vous l'aurez remarqué, que des romans français. En voilà donc une grosse soixantaine toujours sous les feux de l'actualité (bon, d'accord, ce n'est pas la Syrie). Pas si mal, en somme, sur un total de 357 romans sortis à la rentrée...

Demain, sauf imprévu, je vous parlerai des choix faits par les libraires pour Livres Hebdo. En roman français, c'est simple: Pierre Lemaitre est aussi le premier de la classe. Le reste, je vous raconterai.

jeudi 26 septembre 2013

Julie Otsuka, polyphonie de voix de femmes

Dans son deuxième roman, l’Américaine Julie Otsuka s’inspire de faits réels : l’arrivée aux Etats-Unis d’émigrants japonais au début du 20e siècle. Et tout ce qui arriva ensuite, jusqu’après l’entrée en guerre du pays d’accueil contre le pays d’origine, au moment où chaque Japonais était soupçonné d’ourdir des complots sur le territoire américain.
Mais Certaines n’avaient pas jamais vu la mer dépasse l’anecdote pour en faire la matière d’un livre dans lequel la romancière embrasse une quantité considérable de destins en les confondant sans leur faire perdre leurs caractéristiques individuelles. Dans la première phrase, et dans beaucoup de celles qui suivront, le sujet est collectif : « Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. » On voit qu’il sera question exclusivement des femmes, qui ont été promises à un mari américain – et se demandent quel sera leur avenir. Elles l’apprendront très vite, dès leur arrivée, quand elles auront constaté que les hommes venus à leur rencontre ne ressemblent que de très loin à ceux des photos qui leur avaient été envoyées. Ils ont les mains calleuses et des manières frustes, quand on leur avait annoncé des banquiers. Ils ont pris femme pour le travail aux champs, si pénible que certaines ne s’en relèveront pas. Ils ont pratiqué la rencontre à distance, et les mensonges qui l’accompagnent, bien avant l’ère d’internet…
Assez vite, le « nous », qui ne sera jamais tout à fait abandonné, cède partiellement la place à des cas particuliers, à des prénoms, des noms de famille. Les détails pullulent. Plus ils sont nombreux et précis, plus ils participent à la construction d’un univers dans lequel toutes sont à nouveau englobées. Et le roman fait son chemin sur une étroite ligne de crête d’où Julie Otsuka considère en même temps toutes ces femmes et chacune d’entre elles.
Voici un livre dont il est difficile de se détacher. Il chante un air douloureux, pas si éloigné de celui d’un negro spiritual, car d’un esclavage à un autre la distance est mince, malgré les différences culturelles. Il dit l’espoir : « Un jour, nous étions-nous promis à nous-mêmes, nous partirions. Nous travaillerions dur afin d’économiser assez d’argent pour aller ailleurs. En Argentine, peut-être. Ou au Mexique. A São Paulo, au Brésil. A Harbin en Mandchourie, où d’après nos maris un Japonais pouvait vivre comme un prince. » Puis l’espoir presque toujours déçu. Avec parfois, malgré tout, de brefs rais de lumière qui viennent, pour l’une ou l’autre, embellir provisoirement l’existence.
Bref, un roman puissant malgré sa brièveté, à côté duquel il ne faut pas passer.

mercredi 25 septembre 2013

Chloé Delaume, la guerre des mots, jusqu’à la mort

Chloé Delaume l’affirme : elle est « un être d’autofiction. Qui à maintes reprises engage son lecteur à s’écrire par lui-même, à donner à sa vie une forme inédite dont il est le héros. » Le problème est que la guerre menée par elle avec les mots peut être détournée par d’autres en direction de la mort. Et qu’à croire Une femme avec personne dedans, c’est peut-être arrivé. Certes, on ne lit jamais un livre de Chloé Delaume pour y trouver une vérité brute. Le jeu est constant entre ce qui est et ce qui pourrait (devrait ?) être. L’écriture révèle autant qu’elle masque, si bien qu’il arrive de s’égarer, et pas question d’espérer être guidé par l’écrivaine.
D’autant qu’elle semble elle-même, malgré les buts lointains qu’elle se fixe, encore très éloignée de ceux-ci. « Me mettre à la place du père. Etre de l’autre côté. Du miroir comme de l’arme. Etre celui qui décharge. » Plusieurs fois, elle rappelle qu’il s’agit du récit de sa propre Apocalypse. La sienne ! Que personne ne s’avise de la lui emprunter ! Car la violence verbale perce entre les phrases, elle cogne et cogne. Cette littérature inconfortable est de celles qui fouettent sans artifices érotiques, et qui remuent jusqu’à ce qu’on pensait endormi à jamais.

mardi 24 septembre 2013

Lecteurs et libraires ont choisi les prix du Livre de Poche

Trois lauréats pour une collection, ce n'est pas mal. Surtout quand les choix sont de qualité.  Et même, si, par nature, les candidats étaient sélectionnés dans les parutions du Livre de poche... Les lecteurs attribuent deux prix, l'un dans la catégorie littérature, l'autre dans la catégorie policier/thriller. Les libraires n'ont droit qu'à un seul choix. Puisque les vainqueurs sont connus depuis quelques heures (et que je n'arrivais pas à m'endormir), allons-y.

Littérature : Victoria Hislop, L'île des oubliés

Alexis a toutes les raisons de partir en Grèce : elle termine des études d’archéologie et sa mère vient de Plaka, en Crète. Mais elle ignore tout de Spinalonga, la petite île qui, en face du village, a accueilli les lépreux de la région. Comment son histoire familiale a oblitéré la partie liée à ce lieu, c’est ce qu’elle découvre grâce à une femme extraordinaire avec qui sa mère a longtemps correspondu. Le temps des secrets est révolu, la lumière est belle.

Policier/thriller : Jussi Adler Olsen, Miséricorde

Je l'ai lu quand il est paru, je n'ai pas eu l'occasion d'écrire un article - pas le temps? pas la place? je ne m'en souviens pas. Pour être honnête, je ne me souviens pas non plus beaucoup du livre lui-même. En revanche, je sais que j'avais pris mon pied pendant de longues heures haletantes avec ce plutôt polar, puisqu'il y a une enquête, mais quand même thriller, dont Miséricorde a le rythme, soutenu à coups de chocs psychologiques qui ébranlent, au-delà des personnages, même le lecteur.

Prix des libraires : Barbara Constantine, Et puis Paulette...

