jeudi 28 novembre 2013

Les meilleurs livres de l'année selon "Lire" et "Le Point"

Le mois de novembre n'est pas encore terminé qu'on en est déjà à faire le bilan de 2013. N'est-ce pas prématuré? En fait, pas vraiment: la littérature générale n'est pas du genre à envahir les librairies avec des nouveautés. On lit ce qui est paru dans les onze premiers mois - moins juillet, calme aussi dans le domaine, ce qui fait dix mois, avec un décalage souvent important vers la deuxième partie de l'année, la rentrée d'août-septembre et les prix littéraires.
Donc, Lire vient de choisir ses 20 préférés, et Le Point a fait pareil pour 25 titres, ce qui ne donne pas les mêmes résultats. je vous en laisse juges.

Lire
  • Meilleur livre de l’année : Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge (Actes Sud)
  • Roman français : Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut (Albin Michel)
  • Roman étranger : Joyce Carol Oates, Mudwoman (Philippe Rey)
  • Premier roman étranger : Kevin Powers, Yellow Birds (Stock)
  • Révélation roman français : Delphine Coulin, Voir du pays (Grasset)
  • Nouvelles : Franck Bill, Chiennes de vie (Série Noire/Gallimard)
  • Premier roman français : Loïc Merle, L’esprit de l’ivresse (Actes Sud)
  • Voyage : Philippe Rahmy, Béton armé (La Table Ronde)
  • Fantastique / anticipation : Stephen King, Docteur Sleep (Albin Michel)
  • Autobiographie : Edna O’Brien, Fille de la campagne (Sabine Wespieser)
  • Découverte / étranger : Troy Blacklaws, Un monde beau, fou et cruel (Flammarion)
  • Polar : James Sallis, Le tueur se meurt (Rivages)
  • Histoire: Stephen Greenblatt, Quattrocento (Flammarion)
  • Biographie : Michel Winock, Flaubert (Gallimard)
  • Essai : Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier (Gallimard)
  • Sciences : Etienne Klein, En cherchant Majonara (Editions des Equateurs)
  • BD : Chloé Cruchaudet, Mauvais genre (Delcourt)
  • Audio : Jean-Christophe Rufin, Immortelle randonnée lu par Vincent Schmitt (Audiolib)
  • Jeunesse : Pam Munoz Ryan, Le rêveur, traduit de l’anglais par Pascale Houssin, ill. Peter Sis (Bayard)
  • Gastronomie : Gérald Passédat, Des abysses à la lumière (Flammarion)


Le Point
  • Jaume Cabré, Confiteor (Actes Sud)
  • Jean d’Ormesson, Un jour, je m’en irai sans en avoir tout dit (Laffont)
  • Richard Ford, Canada (L’Olivier)
  • Mathieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme (Laffont)
  • Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut (Albin Michel)
  • Yasmina Reza, Heureux les heureux (Flammarion)
  • Alain Corbin, La douceur de l’ombre (Fayard)
  • Jean-Marc Roberts, Deux vies valent mieux qu’une (Flammarion)
  • Patrice Gueniffey, Bonaparte (Gallimard)
  • Philippe Jaenada, Sulak (Julliard)
  • Sandro Veronesi, XY (Grasset)
  • Jean-Christophe Rufin, Immortelle randonnée (Guérin)
  • Céline Minard, Faillir être tué (Rivages)
  • John Le Carré, Une vérité si délicate (Seuil)
  • Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse (Stock)
  • Emmanuèle Bernheim, Tout s’est bien passé (Gallimard)
  • David Malouf, Une rançon (Albin Michel)
  • Karine Tuil, L’invention de nos vies (Grasset)
  • Peter Longerich, Goebbels (Héloïse d’Ormesson)
  • Hugo Boris, Trois grands fauves (Belfond)
  • Achille Mbembe,  Critique de la raison nègre (La Découverte)
  • Hilary Mantel, Dans l’ombre des Tudors 1. Le conseiller (Sonatine)
  • Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne (Equateurs/France Inter)
  • Monica Sabolo, Tout cela n’a rien à voir avec moi (Lattès)
  • Ismet Prcic, California Dream (Les Escales)

Si vous êtes très sages, je vous donnerai les miens un de ces jours - mais il faut d'abord que je me réunisse avec moi-même parce que c'est sérieux, un jury d'une personne, et surtout que je lise encore deux ou trois choses...

mercredi 27 novembre 2013

27 novembre 1913 : Lucien Daudet sur "Swann"

Poursuivons, avec cent ans de retard, la revue de presse de l'accueil fait au roman de Marcel Proust...
Le jeudi 27 novembre paraît le premier grand article sur Swann. Il ouvre, ce jour-là, Le Figaro. Il est amical. Bien sûr : il est d’un ami, Lucien Daudet, membre de la claque dont Proust a battu le rappel. Au-dessus de cet article, tout en haut de la première page du quotidien, le nom – en lettres capitales – du Directeur-Gérant du Figaro, Gaston Calmette, dédicataire du roman de Marcel Proust…



