samedi 28 juin 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (20) Les opinions politiques

Il y a des sottes gens qui vous affirmeront que la politique n’a aucune importance en littérature et qu’il faut vous en garder comme de la peste.
Ne les écoutez pas ! Vous serez obligé au contraire de faire de la politique.
Mais quelle politique, demanderez-vous ? Peuh ! Ça dépend des années, des mois, des semaines, des jours même. Votre conduite doit s’inspirer rigoureusement des indications que donne la girouette de la mode.
Évitez de vous singulariser et de faire montre d’opinions politiques que les gens influents méprisent. Suivez le courant. Si c’est nécessaire, soyez anarchiste, royaliste, socialiste, patriote, antipatriote, clérical, anticlérical.
Girouette ! Girouette ! Ne contrariez personne. Abondez toujours dans le sens de celui qui peut vous servir. En ce moment, la mode dans les milieux mondains que vous devez fréquenter pour arriver à la gloire, est au nationalisme. Soyez donc plus nationaliste et plus royaliste que Léon Daudet lui-même. C’est difficile mais avec de l’entraînement on peut y arriver.
En résumé. N’ayez pas d’opinions politiques permanentes… Ayez-les toutes en réserve, ça vaudra mieux.


P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

vendredi 27 juin 2014

Jean-Loup Trassard, les pieds sur la terre

Paru en 2012, le livre de Jean-Loup Trassard, L’homme des haies, ne semblait pas comme chez lui, cette année-là, dans la dernière sélection du prix Renaudot. Avec ses gros habits de paysan, Vincent, le narrateur, détonnait dans le milieu parisien. Certes, l’écrivain n’y est pas totalement étranger, à ce milieu, puisqu’il publie chez Gallimard depuis une cinquantaine d’années. Mais c’est dans la campagne mayennaise qu’il va chercher, à la meilleure source, les gestes traditionnels du cultivateur et de l’éleveur – les siens, pour une partie de sa vie. Son livre ne sentait même pas, comme les autres, l’encre fraîche (il sent la terre) : au lieu d’avoir été publié à la rentrée, comme il se doit quand il est question de prix littéraires d’automne, il était paru au printemps, sans bruit excessif. Une raison de saluer, en guise de remerciement, le ou les jurés qui ne l’avaient pas oublié et l’ont porté jusqu’à la dernière étape avant le prix Renaudot. Même si Jean-Loup Trassard ne l’a pas reçu, on s’y attendait, l’écrivain et photographe, ancien fermier de droits communaux, aura au moins été placé dans la lumière. Cela justifie bien un retour sur un ouvrage réédité au format de poche.
L’homme des haies pourrait être un livre pratique dont nous n’aurions pas, ou plus, l’usage. On y apprend que « la faucille fait bien pour le flanc de haie où c’est de l’herbe qui pousse, s’il y a des ronces j’aime mieux prendre ma serpe parce qu’à la serpe le manche est plus long, trente centimètres, non, un peu moins, mettons vingt-sept, vingt-huit, tandis que le manche d’une faucille est juste pour une largeur de main et quand on coupe des ronces à la faucille, ça arrive, on a bien plus de chance de se faire griffer la main droite. »
On y apprend que la huppe fait pu-pu, et même pu-pu-pu. Que les bourdons du trèfle ont le derrière roux et ne piquent pas. On y apprend que les patates, « comme poudrées par la terre sèche », sont douces à la main qui les dégerme facilement avec le pouce, mais aussi qu’effeuiller les betteraves encore en terre (« il faut prendre toutes les feuilles d’une seule poignée et tourner en serrant dur pour les arracher à ras de la betterave ») finit, bien que les feuilles soient tendres, par érucer la peau au-dessus du pouce, c’est-à-dire la râper, selon le glossaire qui, en fin de volume, explique les nombreux termes de patois mayennais semés dans le récit comme de petites graines poétiques qui donneront, ou pas, des fruits dans l’esprit du lecteur.
La précision des descriptions est presque clinique, mais les mots qu’utilise Jean-Loup Trassard n’ont jamais la froideur d’un constat. Ils paraissent usés aux mêmes endroits que les outils et l’usure leur donne un brillant beaucoup plus émouvant que celui du neuf. L’homme des haies, livre inutile pour la plupart d’entre nous, est indispensable. Il offre en partage une science empirique grâce à laquelle l’homme et la nature étaient des alliés avant l’ère des grandes exploitations agricoles et de l’arrachage des haies. Jean-Loup Trassard mérite mieux qu’un prix littéraire, il mérite des lecteurs.