Barbara Constantine n’est pas encore une habituée des plateaux de télévision mais ses romans rencontrent des lecteurs de plus en plus nombreux. Et puis Paulette…, le quatrième, s’est trouvé tout naturellement dans les listes de meilleures ventes, grâce à celles et ceux qui se trouvent bien d’une littérature construite sur des bons sentiments, sans être mièvre. Il y a, depuis ses débuts, un ton Barbara Constantine, fait de légèreté et de cohésion entre les personnages, même quand il faut manier la truelle pour faire tenir ensemble les morceaux qui semblent vouloir s’échapper.
Ferdinand habite une grande ferme où il est seul depuis que les enfants sont partis. Trop grande, trop vide pour lui. Il se réveille trempé d’urine après des rêves étranges. Il ne va pas très bien, pour le dire simplement. Au début, il n’a pas de solution, il se contente de distractions de gamin pour se changer les idées. Mais leur couleur reste sombre. Quand la maison de Marceline, une voisine qu’il connaît assez peu, se révèle inhabitable, il lui propose d’emménager à la ferme. Il y a de la place, ils ne se gêneront pas. L’idée n’est pas de lui, elle vient de ses petits-enfants, les Lulus (Ludovic et Lucien), pas encore atteints par le quant-à-soi qui interdit aux adultes les propositions spontanées.
Et puis, une fois qu’on a commencé… D’autres invités permanents s’installent petit à petit, tonton Guy à l’occasion d’un veuvage, les sœurs Lumière à celle d’une menace d’expulsion, Muriel parce qu’une étudiante de l’école d’infirmières, cela tombe bien pour faire les piqûres. On ne vous l’a pas dit, mais c’est une bande de vieux qui se forme ainsi dans une ferme redevenue vivante. Le projet Solidarvioc est en marche, et fonctionne plutôt bien malgré quelques inévitables accrocs…
Et puis Paulette…, bien sûr, mais tout à la fin, après de belles tranches de vie quotidienne dans lesquelles mordre à pleines dents, sans se priver de sourire en se laissant porter par une écriture bon enfant, plus travaillée qu’il y paraît, et par la bonne humeur presque inoxydable de cette communauté improvisée.

lundi 23 septembre 2013

António Ramos Rosa, Don Quichotte fatigué

Sale temps pour la littérature. Après Alvaro Mutis, dont on apprenait la disparition ce matin, c'est maintenant le poète portugais António Ramos Rosa qu'il convient de saluer, malheureusement, pour les mêmes raisons: il est décédé aujourd'hui à Lisbonne, à l'âge de 88 ans.
Le but de ce blog n'est pas d'aligner des nécrologies. Et je ne suis pas responsable de coïncidences comme celle-ci, qui associe dans la même journée deux grands écrivains - par leur disparition.
Et, après tout, il n'est pas trop tard pour lire un peu de poésie, n'est-ce pas? D'autant que, pour en savoir un peu plus sur António Ramos Rosa, j'ai sous les yeux un article que je lui ai consacré en 1990, quand, à Liège, le Grand Prix des Biennales de Poésie lui a été attribué. Le voici. Depuis, plusieurs livres avaient été traduits en français.

Un an avant Europalia Portugal, le pays de Pessoa a été mis à l'honneur à l'occasion de la dernière journée de la biennale dont le grand prix est allé à António amos Rosa, un poète que Claude Roy, après l'avoir rencontré en 1968 à Lisbonne, décrivait comme un «Don Quichotte fatigué». Un homme qui n'est pas à sa place dans le monde de son temps et dont la voix ne s'élève cependant pas dans la solitude, puisqu'il est considéré, au même titre que Torga, comme un des plus grands poètes portugais d'aujourd'hui.
Il n'était guère de meilleur choix que celui-là pour conclure des journées où il avait été beaucoup question de sacré et d'absolu, puisque António Ramos Rosa écrit notamment, dans Le Dieu nu(l)«C'est à lui, au dieu muet et insignifiant, que j'appartiens. (...) Un mur blanc se dresse entre moi et lui. Et cependant, comment pourrais-je écrire sans lui? Même absent, il est la possibilité de la parole, l'imminence de la rencontre.»
Robert Bréchon, dans un numéro récent du Courrier du Centre international d'études poétiques, attirait même très précisément l'attention sur ce qui pouvait inscrire António Ramos Rosa au cœur même de la réflexion menée à Liège ces derniers jours: «Ramos Rosa est un poète païen, qui chante la terre mère, où tout commence et tout finit. Il veut l'étreindre dans son immanence, dans sa luxuriante nudité. Il chante la plénitude d'être, et il y a dans certains de ses poèmes une sorte de Sacre du printemps ibérique, une liturgie de la vie animale et végétale, corporelle et sensorielle. Mais il est aussi un poète mystique qui, en célébrant la création, veut retrouver l'incréé, en-deçà de l'espace et du temps réels.»
Lauréat, en 1988, du prix Pessoa pour A Livro da Ignorância (Le Livre de l'ignorance, inédit en français comme la plus grande partie de son oeuvre encore bien peu traduite), António Ramos Rosa s'inscrit dans une tradition lusitaniennne dont on peut espérer qu'elle nous sera de plus en plus accessible. «Dans l'intuition lusitanienne,» écrit Pascal Fleury, «l'écriture respire où la mer commence. C'est dans le regard de l'autre qu'on attend la marée haute des mots fugitifs qui nous cachent et nous ressemblent. Ici, l'âme est une cible mouvante évoluant entre le goût d'une apocalypse douce et la respiration qui propose un règne et dessine un espace pluriel.»
Né en 1925, Ramos Rosa publie depuis 1958 et n'a, en réalité, jamais été capable de faire autre chose: aucun métier n'a pu le retenir, sinon celui qu'il exerce à la perfection, la poésie - mais qui ne nourrit évidemment pas son homme - accompagnée d'abondantes lectures qui l'ont amené à faire de nombreuses découvertes, dont Fernand Verhesen, le secrétaire du jury du Grand Prix des Biennales, a profité comme beaucoup d'autres parmi ses amis et correspondants. «Si l'on réussit un jour à recueillir et à publier sa correspondance, elle sera aussi monumentale et aussi riche que celle des plus grands épistoliers, Voltaire, Diderot, Flaubert ou Gide, pour ne parler que des Français», confie Robert Bréchon.
C'est sur ce grand écrivain, célèbre parmi ses confrères mais inconnu du public, que le Grand Prix des Biennales vient de donner un coup de projecteur. Si les lecteurs y sont attentifs, cela n'aura pas été inutile.

On lira, sur le site Carnets de Poésie de Guess Who, quelques extraits de poèmes, à compléter par la belle page que consacre Michel Camus à un écrivain qu'il avait rencontré.