Du côté de chez Swann

La personnalité de M. Marcel Proust est entourée d’un halo tout à fait exceptionnel : il est quelqu’un que l’on rencontre rarement, par le fait d’une existence un peu recluse, consacrée presque exclusivement à ses intimes ; mais il est aussi quelqu’un à qui l’on pense beaucoup plus souvent qu’à la plupart des gens que l’on coudoie tous les jours. Son nom seul, prononcé par des personnes qui se voient peu ou qui même ne se connaissaient point, est comme un motif maçonnique de sympathie immédiate, suffit parfois à transformer une camaraderie banale en plus durable amitié ou à faire naître sur des lèvres cérémonieuses et fermées un sourire bienveillant.
L’explication de cette vigilance affectueuse se trouve révélée tout entière dans le livre que vient de publier M. Marcel Proust. Ce livre, les plus proches de ses amis en parlaient depuis quelque temps avec une discrétion passionnée, et les lecteurs du Figaro eurent ici même plus d’une fois la fortune d’en connaître des extraits. Il forme la première partie d’une trilogie, et son titre, Du côté de chez Swann, est orienté, libre et fécond comme un départ pour la promenade, est la si violente et lumineuse projection d’une intelligence et d’une sensibilité, qu’en le lisant on entend une voix profonde et révélatrice, plus encore qu’on n’accomplit l’habituel travail visuel et spirituel de la lecture, et qu’après l’avoir refermé, et avant de le reprendre, l’écho de cette voix se prolonge, évoquant la présence de l’auteur pour ceux qui le connaissent, et, pour les autres, capable de la reconstituer.
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Mon rôle n’est point ici d’analyser cette œuvre, et d’ailleurs on ne le pourrait faire brièvement, à moins d’employer le même arbitraire (malgré l’exactitude apparente) que nous employons lorsque, pour décrire une seule journée, nous faisons la part de la météorologie qui la distingua et celle des faits qui la remplirent. Qu’on imagine seulement, contenue entre deux récits d’apparence autobiographique qui sont les plus beaux, les plus riches de tous les souvenirs d’enfance, une désolante histoire d’amour dont le malheureux et charmant M. Swann est le martyr ; et, – à la manière indirecte d’un chœur antique, ou comme certaines « bordures » de tableaux florentins qui complètent avec une précision différente, plus naïve mais indispensable, le sujet principal – la première et la troisième partie expliquant et précisant bien des faits de la partie centrale.
Dans ces trois parties, et dans le domaine tour à tour objectif et subjectif où nous conduit M. Marcel Proust, ce qui, au même point que le roman lui-même, nous passionne, c’est l’analyse de tous les sentiments, de toutes les sensations, de tous les raisonnements même, de toutes les heures du jour, de tous les aspects de la nature, et cela presque simultanément, car ou devine que, pour l’auteur, l’invisible sans cesse rejoint le visible. Jamais, je crois, l’analyse de tout ce dont est composée notre existence ne fut poussée aussi loin. Pour trouver l’exemple d’une telle pénétration, peut-être pourrait-on citer George Meredith, certaines pages de l’Égoïste ou du Amazing Marriage ; mais la fréquente obscurité de Meredith nous déroute quelquefois, tandis que l’analyse de M. Proust, connaissant l’inconnaissable, expliquant l’inexplicable, est d’une telle clarté qu’elle fait songer à l’éther pur et bleu de certains jours d’été, lequel, pour la sagacité des astronomes qui en connaissent le miracle sans hasard, et pour l’ignorance du public dominical, qui en aime seulement le tiède vélum apparent, est cette immensité dissemblablement accessible à tous : le ciel.
En outre, l’analyse, poussée même beaucoup plus loin, ne va pas d’habitude sans une sécheresse involontaire, ou voulue, une logique implacable et systématique, qui met le lecteur en garde contre soi-même et contre l’auteur. L’analyse de M. Proust est au contraire si parfaitement incorporée à une sensibilité prodigieuse qu’elles se confondent ensemble dans la tristesse comme dans l’ironie, sans qu’on puisse départir l’une de l’autre, et nous en arrivons à croire que son analyse déchaîne notre émotion et que sa sensibilité provoque notre rire, contrairement aux lois habituelles. Et bientôt nous comprenons que, pour certaines natures, analyse et sensibilité sont une seule et même chose, et que l’auteur de Du côté de chez Swann, s’il n’a pas beaucoup pleuré et beaucoup ri lui-même (cela nous devons l’ignorer) a du moins bien souvent versé des larmes sur les tristesses d’une passion sans partage, sur les transports investigateurs et superstitieux d’une jalousie cruelle, que le hasard ou la confiance venaient lui révéler, bien souvent participé aux bonheurs ou aux gaietés d’autrui, avec plus d’intensité même que ces victimes et ses privilégiés, parce que, mieux qu’eux, peut-être, il comprenait et devinait les plus secrètes causes, les plus ténus résultats de leurs malheurs ou de leurs joies.
Aussi, sans contenir une seule ligne « moralisatrice », sans se draper sévèrement dans quelque « doctrine », ni se targuer « d’élévation d’âme », voici un livre qui renferme à chaque page, grâce à la plus aiguë des perspicacités, les plus précieux conseils indirects sur ce que doivent fuir, sur ce que doivent rechercher la noblesse de cœur et la droiture, qui atteint à une extraordinaire grandeur morale (toujours par allusion et de biais), qui est enfin une perpétuelle leçon d’élégance – au sens le plus étymologique du mot – de sentiments.
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M. Proust a connu le Monde en même temps qu’il apprenait à connaître la vie : il n’a pas eu à découvrir, aux environs de la trentième année, une société jusque-là étrangère à son existence (ainsi qu’il arrive à ceux qui commencent à « l’explorer » à cet âge et s’imaginent alors le connaître parce qu’ils sont souvent « invités » et peuvent mettre des noms sur des visages, sans comprendre qu’ils ne dépasseront point ce degré de spectateurs statisticiens, ni ne participeront à aucun acte collectif du Monde puisqu’ils n’y posséderont rien, jamais, même pas une affection ancienne, réciproque et durable). Aussi ne s’attardera-t-il point à décrire vainement et superficiellement des détails extérieurs ; c’est au contraire de leur « intérieur » qu’il fait conclure à leur réalité, en démontant et remontant le mécanisme et les mobiles des êtres qui ordonnent ces détails, qui en font leur direction de vie, le décor journalier de leur existence ou leur manière d’être habituelle.
Mais il y a encore autre chose : Du côté de chez Swann révèle chez son auteur le plus rare des sens, qui est le sens social. C’est ce sens-là qui donne une exceptionnelle clairvoyance au jugement de celui qui le possède, comme aux romans qu’il écrit – s’il en écrit. Savoir se représenter ou nous représenter chacun sur le plan plus ou moins incliné, souvent difficile à discerner clairement, où l’ont situé sa naissance, son habileté ou le hasard ; regarder la façon plus ou moins oblique dont il est éclairé, le plus ou moins de lumière qui émane de lui ou qu’il reçoit des autres ; classer les sociétés diverses et ceux qui les composent comme le botaniste classe les plantes, le naturaliste les animaux, par familles et par individus, avec méthode, sans aveuglement, sans confusion… C’est ce sens-là – souvent cause de souffrance à force de précision et de lucidité – auquel on songe le moins et dont on ne parle jamais ; il est pourtant celui qui devrait le lus utilement nous guider à travers l’humanité.
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Le style de M. Marcel Proust est complètement parallèle à sa pensée : avec une scrupuleuse précision, il contente sans cesse, au-delà du croyable, ce que nous attendons de l’expression par rapport à l’impression reçue. Et quand certaines de ses phrases nous paraissent longues à première vue, nous nous apercevons vite qu’elles se déduisent l’une de l’autre, comme ces boîtes japonaises dont la taille décroissante permet de les réunir en une seule, que chacune d’elles forme un tout commenté par la suivante, et qu’il devait en être ainsi pour que les méandres de la période pussent accompagner toutes les sinuosités de la pensée et suivre son parcours, afin d’aboutir à la justesse absolue. Chaque mot, en effet, est le seul qui pouvait être dit, et même si l’auteur ne trouve, pour exprimer ce qu’il veut faire entendre, qu’un terme technique, il contraint celui-ci à sortir du domaine spécial ou abstrait où il gisait pour faire circuler à travers lui le sang de son œuvre.
Si bien qu’un musicien ou un jardinier, un peintre ou un médecin, peuvent croire, en lisant Du côté de chez Swann, que M. Proust a consacré des années de sa vie à la peinture ou à la médecine. Exacte érudition, non point faite de mots ni improvisée en vue d’un livre, mais pour ainsi dire innée et mettant à mesure M. Proust dans la complète disposition mentale nécessaire à l’art dont il parle, lui permettant enfin une telle abondance d’images que sans cesse ici la réalité se reflète dans un miroir, véridique aussi mais imprévu, qui la complète, la commente et la double…
… Un petit nombre d’écrivains ont su nous donner cette grande foi en eux, la certitude qu’ils disaient ce qu’ils pensaient, sans masque, sans restrictions, et qu’en plus de leur talent ils tenaient encore à notre disposition tout un arsenal de secrets, de conseils, d’enseignements moraux ou pratiques dont nous aurions profité si nous avions vécu en même temps qu’eux et si nous les avions connus.
La littérature, si elle n’est que la manifestation répétée, volontaire, d’un « don » même exceptionnel, demeure un art stérile, égoïste, fermé, le plus éloigné même de l’intelligence. Si, au contraire, chez un être de haute valeur, de grande culture, de compréhension magnifique (quelqu’un, enfin, à qui l’on décerne du génie quand il est mort), elle est le seul moyen d’accorder pensées, science, sensations, en une même harmonie, alors la littérature se dépouille, se décante, redevient en apparence si simple, à force de complexité invisible, qu’on est émerveillé – et découragé.
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Je n’ai jamais compris la docile et courante erreur d’optique intellectuelle qui consiste à ne témoigner une certaine qualité d’enthousiasme que rétrospectivement, à ceux qui ne sont plus, et refuse ce privilège sans restrictions à nos contemporains, surtout s’ils sont jeunes : crainte de se tromper, habitude, bien d’autres choses encore… Il est pourtant si simple de dire que plus tard, beaucoup plus tard, lorsqu’on parlera du livre de M. Marcel Proust, il apparaîtra comme une extraordinaire manifestation de l’intelligence au vingtième siècle.
… À ce moment, Du côté de chez Swann aura pris sa place, tout naturellement, près de ses égaux, aura rejoint des compagnons illustres qui, tous, sous une forme involontairement adaptée à leur époque respective, mais déjà rivés à la même chaîne immortelle, et attendant qu’il les rejoigne, l’auront devancé au cours des âges ; car tout chef-d’œuvre est un grand cri précurseur, rassemblant par delà le temps, dans le gel noir de l’éternité, les autres chefs-d’œuvre à venir.
Lucien-Alphonse Daudet.