jeudi 26 juin 2014

Marc Lambron à l'Académie française

Je suis comme Bernard Pivot. Il prend du retard dans ses lectures d'été en vue du prochain Goncourt. Je prends du retard dans la rédaction de ce blog. Pourtant, je suis certain de regarder moins de matchs que lui. Mais la Coupe du Monde de football est là et il est difficile d'y résister, même sans être aussi passionné que l'ancien animateur d'Apostrophes.
Combien d'académiciens français suivent-ils cette compétition? Je l'ignore. Ils ont, aujourd'hui, pris le temps d'élire, après trois tours de scrutin, Marc Lambron au fauteuil 38. Un jeunot: il est né en 1957. Mais ce conseiller d'Etat, critique littéraire à ses heures, a pris le temps de publier une quinzaine de livres dont le plus récent, Tu n'as pas tellement changé, est paru il y a quelques mois. Je ne l'ai pas lu, je viens de l'ouvrir, je vais m'y remettre dès que je vous ai posté cette note.
Je n'y parlerai pas de ses premiers ouvrages. Je les avais trouvés insupportables de fausse légèreté et de vraie prétention. Ensuite, cela s'est mieux passé. Voici les articles que j'avais écrits sur quatre de ses romans, parus entre 1993 et 2004.

Il ne suffit pas d’avoir publié des romans pour être romancier. Les deux premiers romans de Marc Lambron avaient tout de jeux gratuits dans lesquels on ne le suivait que de loin, en déplorant le gâchis que représentait ce talent mis au service de… presque rien. Et puis, voilà que L’œil du silence, cet automne, débarque avec fracas dans la rentrée littéraire, se frayant un chemin à larges coups d’épaules jusqu’aux prix littéraires – s’il n’avait pas eu le Femina, il aurait peut-être pu recevoir le Goncourt lundi –, ce qui ne ressemble guère au jeune écrivain maniéré qu’était Marc Lambron dans L’Impromptu de Madrid et La nuit des masques.
Marc Lambron lui-même paraît avoir conscience de ce changement : « J’imagine que, quand on écrit, il y a toujours une période d’essais, d’apprentissage, qui pour moi coïncidait avec mes deux premiers romans. Cette fois-ci, j’ai eu envie de poser la question d’un éventuel roman au sens romanesque, avec plus de volume, plus d’ambition, plus de travail. Je m’en suis donné les moyens puisque j’ai pris dix-huit mois de congé sans solde et que je me suis mis au pied du mur. Ensuite, c’est un roman écrit sur un personnage authentique, vrai, qui m’a contraint à aller chercher le plus loin en moi et, donc, bien que ce soit paradoxal, c’est mon roman le plus personnel. »
Le personnage réel s’appelle, dans sa vie comme dans le roman, Lee Miller. Née en 1907, morte en 1977, elle fut photographe, et notamment pendant la deuxième guerre mondiale. Marc Lambron utilise des points de repère purement biographiques, mais aussi sa liberté de romancier. Celle-ci, parfaitement maîtrisée et mise au service de son livre, lui a permis de piéger pas mal de lecteurs qui découvrent seulement à la dernière page que Lee Miller a réellement existé. « C’est un bon exercice de mentir vrai, comme dirait Aragon. J’ai construit le livre comme un authentique roman, et je comptais sur l’effet d’une découverte graduelle qui vient avec les flash-back. »
Marc Lambron utilise quelques procédés simples. D’une part, le roman est censé avoir été écrit par un Américain qui a connu Lee Miller, donc traduit ensuite en français. « Cela m’interdisait une certaine afféterie, une certaine coquetterie trop française. » D’autre part, le récit suit une ligne double: une ligne géographique qui correspond au voyage de Lee Miller, dans les derniers mois de la guerre, de Paris vers l’Europe centrale, en passant par la découverte des charniers, et une ligne temporelle qui permet de remonter dans son passé et de découvrir progressivement ce qu’elle fuit, quel souvenir atroce elle ne peut plus supporter.
Ces deux procédés disparaissent cependant dans l’épaisseur du roman, car celui-ci transmet véritablement la profondeur de ses personnages, qu’ils soient réels ou imaginaires. D’ailleurs, quand on est arrivé au terme du voyage, et qu’on a tout compris, on ne croit plus qu’il peut exister une autre Lee Miller que celle racontée par Marc Lambron. « Une femme qui dit : Cette guerre était excitante. Horrible, et vraiment excitante, est quelqu’un qui revient de loin, et pas seulement de la guerre. Le goût qu’elle a eu de la guerre, paradoxalement, c’est le fait que le goût de l’amour a été soudain à l’unisson de ce qu’elle avait ressenti d’assez obscur et d’assez déchiré en elle depuis le début. »
Toujours en première ligne, Lee Miller semble à peine happer le réel. Elle cadre, déclenche, recommence jusqu’au bout de son film et puis envoie la pellicule à Londres pour le développement. Elle ne voit pas elle-même les photos qu’elle prend. À peine l’image a-t-elle été devant ses yeux qu’elle a déjà disparu…
L’œil du silence est un roman saisissant, avec quelque chose de barbare et de fondamental. Il n’explique pas la violence du monde, mais, au moins, il en donne une vision qui ne cache rien de ce qu’elle est.