ONLIT Books : quelques craintes pour l'avenir

J'ai eu l'occasion de saluer parfois, ici et ailleurs, ONLIT Books, maison d'édition numérique belge qui a réédité Quadrichromie mais qui, heureusement pour elle, n'a pas fait, de ce petit livre écrit il y a une trentaine d'années, son seul argument.
Je vous renvoie donc - il est possible qu'il manque quelques notes où j'aurais oublié le tag - à un entretien publié le 25 décembre 2011 avec Benoit Dupont (Littérature sur toile: 3. ONLIT), à une présentation, le 5 septembre 2012, des classiques belges numériques chez ONLIT, et à son complément, le lendemain, sous forme de quelques précisions en entretien. Ainsi, évidemment, qu'au site de l'éditeur pour le catalogue (et la revue).
Pour être complet, j'ajoute que la Bibliothèque malgache, comme éditeur, avait quelques projets en commun avec ONLIT Books. C'est d'ailleurs en raison de cette proximité que j'ai appris, il y a un peu plus de deux semaines, que la publication d'un ouvrage prévu en coédition (en même temps que quatre autres, tous d'André Baillon) était, au moins, postposée alors qu'il devait être mis en vente la semaine dernière. Voire pire...
L'affaire est complexe et il faudra bien faire un jour toute la lumière sur ce qui se trame sous les problèmes actuels - montrer le motif dans le tapis, aurait dit Henry James. Pour le dire vite, l'aide apportée par la Fédération Wallonie-Bruxelles, nécessaire à une entreprise d'édition actuellement fragile - le livre numérique et sa viabilité, vous savez... - a été supprimée, ce qui remet en cause l'avenir d'ONLIT Books.
L'alerte est désormais publique, grâce à Olivier Van Vaerenbergh (ça va, toi?) qui publie aujourd'hui L'E-dition belge bafouille sur le site du Vif-L'Express. Suite à cet article, l'éditeur a lui-même fait l'état des lieux. Il n'est pas folichon: ONLIT c'est fini? Cela valait bien d'embrayer à mon tour...

Alvaro Mutis part, Maqroll le Gabier reste

Hier, Alvaro Mutis a fait ses adieux. L'écrivain colombien avait 90 ans, il laisse une oeuvre romanesque et poétique dont la fréquentation continuera à nous faire du bien, et pendant longtemps. Je l'avais rencontré une première fois à Bruxelles en 1989 - il revenait, en réalité, dans le pays de son enfance où son père était diplomate. Il était souvent venu au Festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo où, à plusieurs reprises, nous avions prolongé notre conversation. Son pays d'attache était devenu le Mexique depuis longtemps et son nom n'était apparu, dans la traduction française d'un de ses livres, que bien après avoir été nommé par Gabriel Garcia Márquez qui lui avait dédié - ainsi qu'à son épouse - Cent ans de solitude.
En hommage à cet homme chaleureux et inspiré, voici deux articles parus dans Le Soir. L'un en 1989, en écho à cette rencontre initiale. L'autre en 2003, quand sortait en un gros volume l'intégrale des aventures de Maqroll el Gaviero, le personnage emblématique de la plupart de ses livres.


Jusqu'à présent, Alvaro Mutis n'écrivait que de la poésie. Et on sait que ce genre littéraire n'est pas de ceux qui s'exportent le plus aisément. Il faut souvent un prix Nobel pour que de grandes voix nous parviennent. Pour Mutis, son passage au roman, en 1986, aura décidé des premières traductions. Cette découverte tardive a, en Belgique, quelque chose d'ironique. Puisque c'est à Bruxelles que, pendant douze années importantes de sa jeunesse (de 1926 à 1937, c'est-à-dire environ de deux à quatorze ans), Alvero Mutis a vécu, a fait ses études, a découvert la vie. Certes, pendant cette période, il a fait souvent le voyage - en bateau - vers la Colombie. Et son imaginaire est resté partagé entre l'Amérique du Sud et l'Europe.
Ce détour biographique, on le constate rapidement à la lecture de La neige de l'Amiral, son premier roman à paraître en français - avant trois autres et un recueil de nouvelles -, est loin d'être inutile: Maqroll el Gaviero, le personnage principal de tous les livres de Mutis, poésie et roman confondus, accorde en effet une importance particulière à Anvers, le port d'où le futur auteur partait pour la Colombie, et se trouve nourri de culture européenne alors qu'il est embarqué - le mot est le plus exact de tous, puisque Maqroll est marin - dans une aventure sud-américaine, remontant un fleuve vers la Cordillère où il doit arriver dans une scierie assez mystérieuse et autour de laquelle le flou ne cesse de croître.
El Gaviero, «le gabier», est pour Alvaro Mutis - c'est l'éditeur qui l'annonce avant le roman - «la représentation même du poète, l'homme qui, solitaire tout en haut de son mât, voit et annonce tout au navire, le bon et le funeste.» Il est donc aussi, dans La neige de l'Amiral, le mieux placé pour raconter son aventure, sous la forme d'un journal dans lequel il peut donc laisser libre cours à son interprétation.
Il y a, dans la lente navigation de ce bateau où les hommes apprennent à se connaître, avec de temps à autre la résurgence d'un pan du passé, quelque chose qui fait penser, l'aspect conquérant en moins, au film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu. Car dans le cheminement apparemment monotone s'introduisent des dérapages, des aventures qui n'ont pas d'emblée la dimension épique, mais qui prennent rapidement des allures de catastrophes, ou de symboles.
Maqroll el Gaviero est ici le révélateur de l'humain, de toutes les facettes, plus ou moins agréables, de l'humain. Il nous entraîne dans une de ses vies avec une sorte d'allégresse par avance défaite, puisque les faits, on le devine, ne répondront pas à l'attente. Ce n'est pas très important: dans des «informations complémentaires» qui suivent le texte du journal, d'autres existences potentielles du héros sont amorcées, qui nous mettent sur la piste, excitante parce que magnifiquement amorcée par une écriture ample et belle, des livres à venir...

A Bruxelles, Alvaro Mutis ne reconnaît plus rien. Il est vrai qu'il a quitté la ville il y a cinquante ans. Mais de se retrouver dans les lieux de son enfance lui redonne la langue française, qu'il parle avec volubilité et enthousiasme. Ce qui lui permet de dire «je», une chose qu'il n'est pas parvenu à faire dans ses livres.
Le troisième poème que j'ai publié dans ma vie faisait déjà intervenir Maqroll el Gaviero. Je me suis rendu compte à ce moment que ce personnage me donnait l'occasion de dire beaucoup de choses qu'à la première personne je trouvais impudiques. Alors cet homme, comme un intermédiaire avec le lecteur, m'a accompagné...
Saviez-vous immédiatement qui il était, ou bien la cohérence s'est-elle installée progressivement?
La première chose que j'ai pensé, c'était qu'il devait être vieux, à la retraite. Il devait avoir beaucoup vécu. Puis je me suis rendu compte de ce qu'il avait vécu, des pays qu'il avait visités. Surtout la Méditerranée, le Levant et les Caraïbes...
Et Anvers?
Et Anvers, naturellement. Dans tous mes livres, il y a Anvers. C'est un hommage que je rends à cette ville, à ce port que j'aime énormément.
Quand vous vous êtes lancé dans le roman, saviez-vous qu'il y en aurait plusieurs?
Non, mais je me suis rendu compte que Maqroll avait besoin d'espace. Je n'avais pas de plan, aucun propos défini. Les histoires sont nées les unes des autres. J'ai même écrit plusieurs fois la mort d'el Gaviero, mais il ressuscite avec une facilité terrible.
Ce personnage a un étrange rapport avec l'histoire européenne...
Oui, il ne rêve jamais de l'histoire sud-américaine. J'en ai marre de l'histoire sud-américaine! Ce sont des guerres civiles qui se répètent avec une monotonie vraiment embêtante.
Votre séjour en Belgique, les études que vous y avez faites, ont dû nourrir votre mémoire.
Ma mémoire et mon intérêt. Je n'ai pas besoin de vous dire cela, mais l'histoire de la Belgique et de la Flandre, c'est un noyau très important de l'histoire de l'Europe.
C'est cependant à l'histoire de la littérature sud-américaine, par l'intermédiaire de la dédicace de Gabriel Garcia Márquez, que vous apparteniez déjà pour nous.
Nous sommes de très vieux amis. J'ai connu Gabriel il y a 38 ans et nous avons partagé la vie d'une façon fraternelle. C'est une relation qui ne s'est ni créée ni développée à cause de la littérature. Bien sûr, on parle littérature de temps en temps. Mais c'est à cause de la vie. Gabriel va me dédier aussi le livre, je crois, le plus important dans son oeuvre: Le Général dans son labyrinthe. C'est le livre le plus colombien, le plus sud-américain du monde, et c'est une méditation sur la mort.