mardi 26 novembre 2013

Répression aveugle à La Nouvelle-Orléans

Zeitoun, de Dave Eggers, a tout d’un roman. Il raconte l’histoire presque incroyable de Zeitoun (d'où le titre), pendant et après l’ouragan Katrina qui a frappé La Nouvelle-Orléans en 2005. A la différence d’un roman, tout est vrai. Zeitoun est le résultat de trois ans d’entretiens et de recherches pendant lesquels Dave Eggers a longuement rencontré Abdulrahman Zeitoun, son épouse Kathy ainsi que sa famille en Syrie et en Espagne.
La première moitié du récit raconte l’arrivée de Katrina et la survie dans une ville dévastée. Une ville que la littérature a déjà décrite, avant l’ouragan dans En attendant Babylone, d’Amanda Boyen, ou pendant avec L’œil du cyclone, de Stéphanie Janicot, et Ouragan, de Laurent Gaudé – par exemple. Zeitoun propose, pour l’essentiel, le point de vue du personnage principal, et en contrepoint celui de Kathy qui a décidé de quitter la ville avec leurs enfants, tandis que son mari gardait la maison pour la protéger, autant que possible, des intempéries et des éventuels pillages annoncés après celles-ci.
Puis tout bascule. D’un coup, Kathy n’a plus aucune nouvelle de Zeitoun et l’inquiétude monte. A-t-il été attaqué et tué par des voleurs ? Le bilan de la catastrophe est de plus en plus lourd, les soldats sont de plus en plus nombreux. Qu’est devenu son mari ? Après presque deux semaines de silence, Kathy reçoit un rapide coup de téléphone : Zeitoun est en prison et va bien…
Commence alors le récit d’une folie. Complètement dépassées par les événements, la police, l’armée et la garde nationale ont monté dans la gare routière une prison ressemblant à celle de Guantanamo et ont ramassé dans la ville encore inondée tout ce qui ressemblait à un voleur ou à un… Syrien, comme Zeitoun. Accusé d’appartenir à Al-Qaïda avec les trois compagnons d’infortune qui étaient avec lui à ce moment, il est incarcéré pendant plus de trois semaines, sans aucune possibilité de se défendre, sans aucun chef d’accusation, sans rien comprendre, en fait, à ce qui lui arrive.
Dave Eggers est un écrivain fortement engagé en faveur des droits de l’homme. Chez McSweeney’s, la maison d’édition indépendante qu’il a fondée à San Francisco, il publie notamment la collection « Voice of witness », qui recueille des témoignages oraux de victimes de l’injustice sociale. Zeitoun prolonge un ouvrage de cette collection. C’est un livre exemplaire.

samedi 23 novembre 2013

Les Tontons flinguent encore

Certes, Georges Lautner est mort mais Les tontons flingueurs sont toujours là.


Il existe, un peu partout dans le monde francophone, une sorte de secte informelle dont les membres, quand ils se rencontrent, se lancent à la tête des répliques comme : « Les cons, ça ose tout ! C’est même à ça qu’on les reconnaît. » Ou : « Dis donc, t’essaierais pas de nous faire porter le chapeau, des fois ? Faut le dire tout de suite, hein. Il faut dire : Monsieur Raoul vous avez buté Henri, vous avez buté les deux autres mecs ; vous avez peut être aussi buté le Mexicain, puis aussi l’archiduc d’Autriche ! » Ou encore : « On demande monsieur au téléphone. Un appel de Montauban. L’interlocuteur me semble, comment dirais-je, un peu rustique. Le genre agricole. » Et des dizaines d’autres, signées Michel Audiard aux dialogues d’après un roman d’Albert Simonin, mises par Georges Lautner dans la bouche de Lino Ventura, Bernard Blier ou Robert Dalban. Avec aussi, dans une distribution magique bien qu’en noir et blanc, Jean Lefebvre, Francis Blanche, Claude Rich…
Les tontons flingueurs, puisque c’est de ce film qu’il s’agit, sont devenus une œuvre mythique d’un cinéma français dont les têtes pensantes privilégiaient pourtant, à l’époque de sa sortie, une Nouvelle Vague portée par une critique unanime. Du coup, Les tontons flingueurs n’ont pas recueilli, en salles, le succès qu’on aurait pu leur prédire : moins d’un demi-million d’entrées en salles à Paris et sa périphérie en six mois d’exploitation. En revanche, depuis, leur carrière ne s’est jamais arrêtée, le DVD est une excellente vente et chaque passage à la télévision attire des téléspectateurs qui feraient une foule énorme si cela ne se déroulait pas dans l’intimité des foyers.
Pourtant, impossible de dire le contraire, le film a considérablement vieilli. L’argot des voyous nous est devenu presque incompréhensible, le noir et blanc est rédhibitoire pour bien des générations et l’intrigue est légère. D’où vient donc l’appartenance des Tontons flingueurs au cercle très restreint des films indémodables ? Du talent, voire du génie d’un réalisateur populaire, Georges Lautner, avec la collaboration de Michel Audiard, un dialoguiste capable de ciseler des phrases comme aucun être normalement constitué n’en concevrait mais qui frappent, touchent leur cible, créent un climat souvent étrange dans un monde décalé où chaque mot fait sens.
Certaines scènes méritent leur place dans des anthologies du cinéma. Au premier rang de celles-ci, la réunion des malfrats dans la cuisine, tandis que la nièce du patron fait, dans le reste de la maison, la bringue avec des amis de son âge. On sort une grosse bouteille d’alcool – bouteille historique : la fabrication de cette boisson de contrebande a été arrêtée parce que trop de buveurs étaient devenus aveugles (du « vitriol », dit même quelqu’un). Comme l’ambiance est à la bagarre, certains se demandent s’il ne s’agit pas de les empoisonner. On s’observe, on regarde les verres d’un air suspicieux, et quand même on boit. Et on re-boit. Et on re-re-boit. Si bien que la conversation, sans perdre de son pétillement permanent, devient de plus en plus vaseuse, que les corps vacillent, jusqu’au grand coup de colère du patron qui vire tous les fêtards à côté.
Cette autre scène : la nièce, amoureuse d’un musicien, fait venir le père de celui-ci au plus mauvais moment. La maison est attaquée par une bande rivale, et cela flingue dans tous les sens. Le père, personnage très correct et vice-président du FMI, ne se rend compte de rien, ou presque rien, grâce à de véritables entrechats entre les balles et leurs conséquences, grâce à la toux bruyante avec laquelle le patron tente de couvrir les coups de feu.

On rit beaucoup et souvent devant ce film vieux de cinquante ans. On en reprendrait volontiers pour cinquante années supplémentaires !