1941 (1997)
Marc Lambron avait déjà abordé la période de la Deuxième Guerre mondiale, dans L’œil du silence qui lui avait valu le prix Femina en 1993. Si les rumeurs de l’époque avaient un fondement, les dames de ce jury avaient d’ailleurs, à l’époque, bousculé le calendrier des prix littéraires d’automne pour couronner un roman qu’elles voulaient absolument à leur palmarès, et qu’on citait aussi comme favori du Goncourt. Depuis 1993, le Femina est donc attribué avant le Goncourt, et c’est peut-être à Marc Lambron qu’on le doit – bien involontairement de sa part, certes.
Voilà pour l’anecdote de la vie littéraire parisienne.
Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, il y a ce nouveau roman, 1941, qui commence comme une histoire à la Modiano. En 1978, un jeune homme rencontre une jeune femme, Caroline, et apprend que les parents de celle-ci ont joué tous les deux un rôle dans la France occupée : le père, Pierre Bordeaux, a été Adjoint au Directeur des affaires politiques de la France Libre de 1941 à 1945 ; la mère, Carla, n’est pas seulement une figure du mouvement psychanalytique français, elle était aussi à Vichy en 1941. A quel titre ?
C’est là où commence non pas une enquête aux images floues comme Modiano en mène si souvent, mais un roman balzacien dont le narrateur principal est Pierre Bordeaux lui-même. « Le choix technique est aussi un choix éthique », explique Marc Lambron. « Je me suis notamment demandé qui allait parler. Pas un maréchaliste, de crainte d’un effet d’empathie. Ce qui m’intéresse, c’est d’être à la fois dedans et dehors. Bordeaux est pris dans le paradoxe de son époque : la condition de son impunité, c’est d’être pétainiste en apparence. Voilà pour le point de vue. Il fallait aussi trouver un ton. Ni l’héroïsme ni la culpabilité ne me paraissaient possibles. Alors, j’en ai fait un comptable de l’époque. Il faut dire les choses, en finir avec le placard. Mais ce n’est pas un roman affirmatif, c’est un roman interrogatif. »
En 1940, Pierre Bordeaux est entré en dissidence : Vichy lui paraît inconcevable, la voix du général de Gaulle le séduit. L’année suivante, quittant l’ambassade de Madrid où il était en poste, il est nommé à Vichy, précisément. Ce qui lui permet d’être recruté indirectement par Londres afin d’être prêt, sur place, à communiquer l’un ou l’autre document confidentiel auquel il aurait accès. Sa fonction officielle cache donc désormais un rôle de taupe et, sous la comédie des apparences, il est susceptible de servir une cause plus noble…
« Le déclencheur de ce livre a été l’ouvrage de Pierre Péan, Une jeunesse française, consacré à François Mitterrand. En le lisant, j’ai très bien compris la trajectoire de François Mitterrand mais j’ai éprouvé une grande perplexité à propos de l’arrière-fond. Cela se passait quinze ans avant ma naissance, ce qui créait chez moi un effet d’étrangeté, d’éloignement, mais j’ai ressenti cette envie d’aller au cœur du nid de vipères. »
Marc Lambron a vu Vichy comme un décor de théâtre, voire même un décor d’opérette : un hôtel, avec des labyrinthes de couloirs où se croisent des femmes perdues…
Puis vient Clara qui n’a rien, elle, d’une femme perdue. Elle est le contact de Pierre Bordeaux qui, bien sûr, tombe amoureux d’elle. L’intrigue se noue sur plusieurs plans qui sont parfois contradictoires : les amants manquent un peu de prudence et mettent leur mission en péril. Il n’empêche qu’ils vivent dans la double exaltation de leur amour et de ce qu’ils accomplissent – bien que, longtemps, Pierre Bordeaux se demande pourquoi Clara, qui a la nationalité suisse, s’est engagée dans cette lutte : elle est juive, ce qui est en effet une bonne raison.
Des descriptions finement ciselées placent les personnages au sein d’un monde en effet étrange, où les rôles se distribuent dans l’ombre, où un médecin presque fou veille sur le maréchal Pétain, où différentes factions agissent les unes sur les autres afin d’acquérir un peu de pouvoir en plus. « Je suis très précautionneux sur le factuel », dit encore Marc Lambron. « Quand j’avance quelque chose d’historique, c’est corroboré par l’histoire. Pour le reste, le roman joue son rôle : il avance des hypothèses, avec des gens qui sortent des mondes de Proust et de Céline. »
Ces hypothèses séduisent, car elles sont le mécanisme même d’un roman dans lequel les êtres se révèlent, à leurs propres yeux autant qu’aux nôtres