Sept livres ont installé Maqroll le Gabier dans l'imaginaire des lecteurs d'Alvaro Mutis. Leurs traductions françaises, de 1986 à 1995, ont fait la joie de beaucoup. Maqroll apparaît aussi dans des poèmes qui seront, en partie, réédités en octobre (en Poésie/Gallimard).
Mais l'intégralité de la partie narrative nous revient déjà en un volume: Les tribulations de Maqroll le Gabier est un bonheur renouvelé et permet de mesurer l'ampleur de cette saga en fragments.
Alvaro Mutis n'a pas envisagé l'existence de son héros de manière chronologique. On passe d'une époque à une autre, et cela semble tout naturel: la vérité, dans les aventures d'un Maqroll qui se disperse à travers le monde, est toujours mise en doute. Il existe plusieurs versions de sa vie et de sa mort. Le marin au long cours renaît de ses cendres aussi souvent qu'on l'enterre.
«Vous êtes immortel, Gabier», lui dit un capitaine de bateau dans La neige de l'amiral. Sept cents et quelques pages plus loin, dans Le rendez-vous de Bergen, il faut se faire une raison: aucune des nombreuses versions de sa mort n'a été confirmée. En revanche, les longs silences de Maqroll, pendant lesquels le dépositaire de ses histoires entend parler de sa disparition, sont toujours suivis d'une nouvelle rencontre - occasion de s'intéresser à une nouvelle aventure.
Paradoxalement, si l'essentiel de sa vie (de ses vies?) se déroule sur mer, plusieurs de ses entreprises le retiennent à terre, qu'il s'agisse d'une scierie, d'une mine ou... d'un bordel. Il sait pourtant que cela ne lui réussit guère: «Chaque fois que je recule vers l'intérieur des terres, tout tourne mal», reconnaît-il dans Un bel morir. Et un de ses interlocuteurs de renchérir dans Ecoute-moi, Amirbar: «Les gens de votre espèce doivent rester le moins possible à terre.»
Les femmes sont en partie responsables de ces périodes de transition entre les navigations. Flora Estévez, certainement, Ilona bien davantage encore, dont la figure traverse plusieurs livres après avoir été au centre d'Ilona vient avec la pluie.
Il arrive qu'on parle flamand dans ces pages. L'écrivain colombien a bien connu la Belgique, en particulier pendant son enfance, lorsqu'il prenait le bateau à Anvers. Et le meilleur ami de Maqroll, Abdul Bashur, qui parvient toujours à le tirer des pires situations, tient à dire Antwerpen.
Maqroll lui-même, qui aime lire sans pour autant afficher beaucoup d'opinions littéraires, voue une sympathie sans limites aux Belges, parce que c'est chez eux qu'est né l'exemple le plus accompli de grand seigneur que l'Europe ait donné: le prince de Ligne. Et il considère Georges Simenon comme le meilleur romancier de la langue française depuis Balzac.
Maqroll est un solitaire prêt à s'offrir toutes les aventures, si funestes soient-elles dans leurs conclusions. «J'ai longé des abîmes auprès desquels la mort n'est qu'un théâtre de marionnettes», aime-t-il à dire, bien qu'il ne soit pas du genre à tirer une morale de ses errances. Il se contente de les rapporter telles quelles. Mais quelqu'un les reprend, et c'est Alvaro Mutis qui bâtit avec elles une oeuvre épique et tragique, bricolant les différents épisodes avec des éléments disparates au fur et à mesure qu'ils lui viennent.
«Le bricolage est d'un grand artiste, d'un des plus grands écrivains de notre époque», affirme Gabriel García Márquez.


Du bon usage des bibliothèques

Chère cousine,

Tu me dis maintenant être fatiguée de l'actualité et que l'attentat de Nairobi t'en détourne absolument. Moins par l'ampleur du drame que par sa médiatisation. Tu n'as pas tort. Un massacre du même genre, dans une région plus isolée du Kenya (ou d'ailleurs) et dont aucun expatrié n'aurait souffert, ne risquait pas de faire l'ouverture de tous les journaux télévisés.
Là où je te suis moins aisément, c'est quand tu continues en affirmant que, du coup, tu ne veux plus rien savoir des nouveautés de la librairie et de ce qui se trame à travers elles. Sais-tu seulement combien de romans contemporains pourraient t'entraîner si loin de nos préoccupations immédiates pour, un temps au moins, t'en vacciner?
Une fois encore, cependant, j'accède à tes désirs en orientant ton regard vers des paysages moins tourmentés. Car, même si le village où tu résides maintenant n'offre pas les collections d'une bonne bibliothèque comme il s'en trouve dans les villes, tu disposes avec Internet de ressources gratuites presque infinies. Elles devraient répondre à tes attentes. Il te suffit, au-delà des classiques que tu prétends avoir tous lus (tu sais que je ne t'ai jamais crue vraiment, mais je n'en débattrai pas aujourd'hui), d'aller faire un tour sur Gallica et d'explorer, au rythme qui te plaira, la liste des nouveaux documents mis en ligne depuis un mois. Il y en a plus de huit mille, dont beaucoup d'images, certes, mais aussi plus de huit cents livres, sans compter la presse et les revues.
Je t'ai sélectionné un ouvrage qui, je pense, te réjouira. Paris anecdote, par Alexandre Privat d'Anglemont, est vif, charmant, bourré de naïvetés touchantes. L'édition de 1860 qui vient d'être numérisée a beau être une réimpression posthume (l'auteur était mort l'année précédente), elle est accompagnée d'une lettre autographe datée de 1854. Je te la donne ici.
Mon cher Fournier,