mercredi 20 novembre 2013

Le bilan des prix littéraires 2013

Que vaut le millésime 2013 des prix littéraires ? Une bonne cuvée, un grand cru, de la piquette ? Je vais me retenir, ce n’est pourtant pas l’envie qui manque, d’évoquer les livres qui auraient eu belle allure dans les palmarès, je vais même, allons jusqu’au bout dans la naïveté, faire mine d’ignorer les manœuvres qui mobilisent les éditeurs en coulisses. Et me contenter, donc, de ces ouvrages déjà sous bandes affriolantes : Goncourt, Renaudot, etc., jusqu’à l’Interallié d’hier pour clore la distribution.
Le bilan est globalement positif, pour le dire très vite. Il est surtout, c’est sa plus grande qualité, très varié : il y en a pour tous les goûts. Du vécu, du romanesque, du choc des cultures, de l’ego, de la guerre, du théâtre, du facile à lire comme un feuilleton et du plus ardu qui oblige à se concentrer.
L’année dernière, le roman d’un jeune Suisse inconnu, ou presque, était devenu le best-seller de l’automne, propulsé par l’Académie française et le Goncourt des Lycéens : La vérité sur l’affaire Harry Quebert, de Joël Dicker. Le livre, épais, se lisait sans effort particulier et procurait un vif plaisir. Au revoir là-haut, de Pierre Lemaitre, prix Goncourt cette année, semble renouveler la formule, en y ajoutant le parfum d’une commémoration de la Grande Guerre dont on va prendre pour cinq ans puisque, oui, c’est commencé avant l’heure. Mais, s’agissant de Pierre Lemaitre, auteur de romans noirs célébré dans le genre, et moins connu par les lecteurs de littérature « blanche », personne ne songera à s’en plaindre. Surtout pas les libraires…
De toute manière, la facilité n’est pas la norme cette année – elle ne l’était pas davantage l’an dernier, d’ailleurs, et cette remarque est à porter au crédit des jurys littéraires. Yann Moix n’impressionne pas seulement par le volume de Naissance (Renaudot), il pratique aussi une écriture radicale qui indispose ou séduit, c’est selon – elle suscite en tout cas des réactions. Leonora Miano, dans La saison de l’ombre (Femina), nous parle d’un monde dont nous ne connaissons souvent que quelques clichés. Et, s’agissant de démonter des clichés, Marie Darrieussecq s’est emparée avec talent de la relation entre une femme blanche et un homme noir (Il faut beaucoup aimerles hommes, Médicis).
Je viens de citer deux femmes et on fait souvent remarquer leur place réduite dans les listes d’auteurs primés. Nelly Alard, en remportant hier le Prix Interallié (Moment d’un couple), succède, comme écrivaine, à Dominique Bona, couronnée en… 1992 ! Bien joué, avec un roman sur la fragilité d’un couple qui part à la dérive et où l’épouse tente de construire un radeau afin de sauver ce qui peut l’être.
Monica Sabolo, autre femme, parle aussi d’amour dans Tout cela n’a rien à voir avec moi (Flore). Tout comme, d’ailleurs, Christophe Ono-dit-Biot, homme cependant, dans Plonger(Académie française). Et Le quatrième mur, de Sorj Chalandon (Goncourt des Lycéns), n’est pas un livre sans amour même s’il s’agit surtout d’une guerre et de l’espoir de la tenir à distance le temps d’une représentation théâtrale.

Ce n’est pas mal du tout, cette liste. Chacun y trouvera son compte.

mardi 19 novembre 2013

Partage ou piratage ? La fin du Team Alexandriz


L'initiative ne faisait pas que des heureux, les dents grinçaient. Mais le Team Alexandriz semblait résister à tout, ou presque, même aux menaces (ont-elles été mises à exécution ou non?) de procès d'éditeurs français. Le Team Alexandriz, depuis quatre ans, mettait en ligne des livres électroniques gratuits non libres de droits. Du piratage, en termes juridiques. Du partage, pour les utilisateurs. La différence est de taille, bien sûr.
Le SNE (Syndicat national de l'édition) s'est réjoui, cette nuit, de la fermeture du forum qui continuait à répandre des livres électroniques gratuits sur Internet. Probablement un "fake", ne serait-ce que pour une seule raison: on imagine mal un ponte du SNE veiller la nuit sur le corps désormais inerte du Team Alexandriz... Mais les réactions joyeuses de ce "SNE" sur le "chat" devaient correspondre aux sentiments réels des éditeurs qui se sentaient légitimement floués par l'entreprise.
Cela avait commencé par la réédition de livres indisponibles sous forme numérique, avec un souci de qualité parfois plus grand que chez l'éditeur original - le roman d'Alexis Jenni qui avait reçu le Goncourt en 2011 avait été ainsi mis en ligne avec un certain nombre de corrections. Cela s'est poursuivi par la mise à disposition, pour les membres d'un forum très actif, d'autres ouvrages, soit réalisés à partir d'un exemplaire papier - numérisation, reconnaissance de caractères, relecture et corrections, mise en forme... un travail de réédition, en somme -, soit achetés en toute légalité par quelqu'un qui, après un éventuel travail pour enlever les DRM et les tatouages, les rendait disponibles pour les autres membres.
On y trouvait donc autant de raretés que de nouveautés. Mais toujours au mépris de la loi sur le droit d'auteur, ce qui était évidemment un problème - malgré les libertés prises par ailleurs avec cette loi par le très officiel ReLIRE. Les menaces avaient eu raison d'une partie du Team Alexandriz, qui avait cessé ses activités le 31 août (en réalité, les derniers ouvrages avaient été mis en ligne le 18 juin). Le forum, cependant, continuait ses échanges. Ceux-ci n'étaient d'ailleurs pas limités au partage/piratage de livres. Il s'y donnait aussi de judicieux conseils sur la manière de fabriquer un livre électronique et des lecteurs y fournissaient à jet continu leurs avis sur les livres qu'ils venaient de terminer.
Jusqu'à hier, donc, tout ce petit monde semblait devoir poursuivre à vivre dans sa bulle en toute tranquillité.
C'était oublier qu'un forum comme celui-là dépend souvent d'un tout petit nombre de responsables, probablement d'un seul, même, sur qui repose la volonté de laisser faire les choses ou... de les arrêter.
Hier, donc, tout a fermé. Le célèbre "404 Not Found" remplace la page d'accueil du forum et, pour ce que j'ai pu en comprendre, c'est définitif - malgré des rumeurs qui laissaient entrevoir une migration sur un autre serveur. Un accès de mauvaise humeur serait (le conditionnel est de rigueur) la raison principale de cette décision.
Quant à savoir s'il faut s'en réjouir ou le regretter, c'est évidemment en fonction de l'endroit d'où on parle. (Et moi, vous le savez, je suis... ailleurs.)

lundi 18 novembre 2013

18 novembre 1913 : un extrait de "Du côté de chez Swann" dans "Gil Blas"

Bernard Grasset, éditeur de Proust, s'y connaissait en matière de lancement de livre. Le 30 octobre, deux semaines avant la parution de Du côté de chez Swann, il avait écrit à Marcel Proust pour lui exposer sa théorie sur le sujet:
Il y a trois façons de parler d’un livre journalistiquement, qui sont, dans l’ordre chronologique, les « indiscrétions », les « extraits », et les « articles de critique ».
Considérons que les indiscrétions ont été fournies par l'entretien du Temps et par l'écho du Figaro. Aujourd'hui - enfin, je veux dire il y a cent ans pour pour jour - c'est Gil Blas qui publie un extrait du roman - les articles d'analyse et de critique sont encore à venir, il faut quand même laisser aux journalistes le temps de lire l'ouvrage.

Soirée de musique

Hier a paru, en librairie, Du côté de chez Swann, le roman attendu de M. Marcel Proust. Nous avons plaisir à publier l’un des chapitres de ce livre remarquable.

C’était chez Me de St. Tuvulé. L’arrivée tardive de Swann réveilla dans le vestibule la meute éparse, magnifique et désœuvrée des grands valets de pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et, rassemblés, formèrent le cercle autour de lui.
L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses aides, nouveau, et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une bête captive dans les premières heures de sa domesticité.
À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer appuyé sur son bouclier, tandis qu’on se précipite et qu’on s’égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses camarades qui s’empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si c’eût été le massacre des Innocents ou le Martyre de saint Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue, ou qui peut-être n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l’avait approchée et où elle rêve encore, issue de la fécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque saxon d’Albert Durer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une torsade de serpent.
D’autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d’un escalier monumental que leur présence décorative et leur immobilité marmoréenne aurait pu faire nommer comme celui du Palais Ducal : « l’Escalier des Géants » et dans lequel Swann s’engagea avec la tristesse de penser qu’Odette ne l’avait jamais gravi. Ah ! avec quelle joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, mal odorants et casse-cou de la petite couturière retirée dans le « cinquième » de laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher qu’une avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de passer la soirée quand Odette y venait et même les autres jours pour pouvoir parler d’elle, vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’était pas là et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de plus mystérieux.
Il ne restait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes, en s’inclinant, comme il lui aurait remis les clefs d’une ville. Mais il pensait à la maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette l’avait permis, et le souvenir entrevu d’une boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le cœur.
Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages, qu’il connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits, au lieu d’être pour lui des signes pratiquement utilisables à l’identification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter, ou de politesse à rendre, reposaient, coordonnées seulement par des rapports esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber ; tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au « gibus », à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Svann lui-même), pour aller dans le monde, portait collé à son revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements.
— Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant que c’était peut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde, ajouta : « Vous avez bonne mine, vous savez ! » pendant que M. de Bréauté demandait ;
—  « Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici ? » à un romancier mondain, qui venait d’installer au coin de son œil un monocle, son seul organe d’investigation psychologique et d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et mystérieux, en roulant l’r :
— J’observe.
Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où il s'incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de volupté ; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui, avec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes, en desserrant d’instant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait l’air de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son repaire.
Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux vieilles dames assises l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et n'étaient tranquilles que quand elles avaient marqué par leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines : Mme de Cambremer, comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plus heureuse d’avoir une compagne, Mme Franquetot, qui était au contraire très lancée, trouvant quelque chose d'élégant, d'original, à montrer à toutes ses belles connaissances, qu’elle leur préférait une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein d’une mélancolique ironie, Swann les regardait écouter l’intermède de piano (« Saint François parlant aux oiseaux », de Lizt) qui avait succédé à l’air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose, Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d'où il pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres, et non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, de dénégation qui signifiaient : « Ce n’est pas croyable, je n’aurais jamais pensé qu’un homme pût faire cela », Mme de Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles (avec cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent : « Que voulez-vous ! »), qu’à tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs qu'elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement.
Marcel Proust.