Bien malgré lui, Marc Lambron est l’homme par qui le scandale arrive. On s’en souvient peut-être : en 1993, L’œil du silence, son quatrième roman, était le favori du Goncourt comme du Femina. Et le jury de ce dernier prix en avait avancé la proclamation pour avoir la certitude d’inscrire le titre à son palmarès. La prééminence du Goncourt battue en brèche, il allait falloir attendre un peu avant de trouver un accord sur l’alternance de la chronologie des attributions de prix, telle qu’elle est en vigueur aujourd’hui.
Débarrassé des pressions du Femina, hors sujet pour le Médicis, Etrangers dans la nuit n’est en lice cette année « que » pour le Goncourt et le Renaudot. Et applique, avec le savoir-faire qu’on connaît à l’auteur, la méthode Lambron aux années soixante.
On ne sait pas vraiment où est l’essentiel du roman, dans les personnages, ce qu’ils vivent et sont, ou dans la reconstitution de ces années folles, désignées souvent par l’appellation non contrôlée de golden sixties et qui furent aussi les années de l’assassinat de Kennedy, de la drogue, de la guerre du Vietnam… Côté personnages, une double figure de femme domine le récit, deux sœurs américaines d’une beauté piquante et qui séduiront le même homme, le journaliste Jacques Carrère, à quelques années d’intervalle.
Tout commence à Rome, en 1960, dans des décors de cinéma italien où Tina White accroche la lumière comme la future vedette dont tout le monde lui promet le destin. Mais Tina est folle et droguée, l’histoire d’amour que vit Carrère avec elle est une succession de nuits où l’on plonge de plus en plus loin vers l’enfer. Arrive Kate, sa sœur aînée, pleine de bonne volonté et acharnée à sortir Tina de cet engrenage. Le rapatriement vers les Etats-Unis est organisé de manière musclée, disparition de Tina, fin du premier épisode.
Plus tard, quand Carrère retrouvera les deux femmes, Kate est devenue une journaliste appréciée, Tina navigue à vue, au risque de couler à nouveau, dans l’entourage d’Andy Warhol, le Vietnam fait l’actualité et rapproche, professionnellement d’abord, puis de manière plus intime, roulés qu’ils sont dans tous les sens par les événements, les deux journalistes, le Français et l’Américaine. Kate prend la place de Tina, mais peut-être est-ce la même femme qu’au fond de lui il aime, avec une identique frénésie déplacée de quelques années.
Résumée ainsi, l’histoire de ces personnages ne prend pas en compte le montage que Marc Lambron a réalisé autour d’eux, afin de faire apparaître, selon l’éclairage, tel ou tel pan de leur parcours. L’essentiel du livre est constitué par un récit de Jacques Carrière où alternent des parties construites et des pages de notes au jour le jour. Quelques ajouts de Kate donnent une version légèrement différente des mêmes événements. Et c’est une dizaine d’années plus tard qu’un autre Français entre en possession de ces pages troublantes. La mise en perspective a quelque chose d’affolant, et qui affole d’autant plus qu’une énigme non résolue apparaît et disparaît, comme un dessin dans le tapis.
Il y a, dans le livre, des morceaux de bravoure qui émerveillent et irritent en même temps. Chez Andy Warhol ou dans la jungle qui explose de toutes parts, Marc Lambron semble avoir tout vu, y être allé, avoir vécu. Mais le romancier, pour mieux nous en convaincre, en fait un peu trop. Et ces pages qui devraient nous transporter au cœur de l’action nous en éloignent, comme du cinéma-vérité appuyé.
Reste malgré tout qu’une époque entière est restituée dans une vision éclatée qui refuse une lecture unique des événements et s’autorise les diversions de la vie. La musique est aussi présente dans le décor qu’elle pouvait l’être dans les années soixante et on se surprend à entendre des refrains dont le titre, traduction d’un immense succès, n’est pas le moins présent à l’esprit.
Rome, Paris, New York, Danang forment une géographie inscrite dans le temps de nos mémoires, et Marc Lambron secoue celles-ci pour en réveiller les moments les mieux profondément enfouis. Lacan passe par là, qui lui aussi voulait exhumer des bribes et construire une compréhension. Dire qu’on a tout compris après avoir lu L’œil du silence serait excessif. Mais on a, quand même, passé de bons moments de nostalgie inquiète.