Il y a bien longtemps, que je n'ai eu le plaisir de mettre votre complaisance à contribution, aussi est-ce avec la plus grande confiance, que je viens vous prier de me donner deux places pour votre spectacle de ce soir. Vous comblerez de joie un homme qui est heureux de vous faire mille compliments en attendant qu'il ait le bonheur de vous serrer les mains.
Alex Privat d'Anglemont
19 avril 1854.
Quant à savoir si cette missive s'adressait à Edouard ou à Narcisse Fournier, tous deux présents dans les théâtres à cette époque, je laisse à un éventuel spécialiste le soin d'en décider.
Il me suffit, et il te suffira, d'aimer les portraits de professions oubliées ou de personnages typés (dont on retrouvera l'équivalent aujourd'hui) qui parsèment l'ouvrage. Un exemple, un seul, cette mère Marré dont tu connais à coup sûr une copie:
La mère Marré a soixante-cinq ans; c'est une femme de petite taille, replète, alerte, à l'œil fin et narquois, à la voix nasillarde, toujours grognonnant, de mauvaise humeur, au demeurant la meilleure femme du monde, un cœur d'or, un véritable diamant au milieu d'un faisceau d'épine. Il s'agit de savoir la prendre, voilà tout. Elle compatit à toutes les douleurs, car elle a tant vu de misères poignantes qu'elle a fini, la bonne nature, par sympathiser avec le malheur, comme tant d'autres ne sympathisent qu'avec la fortune et le bonheur.

La mère Marré est une femme d'une activité incroyable, à minuit on la voit assise dans son vieux fauteuil près de la porte-cochère, à trois heures du matin on la retrouve à son poste, l'œil au guet, surveillant ses nombreux locataires au moment de leur sortie. La case de la mère Marré, car ce n'est ni une chambre, ni une loge, ni un salon, ni une pièce, ni un logis, la case donc de la mère Marré est une véritable ménagerie, compliquée d'une volière, chiens, chats, serins, pinsons, tourterelles, chardonnerets, moineaux francs et friquets y vivent en parfaite intelligence, y ont signé un traité de paix. Depuis la mort de son pauvre Augustin, elle a reporté toutes ses affections sur les pauvres petites bêtes qui, du moins, ne se soûlent pas et ne font pas enrager maîtresse.
Je te laisse à penser quel genre de bonhomme devait être ce pauvre Augustin...
Et, puisque je suis loin d'être le seul à écumer les bibliothèques, il ne m'étonnerait pas qu'un romancier, plus connu pour sa force de travail que pour son talent, puise chez Alexandre Privat d'Anglemont quelques descriptions sur le vif devant lesquelles la critique est déjà prête à s'extasier.
Mais j'avais promis de ne pas m'égarer dans le présent.
Je brise donc là pour aujourd'hui, chère cousine.
Et je t'embrasse,
ton cousin.


Paris anecdote. Les industries inconnues, la Childebert, les oiseaux de nuit, la villa des chiffonniers, voyage de découverte du Boulevard à la Courtille par le faubourg du Temple, Paris inconnu, par Alex. Privat d
Paris anecdote. Les industries inconnues, la Childebert, les oiseaux de nuit, la villa des chiffonniers, voyage de découverte du Boulevard à la Courtille par le faubourg du Temple, Paris inconnu, par Alex. Privat d'Anglemont
Source: gallica.bnf.fr

vendredi 20 septembre 2013

La hache de guerre n’est pas enterrée entre les sexes

Une petite ville anglaise tranquille, banlieue résidentielle bourgeoise pour des familles qui ont quitté Londres, sa frénésie, ses risques permanents. A Arlington Park, les dangers restent à l’extérieur, dans des quartiers qu’on ne fréquente pas. On ne les traverse, avec un petit frisson, que pour se rendre au centre commercial, un peu plus loin. Les femmes y vont, en bande, s’offrir quelques heures de distraction. Le reste du temps, on est à la maison, ou au travail (surtout les hommes), ou entre soi, dans des invitations qui rassemblent souvent les mêmes.
Quatre visages émergent du roman. Quatre femmes qui ne sont pas encore vieilles mais qui ont perdu l’élan de la jeunesse. Et le regrettent avec une amertume agissant comme un poison lent, ou un acide qui rongerait leurs bases. Le mariage et les enfants ont contribué à les enfermer. Voire même, comme le pense l’une d’elles, à les assassiner.
Juliet Randall a la chance d’enseigner et d’animer un club littéraire dans lequel elle entend ce que pensent les jeunes filles de la vie à venir. Ce n’est pas toujours réconfortant : « Le mariage est l’autre nom de la haine », lâche Sara, une des participantes.
Maisie Carrington a parfois envie de tuer ses enfants. Elle entend les gens promener leurs chiens et les appeler Maisie, ce qui en dit long sur son état d’esprit. Pour elle, « leurs vies avaient pris une tournure d’échec enracinée ici ».
Amanda Clapp, sous le regard des autres, trouve les pièces de sa maison inutilement grandes. Et elle a découvert que « son perfectionnisme était une compulsion. »
Solly Keir-Leigh a gardé son nom de jeune fille, lié par un trait d’union à celui de son mari. Mais le trait d’union s’est relâché et elle se sent étrangère à celui qu’elle a pourtant choisi. Son quatrième accouchement sera pour elle l’occasion de mettre le monde à distance.
Rachel Cusk exploite le registre de la désillusion. Sous laquelle perce la colère : la guerre des sexes est de retour, pour autant qu’elle ait connu une trêve. Inscrite dans le quotidien le plus banal, elle lui donne un relief surprenant. Guerre de tranchées ou de mouvement, elle force les personnages à une attention extrême. Tout ce qui arrive à ces femmes prend un sens qui participe du grand chaos social, parfois organisé en lignes de front visibles.
Si l’une ou l’autre lamentation traverse le roman, le ton est plutôt celui de la revendication – certes tardive, tant on a l’impression que le mal est fait. Gravé dans les histoires individuelles comme un sillon duquel il sera difficile, voire impossible, de s’extraire.
Pourquoi donc Arlington Park (rebaptisé La vie domestique dans cette édition pour cause d'adaptation au cinéma), malgré sa vision négative de la vie, séduit-il tant ? Par la manière de mettre cette vision en scène, d’abord. Dans une écriture qui pétille et une proximité avec les épouses qui permet de les comprendre, d’adhérer complètement à leurs réflexions, Rachel Cusk ne nous laisse pas le choix : il faut suivre, dans la géographie de la ville, les lignes de force qu’elle impose. Traverser la rue pour boire un café chez la voisine. Ajouter quelques légumes à la salade pour lui donner un air moins fatigué. Se faire couper les cheveux dans l’espoir d’un nouveau départ. Nous sommes plongés dans le concret et nous touchons du doigt ces petites choses qui rendent l’ensemble bien réel.
Rachel Cusk, née au Canada en 1967, a passé son enfance à Los Angeles avant de faire ses études en Angleterre où elle vit toujours. Arlington Park est son quatrième roman depuis 1993, et le premier traduit en français. Son curriculum vitae était pourtant assez flatteur pour qu’on la remarque plus tôt. Elle a reçu le prix Whitbread du premier roman et a été sélectionnée, en 2003, par la revue Granta parmi les vingt meilleurs jeunes romanciers britanniques. Elle y a sa place, nous pouvons maintenant le vérifier.