dimanche 17 novembre 2013

La mort de Doris Lessing, Prix Nobel à vies multiples

Il y a six ans, Doris Lessing avait reçu le Prix Nobel de littérature. Elle est morte aujourd'hui, à l'âge de 94 ans.Voici l'article que j'avais écrit au moment de l'attribution du Nobel en 2007.


Doris Lessing a été longtemps considérée comme l’égérie du communisme. Puis comme celle du féminisme. Ses mises au point ont provoqué d’énormes déceptions et des vagues d’admiration. «La conteuse épique de l’expérience féminine, qui avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire scrute une civilisation divisée», comme le dit le comité Nobel, est riche de plusieurs vies. Et d’une seule œuvre, mais protéiforme, dans laquelle elle utilise ses propres expériences autant qu’elle crée des personnages de fiction. Pour avoir confondu souvent ceux-ci avec l’écrivaine, bien des commentateurs se sont égarés dans des interprétations oubliant de prendre en compte le goût de la romancière pour la surprise. Ses livres les plus récents, en particulier, découragent tout amalgame simplificateur.
Née en 1919 de parents britanniques dans un Iran qui s’appelait alors la Perse, Doris Lessing a cinq ans quand sa famille s’installe en Rhodésie du Sud (le Zimbabwe d’aujourd’hui). Son goût pour l’indépendance se manifeste assez tôt: à quinze ans, elle quitte l’école et ses parents. Elle se mariera deux fois mais semble penser depuis qu’elle n’était pas faite pour être une épouse: «Le mariage est un état qui ne me convient pas», dit-elle en toute franchise – franchise, un mot qui semble lui convenir assez bien.
L’écriture, quant à elle, l’a saisie dès l’enfance. Très jeune, elle publie quelques textes. Et sa carrière littéraire commence vraiment en 1949, en même temps que son installation à Londres, quand elle publie son premier roman, Vaincue par la brousse, sorte de préface aux Enfants de la violence (1952-1969). Comme l’œuvre initiale, cette vaste suite romanesque est largement inspirée de son expérience africaine. Doris Lessing a d’ailleurs, plus tard, confirmé son intérêt pour la matière autobiographique, à travers deux livres (Dans ma peau et La marche dans l’ombre) qui retracent sa vie jusqu’en 1962. Pour les années postérieures, peu désireuse de trahir les secrets de personnes toujours vivantes, elle renvoie à la fiction (Le rêve le plus doux).
À cette époque, elle n’était déjà plus la militante communiste qu’on avait connue jusqu’au milieu des années cinquante. Cette femme idéaliste avait adhéré à une idéologie qui l’avait séduite, et s’en était détachée en constatant combien la confrontation avec le concret pouvait se révéler rude. Et aussi, probablement, comment les destins individuels – le sien, ceux de ses personnages, beaucoup d’autres – s’inscrivaient mal dans des trajectoires collectives.
Le carnet d’or (1962) résume un peu tout cela, sous une forme novatrice qui rappelle à quel point elle est attachée à l’écriture, à ses techniques, à tout ce qui lui permet de restituer la réalité à travers une architecture élaborée. Une femme, assez semblable à Doris Lessing, tient plusieurs journaux qui reflètent autant les différentes périodes de sa vie que ses engagements successifs. Le communisme y a sa place, ainsi que le féminisme. D’où un malentendu: Doris Lessing n’a jamais prétendu être le porte-drapeau d’un mouvement dont elle n’est cependant pas éloignée.
Au fond, elle a toujours été une militante de base, sans revendiquer un rôle de chef de file. Pour le communisme, un temps. Pour une juste place de la femme de la société. Contre l’apartheid. Contre, résolument contre, le colonialisme. Et pour la littérature. Dont elle explore également ce qu’on tient souvent pour les marges en donnant un cycle romanesque de science-fiction, Canopus in Argos, cinq volumes autour d’une civilisation hypothétique.
Elle a aussi écrit, entre autres choses, un livret d’opéra pour Philip Glass. Il est difficile, on le comprend, de la résumer en quelques clichés. Cette forte personnalité du monde littéraire témoigne d’une formidable capacité à se renouveler en même temps que d’un souffle apparemment inépuisable. Elle aura 88 ans dans quelques jours. Tous ceux qui l’ont rencontrée récemment, notamment à Paris où elle présentait la dernière traduction française d’un de ses livres, relèvent, avec des mots différents, sa présence.

Insaisissable, souvent là où on ne l’attend pas, Doris Lessing apparaissait depuis si longtemps sur les listes des favoris au prix Nobel que tout le monde était persuadé qu’elle ne l’obtiendrait jamais. Voilà, c’est fait. Elle-même ne s’y attendait plus: elle faisait des courses, hier, à l’heure où était diffusé le communiqué de presse. Elle n’a pourtant pas caché sa joie, l’emballant seulement dans une de ces phrases qui n’appartiennent qu’à elle: «J’ai remporté tous les prix en Europe, tous ces foutus prix, alors je suis ravie de les avoir remportés. C’est un flush royal.»

Mes cinq coups de cœur

Le Carnet d’or. C’est le journal éclaté d’une femme qui écrit. Elle consacre un carnet à chaque aspect de sa vie. Un carnet noir pour la vie en Afrique. Rouge pour le communisme. Jaune pour une rupture amoureuse. Bleu pour des émotions plus intimes. Quant au Carnet d’or, il tente le lien entre tous ces éléments. De montrer comment cette apparente disparité représente une seule et même personne. Une belle allégorie qui résume tout Doris Lessing.

Journal d’une voisine. Ce roman a une histoire. Doris Lessing a envoyé à son éditeur un manuscrit sous un pseudonyme. Comme c’est arrivé à d’autres, le texte a été refusé. Il s’agit pourtant d’un basculement psychologique majeur dans la vie de Janna, une journaliste égoïste tombant sous le charme d’une vieille dame. Et commençant soudainement à s’intéresser aux autres. Les bons sentiments d’un auteur inconnu n’ont pas séduit l’éditeur. Qui, depuis, a dû s’en mordre souvent les doigts.

Dans ma peau. Première partie de son autobiographie, dont elle a écrit un autre volume (La marche dans l’ombre). Les engagements de Doris Lessing surgissent dès l’enfance en Afrique, contre le colonialisme. Elle y restera fidèle à sa façon, en dénonçant plus tard l’apartheid et les dictatures, au point d’être indésirable dans certains pays. L’adolescente grandit, s’installe en Angleterre et fait ses choix. Contre les idées reçues, elle développe une personnalité forte qui explique, peut-être, ce qu’elle est devenue.

Vaincue par la brousse. Son premier roman (1949), traduit tardivement en français (1982). L’Afrique du Sud, proche de la Rhodésie de son enfance, y est le cadre d’une confrontation sociale et raciale sans fards. Toute la complexité de ce monde bâti sur des règles imposées par une minorité apparaît dans une intrigue menée avec finesse. Doris Lessing semble dire : même en Afrique du Sud, il est impossible de dessiner le réel en noir et blanc. Le début d’une œuvre.