jeudi 19 septembre 2013

Jonathan Dee, le vertige d'un discours creux

Après Les privilèges, Jonathan Dee poursuit sa déconstruction du rêve américain. L’ambition est grande et les moyens qu’il met au service de celle-ci, considérables. Il explore, sur le même plan, la vie privée et les fonctionnements professionnels, dénonçant au passage les leurres auxquels ses personnages se laissent prendre.
Pour l’essentiel, ils sont deux dans La fabrique des illusions. John Wheelwright et Molly Howe tombent amoureux. Il est étudiant en art, elle fait semblant de l’être et s’efforce surtout d’oublier le premier épisode tragique de sa jeune existence, quand sa liaison avec un homme marié a été rendue publique dans une petite ville où elle-même et sa famille sont aussitôt devenues la cible de regards accusateurs. Molly possède les qualités de son silence, derrière lequel se devine une exceptionnelle profondeur. Mais elle est aussi fuyante, et disparaît d’ailleurs après un bref séjour chez ses parents, alors que son père est à l’hôpital suite à une tentative de suicide. John ignore qu’elle était enceinte et a avorté, par peur d’être incapable d’assumer leur amour. Fin de l’histoire, pendant dix ans.
Avant d’y revenir grâce à un de ces hasards que seul un romancier pouvait imaginer, Jonathan Dee a tout loisir de se consacrer à la carrière de John. Projets artistiques revus à la baisse, il est devenu créateur publicitaire. Plutôt doué, d’ailleurs, pour vendre n’importe quel produit en lui accolant un slogan percutant, une image de rêve. Ces années dans la publicité donnent au romancier l’occasion d’écrire ses pages les plus percutantes. D’autant plus efficaces qu’elles reposent sur du vide, et que cela ne va pas s’arranger. Car John, remarqué par Mal Osbourne, un des patrons de l’agence où il travaille, quitte sa boîte pour s’engager dans un projet novateur. Il ne s’agit plus de promouvoir des marques mais d’associer celles-ci à des travaux artistiques audacieux, destinés à marquer les esprits grâce à un financement de mécènes – néanmoins convaincus des retombées positives.
La démarche s’apparente à celle d’Oliviero Toscani dans ses campagnes pour Benetton, en plus radical encore. Les créateurs ne doivent pas savoir pour qui ils travaillent, pour rester totalement libres de suivre leur inspiration. Jusqu’à la catastrophe si nécessaire – et celle-ci ne manquera pas de se produire.
Mais, à ce moment, on a aussi renoué le fil de l’histoire entre John et Molly, d’une manière qu’il ne faut évidemment pas révéler ici et qui a son importance dans le fil du récit. Celui-ci a toutes les vertus d’un feuilleton dont on ne veut manquer aucun épisode, puisque chacun de ceux-ci est une brique indispensable dans la construction du roman. Et donc aussi dans sa compréhension. L’ambition et l’échec en sont des ressorts importants, contrariés parfois par les complexités de la vie personnelle où l’amour, toujours, intervient aux moments les plus inadéquats.

mercredi 18 septembre 2013

Rassurez-vous, Bernard Pivot est vivant

En revanche, son homologue allemand - même si l'assimilation correspond à une simplification - vient de mourir. Marcel Reich-Ranicki avait 93 ans (ce qui laisse encore de beaux jours à Bernard Pivot) et avait occupé, dans le monde du livre germanophone, une place unique.
On se souvient (je dis "on", c'est peut-être généraliser un peu vite, mais en tout cas je me souviens) du scandale provoqué par cette image où il déchirait un livre de Günter Grass. C'était en 1995 et il y avait sept ans qu'il animait à la télévision une émission littéraire de référence. Il ne venait pas de nulle part, puisqu'il était critique dans la presse écrite depuis 1960.
Preuve (?) qu'il vaut quand même mieux lire beaucoup si on se mêle de parler de livres...

Albert Camus revient en librairie, et en force

Le 7 novembre, vous ne l'ignorez pas, on célèbre le centenaire d'Albert Camus. Son éditeur traditionnel, Gallimard, met les petits plats dans les grands à l'occasion de l'événement. Côté grands (formats), trois volumes de correspondance sont mis en vente dès demain. Avec Louis Guilloux, Roger Martin du Gard et Francis Ponge. Mais l'événement, à mes yeux, est la parution en poche, parmi beaucoup d'autres livres publiés le même jour, des trois volumes des Carnets, disponibles séparément ou en coffret. De mai 1935 à février 1942 pour le premier volume, de janvier 1942 à mars 1951 pour le deuxième, et de mars 1951 à décembre 1959 pour le dernier, ce sont les années essentielles de la vie d'un homme qui déroulent devant nous leurs méandres quotidiens, dans le concret comme dans la pensée. Avec, au fil des pages, des bribes des livres à venir, en train de s'écrire.
Cela mérite bien quelques extraits (je ne vous assommerai pas, un par volume seulement).
21 octobre 1937.
Il faut singulièrement plus d'énergie pour voyager pauvrement que pour jouer au voyageur traqué. Prendre un pont sur les bateaux, arriver fatigué et creusé par l’intérieur, voyager longuement en troisième, ne faire souvent qu'un repas par jour, compter son argent et craindre à chaque minute qu'un accident inconsidéré n'interrompe un voyage par lui-même déjà si dur, tout cela demande un courage et une volonté qui défendent qu’on prenne au sérieux les prêches sur le « déracinement ». Ce n'est pas gai de voyager, ni facile. Et il faut avoir le goût du difficile et l'amour de l'inconnu pour réaliser ses rêves de voyage lorsqu'on est pauvre et sans argent. Mais à bien voir, cela prévient contre le dilettantisme et sans doute je ne dirai pas que ce qui manque à Gide et à Montherlant, c'est d'avoir des réductions sur les trains qui les contraignent du même coup à rester six jours dans une même ville. Mais je sais bien que je ne puis au fond voir les choses comme Montherlant ou Gide - à cause des réductions sur les trains.
Janvier 1942.
Le seul problème contemporain : Peut-on transformer le monde sans croire au pouvoir absolu de la raison ? Malgré les illusions rationalistes, même marxistes, toute l'histoire du monde est l'histoire de la liberté. Comment les chemins de la liberté pourraient-ils être déterminés ? Il est faux sans doute de dire que ce qui est déterminé c'est ce qui a cessé de vivre. Mais il n'y a de déterminé que ce qui a été vécu. Dieu lui-même, s'il existait, ne pourrait modifier le passé. Mais l'avenir ne lui appartient ni plus ni moins qu'à l'homme.
25 août 1954.
Action et écriture : Ils ne sont pas si sûrs d'avoir raison, mais cette incertitude leur donne mauvaise conscience. Ils écriront donc pour se débarrasser de cette mauvaise conscience. Pour ce faire ils chercheront de nouveaux arguments, les trouveront et affirmeront donc un peu plus. Ceux d'en face feront de même. Les positions se durciront ainsi. Tant d'affirmations répétées équivaudront à des actions. Les provoqueront bientôt. Le parti vainqueur aura ainsi assez de chefs d'accusation le jour de la victoire. À force de fuir leur mauvaise conscience les vaincus auront trouvé la culpabilité vraie et en répondront n'ayant pas voulu cela. Un autre jour les vainqueurs à leur tour seront vaincus et répondront, n'ayant pas voulu cela. L'histoire est un long crime perpétré par des innocents.

lundi 16 septembre 2013

Même mort, José Saramago impressionne

L’écrivain portugais José Saramago a été, pour l’essentiel de sa production, un auteur tardif. Certes, il avait publié un roman à 25 ans, puis quelques recueils de poèmes. Mais c’est à plus de cinquante ans, dans les années septante, qu’il a véritablement empoigné les matériaux accumulés jusque-là pour composer l’œuvre saisissante que nous connaissons et qui lui a valu le prix Nobel de littérature en 1998. Curieusement, Relevé de terre, paru il y a plus de trente ans en langue originale, n’avait jamais été traduit en français. Nous ne savions donc pas à quel point il pouvait nous manquer. L’éditeur nous dit maintenant que ce roman est celui où Saramago a trouvé son écriture singulière. Mieux vaut tard que jamais. Voici donc un maillon essentiel dans son œuvre.
Dès les premières pages, on retrouve en effet avec plaisir l’absolue liberté avec laquelle Saramago distille les informations dans des phrases imitant l’oralité. Le conteur se laisse emporter par une idée annexe, fait un commentaire au passage, revient au fil narratif qu’il n’avait jamais perdu. Et n’oublie pas de poser un regard critique sur la société de son pays.
Nous sommes dans le paysage : « Ce qui abonde le plus sur terre, c’est le paysage. Le reste a beau manquer, le paysage a toujours été généreusement présent, abondance que seul un infatigable miracle explique, dans la mesure où le paysage est sûrement antérieur à l’homme, et pourtant, malgré sa longue existence, il ne touche pas encore à sa fin. » Façonnée par les travailleurs agricoles du latifundium où se déroule le roman, de la Première Guerre mondiale à la Révolution des œillets, la terre fait vivre les propriétaires et leurs ouvriers. Ceux-là vivent bien, ceux-ci, moins bien. Mais toute demande d’augmentation de salaire est considérée comme une agression caractérisée. Sous le pouvoir de Salazar, même le prêtre du coin utilise les sermons pour convaincre ses ouailles des bienfaits de l’obéissance à Dieu et à toutes les autorités, puisque cela semble être la même chose.
A la logique des possédants s’oppose celle de l’écrivain, à travers la musique d’une langue façonnée pour porter ses convictions. Et emporter le lecteur dans les méandres d’histoires qu’il faudra dire plus tard, ou de celle-ci qui ne peut plus attendre, même s’il ne s’agit que d’une anecdote. La famille Mau-Tempo devient, le temps de ce roman, la nôtre, et tant pis s’il faut accepter les défauts qui l’accablent, depuis Domingos le cordonnier qui, pas plus que l’écrivain, n’est capable de suivre une ligne droite, à moins de se trouver sous la corde avec laquelle il se pend et à laquelle son poids donne soudain une verticalité parfaite. Dans cette famille apparaissent de temps en temps des yeux bleus, souvenir d’un viol en temps de guerre, mais les guerres sont partout, et qu’y peuvent les hommes qui la subissent ? Autre chose est la révolte, puis la révolution, au risque d’interrogatoires musclés et d’enfermements arbitraires, quand on appelle arbitraire ce que les puissants pensent être du bon sens…
Il n’y a rien à faire : la lecture de Relevé de terre conduit à des phrases comme celles du paragraphe précédent. Elles ne prétendent pas imiter le style éblouissant de Saramago mais elles accompagnent celui-ci en mode mineur, tandis qu’il déploie, en esthète qui connaît l’art de la transgression, les rubans virevoltant d’une langue sans cesse réinventée dans des rythmes variés. Ce roman est à la hauteur de ses meilleurs. Il était temps de le publier en français. Il a d'ailleurs été suivi d'un autre, qui vient de paraître, La lucarne.

dimanche 15 septembre 2013

Écrivains en voie de naturalisation

Chère cousine,

Je t'avais demandé de garder pour toi les informations que je t'ai envoyées la semaine dernière. Tu n'en as pas été capable et je ne parviens même pas à t'en vouloir. Pour une fois qu'un sujet de conversation excitant te tombait dessus, j'imagine aisément dans quel état de fébrilité tu devais être. Malgré tout, je te demanderai une fois encore d'être prudente. Ce que je te raconte n'est destiné qu'à toi. Seule. As-tu reçu quelques échos de la manière dont la rumeur, jusqu'alors limitée à un petit cercle d'initiés, avait circulé? En subissant au passage les habituelles amplification et déformation qui ont fait dire un peu partout: le Goncourt, c'est joué pour cette année!
Pire - ou mieux: Nue était, jeudi dans Libération, en tête des meilleures ventes selon Datalib. Et encore deuxième ce week-end, dans la mise à jour. Classé jeudi derrière le livre de Jean-Philippe Toussaint, et devant aujourd'hui, le roman d'Amélie Nothomb, La nostalgie heureuse. Les deux ouvrages possèdent quelques points communs. D'évidentes qualités, bien que très différentes. Une longueur raisonnable pour qui ne veut pas passer trois jours à lire un roman. Ils se situent aussi dans ce qu'on peut appeler une œuvre, chacun des deux écrivains possédant déjà une jolie bibliographie.
Pour autant, cela ne suffit pas à les réunir dans le succès. Il fallait une autre condition, qui me rappelle le mot lancé un jour par Jean-Jacques Brochier comme une boutade: un écrivain français sur deux est... belge! Aujourd'hui, il pourrait dire: 100 % des deux meilleures ventes de livres français sont écrits par des auteurs belges.
Certes, cela ne sera probablement plus valable la semaine prochaine (encore que...). Il n'empêche que certains y voient un signe et sont tentés de franchir une frontière qu'Eric-Emmanuel Schmitt a sautée il y a quelques années. Cela ne lui a pas réussi comme il l'avait espéré: il n'a pas compris qu'il ne suffisait pas d'être belge pour casser la baraque: Les perroquets de la place d'Arezzo se classent à une vingt-cinquième place honnête, certes, mais malgré tout décevante. Car c'est un livre épais, qui s'inscrit mal dans l'ADN de l'écrivain belge type.
Voilà un raisonnement stupide, me diras-tu. Et tu auras raison, si tu t'en tiens à la logique. Pourtant, les faits sont là. J'ajoute, pour ton édification personnelle, qu'Antoine Compagnon, avec Un été avec Montaigne, est classé cinquième meilleure vente, bien que l'été soit en voie de disparition. Et qu'a-t-il de commun avec la Belgique? Il y est né, tout simplement...
Même si tu n'es pas encore convaincue, ce qui va suivre ébranlera peut-être tes certitudes. je tiens de source sûre que, dans plusieurs maisons d'édition parisiennes, des chasseurs de têtes ont été engagés pour établir le profil des romanciers les plus aptes à se couler dans le moule des auteurs belges à succès. Ta propension au bavardage me retient de te fournir toutes les précisions. Mais les choses ont bien avancé chez au moins trois éditeurs où un, parfois deux écrivains français sont prêts à changer de passeport dès l'année prochaine, afin de franchir le cap des 100.000 exemplaires.
La manœuvre est aussi grosse que risquée. Une écrivaine que je ne nommerai pas demande qu'on lui achète une villa à Néchin, dans la rue où s'est installé Gérard Depardieu. Son éditeur rechigne, par crainte qu'elle passe plus de temps à picoler avec l'acteur qu'à finir son prochain livre - son premier livre "belge".
Tout cela ne donnera peut-être aucun résultat concret. Mais l'affaire semble bien engagée, on en reparlera dans un an ou deux.
Ne prends quand même pas ceci trop au sérieux, chère cousine, que j'embrasse,
ton cousin.