Les grand-mères. Une « novella », comme disent les Anglo-saxons d’un court roman. Presque un conte. Mais basé sur des histoires d’amour croisées et inhabituelles. Deux femmes aujourd’hui grand-mères sont amies. Elles ont chacune un fils. Chaque fils a une fille. Et tout cela est un magnifique embrouillamini dont on sort séduit par l’art de la romancière.

Le politique simplifie, le romancier nuance

Chère cousine,

As-tu remarqué combien les hommes politiques semblent présenter, à longueur de discours et de prises de position tranchées (ce mot va prendre, dans un instant, un tout autre sens), un monde simple, pour ne pas dire simpliste? Si tu n’écoutes que leurs voix, il manque le relief et la couleur – ils en sont au noir et blanc. Heureusement, les romanciers sont là pour apporter une interprétation plus complexe de notre univers. Plus authentique, par conséquent.
La collision de deux informations provoque parfois des résultats inattendus. Ce fut le cas lundi, 11 novembre, jour de commémoration de l’armistice de la Grande Guerre en France (et dans quelques autres pays) où François Hollande, président, effectua un parcours semé d’embûches de Paris à Oyonnax pour saluer la mémoire des Poilus et entonner un hymne à la liberté. Tout cela est bel et bien. Mais, au moment où je suis tombé sur son discours d’Oyonnax, j'avais interrompu, le temps d’un journal télévisé, la lecture d’un classique de la littérature française sur la même guerre dont il était question : Le Feu, d’Henri Barbusse, a reçu le Prix Goncourt 1916 et raconte le quotidien des tranchées (tu vois?) dans sa réalité tragique, avec les accents divers des combattants, les jurons qui émaillent leurs dialogues, les morts et les blessés partout, la bravoure et la peur…
Un paragraphe du discours de François Hollande, survenant au milieu de cette lecture, a pris une résonance singulière :
« Avec cette même question qui revient, qui revient sans cesse : pourquoi se sont-ils battus ? Les poilus de 14, les héros anonymes des tranchées, les femmes qui étaient à l’arrière et qui faisaient vivre le pays. Pourquoi se sont-ils battus, les Français libres ? Les maquisards ? Les résistants ! Pourquoi sont-ils montés au front ? Pourquoi ont-ils pris les armes au sacrifice de leur vie ? »
Et, dans ce paragraphe, tout particulièrement, la mention des femmes « qui étaient à l’arrière et qui faisaient vivre le pays. » Pourquoi ? Parce que cela serait faux ? D’un point de vue général, où les aspérités sont gommées pour faire entrer des faits contradictoires dans un seul moule, c’est très probablement vrai. Mais…
Mais, je te le rappelle, je lisais Le Feu. Roman dans lequel Poterloo, un soldat français, au prix d’une mystification qui a grande allure (il se fait passer pour un soldat allemand), réussit à rejoindre Lens, la ville où il vivait en temps de paix, avec l’espoir de croiser, précisément, sa femme. Et ce qu’il voit, dans sa maison dont la porte en deux parties est ouverte par le haut, n’est pas exactement ce qu’il avait prévu.
« J’ai passé en tendant l’cou de côté. Il y avait, rosées, éclairées, des têtes d’hommes et de femmes autour de la table ronde et de la lampe. Mes yeux se sont jetés sur elle, sur Clotilde. Je l’ai bien vue. Elle était assise entre deux types, des sous-offs, je crois, qui lui parlaient. Et quoi qu’elle faisait ? Rien ; elle souriait, en penchant gentiment sa figure entourée d’un léger petit cadre de cheveux blonds où la lampe mettait de la dorure.
« Elle souriait. Elle était contente. Elle avait l’air d’être bien, à côté de cette gradaille boche, de cette lampe et de ce feu qui me soufflait une tiédeur que je reconnaissais. J’ai passé, puis je me suis r’tourné, et j’ai repassé. Je l’ai revue, toujours avec son sourire. Pas un sourire forcé, non, un vrai sourire, qui venait d’elle, et qu’elle donnait. Et pendant l’temps d’éclair que j’ai passé dans les deux sens, j’ai pu voir aussi ma gosse qui tendait les mains vers un gros bonhomme galonné et essayait de lui monter sur les genoux ».
Henri Barbusse n’essaie pas de dire que toutes les femmes, à l’arrière du front mais du mauvais côté des lignes de combat, se sont comportées de la même manière, dans la légèreté du rapprochement avec l’ennemi tandis que leurs hommes essuyaient les tirs. Et d’ailleurs Poterloo trouve à sa femme de bonnes raisons de se trouver là à sourire, histoire de ne pas cultiver en lui une rancœur qui provoquerait, plus tard, des effets dévastateurs.
Mais Barbusse, romancier, nous dit : tout le monde n’est pas pareil. De la même manière que les combattants parlent comme ils parlaient chez eux, tous différents bien qu’unis dans la même armée, le terrain qui échappe aux combats voit aussi les réactions les plus dissemblables.
Et, cela, le politique ne le dira jamais. Ou si rarement… Tu as déjà dû te faire ce genre de réflexion au détour d'un livre qui colore l'actualité, chère cousine, que j'embrasse.

Ton cousin.


samedi 16 novembre 2013

16 novembre 1913 : "Le Figaro" annonce "Du côté de chez Swann"

Proust écrit à Gaston Calmette le 13 novembre, et lui demande d’annoncer la parution de Swann, en lui confiant quelques détails complémentaires susceptibles de nourrir la curiosité du journaliste : « Le dernier volume s’appellera Le Temps retrouvé, le second À l’Ombre des jeunes filles en fleurs (Ce n’est pas décidé). Une des parties s’appelle l’Adoration Perpétuelle. »
Gaston Calmette fait passer l’information le 16 novembre dans les échos de Une.


À la recherche du temps perdu.

Tel est le titre étrangement attirant et original d’une véritable « trilogie » romanesque dont notre collaborateur et ami, M. Marcel Proust, publie, cette semaine, la première partie, – Du côté de chez Swann.
L’œuvre est forte et belle – et nous y reviendrons. Elle est le résultat de plusieurs années de réflexion intense, et ceux qui admirent, en M. Marcel Proust, une âme d’artiste et un talent d’écrivain véritablement hors de pair, seront heureux que nous leur signalions, dès aujourd’hui, sa « rentrée » dans la littérature, par un livre si riche de pensée, si vif et nuancé, si digne, en un mot, de la réputation de son auteur.

Du côté de chez Swann sera suivi, nous l’avons dit, de deux autres volumes se rattachant au même ensemble. C’est une noble audace d’entreprendre ainsi une œuvre de vaste envergure et de haute portée. La récompense de M. Marcel Proust est déjà dans l’intérêt et la sympathie que l’apparition de son roman, si personnel et si neuf, provoque de toutes parts dans le public lettré.

vendredi 15 novembre 2013

Un sale printemps à Rome

Romaine, Gilda Piersanti égrène des affaires criminelles. Dans Roma enigma, sa sixième saison meurtrière, c’est le printemps. Un bref sursis est offert à Lucetta. Elle aurait dû mourir devant la pâtisserie Damiani, où elle achète deux choux à la crème chaque soir. Gabriele avait tout prévu. Sauf un détail : au moment du tir, Lucetta s’est baissée pour ramasser la monnaie qu’elle venait de laisser tomber et la balle a frappé, derrière elle, Monica Perocelli, une jeune étudiante à la vie amoureuse fantasque. Lucetta ne mourra qu’en rentrant chez elle, où Gabrielle, pensant l’avoir tuée, ne l’attendait plus.
Mariella De Luca et sa coéquipière Silvia Di Santo, chargées de l’affaire, n’ont aucune raison de penser que la victime n’était pas visée par le tueur. Seul le lecteur, auquel la romancière a décrit le crime en ouverture, sait que les faits ne sont pas ce qu’ils semblent être. Mais, comme il n’est pas possible d’alerter les enquêtrices, on se contentera de les regarder patauger avec un sourire en coin et d’observer comment elles sont alertées par des détails. L’empressement de Gabriele à fournir des informations et sa curiosité ont quelque chose de louche. Mariella, pour sa part, suit avec obstination la piste des choux à la crème, dont il ne reste aucune trace, même pas leur boîte, dans l’appartement de Lucetta. C’est donc que quelqu’un d’autre les a mangés. Mais qui ? (Nous le savons, nous ne lui dirons pas non plus, qu’elle patauge !)
Les chemins détournés ont du bon : ils laissent le temps de comprendre les raisons d’un meurtre et comment celui-ci les dépasse pour s’inscrire dans une logique plus large. La romancière italienne fait jouer des ressorts exhumés d’un passé aux secrets inquiétants. Cette atmosphère lourde séduit, grâce aussi aux pointes d’humour qui l’allègent de temps à autre.

jeudi 14 novembre 2013

Prix Goncourt des Lycéens : Sorj Chalandon

Les jeunes n'ont pas fait comme leurs aînés: ils ont couronné Sorj Chalandon pour Le quatrième mur, un roman âpre, bourré de questions et d'espoir.
Sorj Chalandon part à Beyrouth, en pleine guerre. Georges, le personnage de son sixième roman, Le quatrième mur, y part en tout cas, un peu malgré lui, lié par la promesse faite à son meilleur ami, son frère, Samuel Akounis, mourant d’un cancer sur son lit d’hôpital. Sam est juif. Et grec. Le soir du coup d’Etat de 1967, à Athènes, le Théâtre du Rébétiko devait donner Ubu roi, mis en scène par Samuel Akounis. Ce jour-là, Ubu était dans la rue et, au théâtre, le metteur en scène « avait demandé à ses acteurs de remplacer “Père Ubu” par Geórgios, prénom du chef militaire de la junte. » Quand Georges rencontre Sam à Paris en 1974, le Grec raconte l’occupation de Polytechnique et les tanks qui y ont mis fin, l’année précédente. Puis sa blessure et sa fuite.
Sam et Georges sympathisent, ont de longues conversations. Le premier est fasciné par Antigone, la version d’Anouilh, pas celle de Sophocle, à ses yeux « réduite au devoir fraternel et prisonnière des dieux. » Il est accompagné par « la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien », comme Anouilh présente Antigone dans le prologue de sa pièce. Il veut que Georges relise – ou plutôt lise, car il n’a pas osé dire qu’il ne l’avait jamais lue – Antigone. Comme il voudra, en 1982, que Georges aille à Beyrouth mener à son terme une entreprise que sa santé ne lui permet plus de poursuivre : monter Antigone pendant une trêve acceptée par tous les camps : « Il n’y aurait qu’une seule représentation, en octobre. Il faudrait une salle neutre, ni dans l’ouest de Beyrouth, ni dans l’est. Sur la ligne de démarcation. Une ancienne école, un entrepôt, n’importe quoi. Il voulait un lieu qui parle de guerre, labouré de balles et d’éclats. Quatre murs ou seulement trois. Pas de toit, peu lui importait. Il avait visité un cinéma délabré qui lui plaisait. Il imaginait les communautés entrer dans ce théâtre d’ombres par les deux côtés du front. Il les voyait avec des chaises pliantes, des coussins, des bouteilles d’eau, des pistaches. Tous ensemble, rassemblés. Deux heures d’une soirée d’automne. Avec les combattants, crosse en l’air le temps d’un acte. »
L’idée est grandiose et folle. Sam, qui y travaille depuis trois ans, s’est persuadé que tout était presque prêt, que les acteurs, choisis dans les différentes communautés opposées les unes aux autres, connaissaient leur texte, que les antagonistes avaient tous marqué leur accord. Georges n’a plus qu’à donner le dernier coup de rein et la représentation se fera. Le miracle d’un moment de paix. Auquel Georges accepte d’apporter sa contribution.
Sorj Chalandon ouvre Le quatrième mur par une scène de guerre. Spectaculaire, elle place Georges face à la violence extrême et à des événements contre lesquels il n’a aucun pouvoir, pas même ceux du théâtre. Elle place aussi le lecteur au cœur de tous les dangers. Le lecteur en verra d’autres, plus loin dans le livre, du côté de Sabra et Chatila. Le romancier affronte le réel après que ses personnages ont tenté de le contourner par le théâtre. La paix est sans doute possible dans un monde idéal mais Beyrouth, à cette époque, est si loin d’un monde idéal que même une pause dans les combats est improbable. Georges est muni de cinq laissez-passer qui provoquent de drôles de moments, moments drôles malgré tout, quand il s’emmêle à vouloir montrer le bon et en sort un autre. Rare sourire dans une authentique tragédie animée cependant d’un espoir plus fort que le sens de la réalité. C’est beau comme sont belles les utopies.


mercredi 13 novembre 2013

13 novembre 1913 : un entretien avec Proust

Dans Le Temps daté du 13 novembre 1913 paraît un entretien avec Marcel Proust (la veille, en fait, car le quotidien est publié l'après-midi et daté du lendemain). Le brouillon au moins partiel des réponses de Marcel Proust se trouve dans le deuxième volume de Fragments d'œuvres et correspondance conservé au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (NAF 27350-2). On peut le consulter sur le site Gallica. Comme le font remarquer de nombreux commentateurs, la spontanéité n’est pas la caractéristique principale de cet article d'Élie-Joseph Bois. Il est souvent cité, mais rarement donné dans son intégralité
Le voici tel que les lecteurs du Temps ont pu le lire.

« À la recherche du temps perdu »