samedi 14 septembre 2013

Nathalie Léger, trois femmes en parallèle

Une femme, suppose-t-on, vue de loin. Dans un film réalisé par une autre femme, pas tout à fait une inconnue, quand bien même l’histoire du cinéma la relègue dans les marges. Qui se souvient de Barbara Loden ? Quelques archives. Et Nathalie Léger. Et nous, depuis que nous avons refermé son roman, prix du Livre Inter 2012. Barbara Loden a été l’épouse d’Elia Kazan, elle a réalisé un film, Wanda, où l’écrivaine cherche une clé. Et la clé de la narratrice, car Supplément à la vie de Barbara Loden, pour être bref, est néanmoins touffu. Les pages sont striées de lignes invisibles qui densifient un propos d’abord traité en surface et lui donnent la force d’un livre nécessaire.
Une femme (Nathalie Léger) raconte une femme (Barbara Loden) qui raconte une femme (Wanda, inspirée par un fait divers authentique). Le triangle narratif enfonce ses pointes dans ce qu’on ne sait pas, et qu’il s’agit de chercher en dépit des conseils de l’éditeur : « N’y mettez pas trop de cœur », avait-il dit. Il ne s’agissait, après tout, que d’écrire une notice dans un dictionnaire de cinéma. Pas de percer les secrets d’une vie presque sans histoire. « Quelle est l’histoire ? » C’est la question que pose sa mère à la narratrice, bien incapable de répondre simplement.
La réponse est un roman traversé par des interrogations sur son propre sens, sur le pourquoi de la dérive qui entraîne Nathalie Léger si loin du projet initial. Elle a beau se dire « convaincue que pour écrire peu il fallait en savoir long », ses recherches sont si disproportionnées qu’elles en deviennent comiques : « je plongeai dans la chronologie générale des Etats-Unis, traversai l’histoire de l’autoportrait de l’Antiquité à nos jours, bifurquai vers la sociologie de la femme dans les années 1950 à 1970, compulsai avec entrain des encyclopédies, des dictionnaires et des biographies, accumulai des informations sur le cinéma-vérité, les avant-gardes artistiques », etc. Et cette accumulation, même exagérée, est partie intégrante d’un dispositif qui nous happe.
Et, puisqu’une autre bonne nouvelle peut coïncider avec une réédition au format de poche, on apprend que Nathalie Léger a été nommée, cette semaine, à la direction générale de l’Institut mémoires de l’édition contemporaine, plus souvent appelé par son acronyme, Imec. L’institut conserve, classe et donne accès, sous certaines conditions, à 600 fonds d’archives privées, déposées par des écrivains ou des maisons d’édition. Ces archives font de l’Imec un des hauts lieux de la recherche sur la littérature contemporaine. On espère que Nathalie Léger aura encore le temps d’écrire des romans.

vendredi 13 septembre 2013

Prix Femina : on prend les mêmes (ou presque)

On avait pourtant dit: on ne copie pas sur le voisin! Mais la première sélection du prix Femina se distingue si peu des autres que la copie fournie hier suscite quelques doutes sur la méthode employée...
Mais je ne suis pas mauvaise langue et je vais donc vous dire en quoi la première sélection du prix Femina est quand même (un peu) originale: dans le domaine français, les romans de Mikaël Hirsch, Leonora Miano, Véronique Ovaldé, Eric Pessan et Olivier Poivre d'Arvor ne se trouvent sur aucune autre liste sortie depuis une semaine. Soit un tiers de la sélection. Les dix autres avaient déjà été cités un peu partout.
Peut mieux faire, donc, peut-être le 4 octobre pour la deuxième sélection, ou le 25, au troisième tour, avant la proclamation du 6 novembre.
Rappel: pour suivre l'évolution des sélections, je tiens à jour une page consacrée aux prix littéraires 2013


Romans français
Laura Alcoba, Le bleu des abeilles (Gallimard)
Tristan Garcia, Faber. Le Destructeur (Gallimard)
Brigitte Giraud, Avoir un corps (Stock)
Mikaël Hirsch, Avec les hommes (Intervalles)
Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut (Albin Michel)
Charif Majdalani, Le dernier seigneur de Marsad (Seuil)
Leonora Miano, La saison de l'ombre (Grasset)
Céline Minard, Faillir être flingué (Rivages)
Véronique Ovaldé, La grâce des brigands (L'Olivier)
Eric Pessan, Muette (Albin Michel)
Olivier Poivre d'Arvor, Le jour où j'ai rencontré ma fille (Grasset)
Patricia Reznikov, La transcendante (Albin Michel)
Laurent Seksik, Le cas Eduard Einstein (Flammarion)
Jean-Philippe Toussaint, Nue (Minuit)
Karine Tuil, L'invention de nos vies (Grasset)

Romans étrangers
Martin Amis, Lionel Asbo (Gallimard) - Grande-Bretagne
Nadeem Aslam, Le jardin de l'aveugle (Seuil) - Grande-Bretagne/Pakistan
Jaume Cabré, Confiteor (Actes Sud) - Espagne
Junot Diaz, Guide du looser amoureux (Plon) - Etats-Unis
Louise Erdrich, Dans le silence du vent (Albin Michel) - Etats-Unis
Richard Ford, Canada (L'Olivier) - Etats-Unis
Alan Hollinghurst, L'enfant de l'étranger (Albin Michel) - Grande-Bretagne
Eun Ja Kang, L'étrangère (Seuil) - Corée du Sud
Laura Kasischke, Esprit d'hiver (Bourgois) - Etats-Unis
Colum McCann, Transatlantic (Belfond) - Irlande
Patrick McGuinness, Les cent derniers jours (Grasset) - Grande-Bretagne
Anouk Markovits, Je suis interdite (Lattès) - Etats-Unis
Melania Mazzucco, La longue attente de l'ange (Flammarion) - Italie
Sarah Quigley, La symphonie de Leningrad (Mercure de France) - Nouvelle-Zélande