Ce titre énigmatique est celui d’un roman dont le premier volume va paraître et autour duquel une grande curiosité est éveillée. Quelques bonnes feuilles en ont circulé sous le manteau et les privilégiés n’en parlent qu’avec enthousiasme. Ce succès, avant la lettre, est souvent un avantage ; il est quelquefois un écueil. Je ne sais pas quel sera demain le suffrage de l’opinion publique, si elle sacrera chef-d’œuvre, comme je l’ai entendu dire, ce premier volume d’À la recherche du temps perdu, qui, tel qu’il est, forme d’ailleurs un tout se suffisant à lui-même, et qui porte le titre particulier : Du côté de chez Swann ; mais je ne risque guère de prédire qu’il ne laissera indifférent aucun de ceux qui l’auront lu. Il en déconcertera peut-être quelques-uns. Du côté de chez Swann[1] n’est pas ce qu’on appelle un livre de chemin de fer, qu’on parcourt du coin de l’œil et en sautant des pages, c’est un livre original, étrange même, profond, réclamant toute l’attention du lecteur, mais la forçant aussi. Il surprend et il étreint, il déroute et il bouleverse. D’action, de cette action qu’on est accoutumé de trouver dans la plupart des romans et qui vous emporte, plus ou moins ému, à travers une série d’aventures jusqu’à un dénouement fatal – il n’y en a pas. Il y a une action pourtant, mais dont les fils sont comme dissimulés avec un souci presque exagéré de discrétion et c’est à nous de nous reconnaître, tandis que nous haletons, pris jusqu’aux entrailles par le développement des caractères que, dans des situations successives, l’auteur grave avec un burin impitoyable. C’est un roman d’analyse, mais je ne sais pas beaucoup de romans d’analyse où l’analyse soit poussée aussi profondément. On a envie par instants de crier : « Assez ! », comme au chirurgien qui ne voudrait rien laisser ignorer des détails de l’opération ; et l’on ne dit pas : « Assez ! » Avec fièvre, on tourne les feuillets pour voir plus au fond de l’âme des êtres ; et l’on voit qu’un Swann aime une Odette de Crécy, et que cet amour se change en passion inquiète, ombrageuse, maladive, accompagnée de tous les tourments de la jalousie la plus atroce ; vous en connaissez évidemment l’équivalent. Il y en a dans tous les romans, dans tous les drames, au détour de toutes les rues. Mais ici nous ne nous bornons pas à l’aspect extérieur des choses ; de gré ou de force, nous entrons dans le cerveau et dans le cœur et dans le corps de cet homme ; un guide impassible nous conduit et nous force à regarder, à lire chaque pensée, à vivre chaque émotion, depuis la joie de donner du bonheur jusqu’à la douleur de la jalousie qui tenaille le cœur et laisse trouble la tête. Et il en est de même pour la tendresse du bambin pour sa maman ; de même aussi pour l’amour ingénu du petit garçon pour la petite camarade de jeu, de même pour tous les sentiments des personnages de Du côté de chez Swann.
M. Marcel Proust est l’auteur de ce livre troublant.
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Le traducteur et commentateur de Ruskin n’est certes pas un inconnu des lettrés. M. Anatole France, pour qui il fait profession d’une reconnaissance infinie, le baptisa – dans une préface à cette œuvre charmante, les Plaisirs et les jours, que M. Marcel Proust ne renie pas mais dont il regrette, c’est son mot, l’extrême indécence – un Bernardin de Saint-Pierre dépravé et un Pétrone ingénu. M. Edouard Rod lui découvrit une parenté avec La bruyère. M. Albert Sorel salua dans le Temps ses débuts. Et puis, à part quelques articles de loin en loin, M. Marcel Proust se recueillit, je veux dire que la maladie le força à se recueillir. Ce n’est pas un nouvel artiste qui se présente aujourd’hui avec Du côté de chez Swann. Il y a dans les Plaisirs et les jours une sorte d’esquisse : la Fin de la jalousie, d’un chapitre le plus impressionnant, de Du côté de chez Swann. Il y a dans la préface à sa traduction de sésame et les lis [sic] l’embryon d’un autre chapitre du livre qui va paraître. Mais l’artiste s’est transformé, son horizon s’est étendu en même temps que sa sensibilité s’affinait et se développait jusqu’au point où il peut dire : « Il n’est pas un seul adjectif qui dans mon œuvre nouvelle ne soit senti ». Telles ces plantes qui ne s’épanouissent que dans la serre chaude, M. Marcel Proust, replié sur lui-même, a puisé dans ses souffrances mêmes une énergie créatrice dont il apporte la preuve aujourd’hui. Il a voulu faire quelque chose. Quoi ? Mieux que si je le disais il va le dire.
Dans la chambre aux volets presque toujours clos, M. Marcel Proust est couché. La lumière électrique accentue le mat du visage, mais deux yeux admirables de vie et de fièvre lancent des lueurs sous le front couvert par la chevelure. M. Marcel Proust est encore l’esclave de la maladie, mais il n’y paraît plus quand l’écrivain, prié de s’expliquer sur son œuvre, s’anime et parle.
— Je ne publie qu'un volume, Du côté de chez Swann, d'un roman qui aura pour titre général À la recherche du temps perdu. J'aurais voulu publier le tout ensemble ; mais on n'édite plus d'ouvrages en plusieurs volumes. Je suis comme quelqu'un qui a une tapisserie trop grande pour les appartements actuels et qui a été obligé de la couper.
» De jeunes écrivains, avec qui je suis d'ailleurs en sympathie, préconisent au contraire une action brève avec peu de personnages. Ce n'est pas ma conception du roman. Comment vous dire cela ? Vous savez qu'il y a une géométrie plane et une géométrie dans l'espace. Eh bien, pour moi, le roman ce n'est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance invisible du temps, j'ai tâché de l'isoler, mais pour cela il fallait que l'expérience pût durer. J'espère qu'à la fin de mon livre, tel petit fait social sans importance, tel mariage entre deux personnes qui, dans le premier volume, appartiennent à des mondes bien différents, indiquera que du temps a passé et prendra cette beauté de certains plombs patinés de Versailles, que le temps a engainés dans un fourreau d'émeraude. »
Puis, comme une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre – au point qu'il aura été comme des personnages successifs et différents – donneront – mais par cela seulement – la sensation du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu'ils sont dans le volume actuel, différents de ce qu'on les croira, ainsi qu'il arrive bien souvent dans la vie, du reste.
Ce ne sont pas seulement les mêmes personnages qui réapparaîtront au cours de cette œuvre sous des aspects divers, comme dans certains cycles de Balzac, mais en un même personnage, nous dit M. Proust, certaines impressions profondes, presque inconscientes.
— À ce point de vue, continue M. Proust, mon livre serait peut-être comme un essai d'une suite de « Romans de l'Inconscient » : je n'aurais aucune honte à dire de « romans bergsoniens », si je le croyais, car à toute époque il arrive que la littérature a tâché de se rattacher – après coup, naturellement – à la philosophie régnante. Mais ce ne serait pas exact, car mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par elle.
— Comment établissez-vous cette distinction ?
— Pour moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de l'intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces sans vérité ; mais qu'une odeur, une saveur retrouvées dans des circonstances toutes différentes, réveillent en nous, malgré nous, le passé, nous sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme les mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité. Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui raconte, qui dit : « Je » (et qui n'est pas moi) retrouver tout d'un coup des années, des jardins, des êtres oubliés, dans le goût d'une gorgée de thé où il a trempé un morceau de madeleine ; sans doute il se les rappelait, mais sans leur couleur, sans leur charme ; j'ai pu lui faire dire que, comme dans ce petit jeu japonais où l'on trempe de ténus bouts de papier qui, aussitôt plongés dans le bol, s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de sa tasse de thé.
» Voyez-vous, je crois que ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D'abord, précisément parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls une griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d'oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter la même sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous en donnent l'essence extratemporelle, celle qui est justement le contenu du beau style, cette vérité générale et nécessaire que la beauté du style seule traduit.
» Si je me permets de raisonner ainsi sur mon livre, poursuit M. Marcel Proust, c'est qu'il n'est à aucun degré une œuvre de raisonnement, c'est que ses moindres éléments m'ont été fournis par ma sensibilité, que je les ai d'abord aperçus au fond de moi-même, sans les comprendre, ayant autant de peine à les convertir en quelque chose d'intelligible que s'ils avaient été aussi étrangers au monde de l'intelligence que, comment dire ? un motif musical. Il me semble que vous pensez qu'il s'agit de subtilités. Oh ! non, je vous assure, mais de réalités au contraire. Ce que nous n'avons pas eu à éclaircir nous-mêmes, ce qui était clair avant nous (par exemple des idées logiques), cela n'est pas vraiment nôtre, nous ne savons même pas si c'est réel. C'est du « possible » que nous élisons arbitrairement. D'ailleurs, vous savez, ça se voit tout de suite au style.
» Le style n'est nullement un enjolivement, comme croient certaines personnes, ce n'est même pas une question de technique, c'est – comme la couleur chez les peintres – une qualité de la vision, la révélation de l'univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres. Le plaisir que nous donne un artiste, c'est de nous faire connaître un univers de plus. »
Comment, dans ces conditions, certains écrivains avouent-ils qu’ils cherchent à ne pas avoir du style ? C’est ce que ne comprend pas M. Marcel Proust qui insiste.
— Ils ne le peuvent qu’en renonçant à approfondir leurs impressions !
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Sur la première page de Du côté de chez Swann, M. Marcel Proust a écrit cette dédicace : « À M. Gaston Calmette, comme un témoignage de profonde et affectueuse reconnaissance. »
— J’ai peut-être, nous dit M. Marcel Proust, des dettes plus anciennes envers des maîtres à qui j’ai, du reste, dédié des œuvres écrites avant celle-ci, mais qui ne paraîtront qu’après, avant tous à Anatole France, qui m’a traité jadis presque en fils. À M. Calmette, j’ai dû de connaître cette joie du jeune homme qui lit imprimé son premier article.
» Et puis, ajoute avec un peu de mélancolie M. Marcel Proust, en me permettant de rendre visite par mes articles à des personnes dont j’avais alors de la peine à me passer, le directeur du journal m’a aidé à passer de la vie de société à la vie de solitude… »
Et le geste du malade indique la chambre sombre, aux volets clos, où n’entre jamais le soleil. Mais le regard est sans tristesse. Si le malade a sujet de se plaindre, l’écrivain a sujet d’être fier. Celui-ci a consolé celui-là.
Élie-Joseph Bois.



[1] Chez Bernard Grasset éditeur.