Les menteurs (2004)
Marc Lambron, cette fois, n’a pas eu besoin de documentation comme ce fut le cas pour L’œil du silence ou 1941, par exemple. Il lui a suffi de rafraîchir ses souvenirs et d’y placer ses trois personnages, pour raconter le ballet de leurs existences pendant la trentaine d’années écoulées. Un garçon et deux filles en 1975, quand ils se rencontrent. Un homme et deux femmes en 2004, quand ils se retrouvent. Les mêmes, bien entendu : Pierre, Claire et Karine, dans leur ordre d’entrée en scène.
« Que l’on ne compte pas sur moi pour la nostalgie », affirme Karine. C’est un choix. Confirmé immédiatement quand elle affirme avoir été, en 1975, une conne. C’était la saison des amours. Les trois personnages s’étaient tout de suite remarqués. Compétition dans laquelle il y a toujours au moins un perdant. Une perdante, en fait : Karine, quand elle comprend que Claire et Pierre se plaisent. La gagnante se souvient : « Nous étions comme deux danseurs de comédie musicale volant au-dessus des eaux. Si l’un de mes plus beaux souvenirs de jeunesse ressemble à une carte postale, je n’y peux rien, c’est idiot et c’est vrai. »
Ensuite, les routes se séparent. Et chacun de se construire une existence qui repose cette fois sur du concret. C’est moins drôle. Il faut utiliser les armes dont on dispose. L’intelligence de Claire, le charme singulier de Karine, les relations de Pierre… Les années passent avec leurs lots d’aventures en tout genre, avec la découverte d’autres horizons. Les Etats-Unis, l’Espagne, le monde…
Le récit des années pendant lesquelles les trois protagonistes installent leur carrière professionnelle et se brûlent en amour est découpé en tranches. Les voix se succèdent et se répondent, car le contexte est le même, mais vécu de manières différentes. Les centres d’intérêt varient, l’importance des événements aussi.
C’est la traversée de trente années pas particulièrement glorieuses, au cours desquelles cependant bien des choix sont encore possibles. Le monde a changé, il faut s’y adapter et interpréter les modifications intervenues dans l’environnement proche. A travers les réactions des protagonistes, la complexité de la société et les nouveaux enjeux qui s’y font jour sont mis en lumière bien mieux que dans un essai.
Car Marc Lambron a l’art de reconstituer les époques. Puisque celle-ci est la sienne, il le fait avec la précision d’un entomologiste qui a de la grâce dans le trait.

vendredi 20 juin 2014

L’avocat de la défense, ses devoirs, ses ambiguïtés

Ferdinand von Schirach est avocat de la défense à Berlin. Dans un premier recueil de nouvelles, Crimes, il utilisait son expérience pour raconter, un brin de fiction en sus, des affaires criminelles. Il est de retour, avec Coupables, qui a été réédité cette semaine au format de poche, sous la même forme brève. Les sujets sont proches de ceux du livre précédent, et il se met en scène – lui ou son double – sous son véritable nom et dans la fonction qu’il occupe. Celle-ci consiste parfois, faut-il le rappeler, à défendre l’indéfendable puisque le droit donne à tout inculpé, fût-il à l’évidence coupable des pires atrocités dans l’esprit de chacun, la possibilité de lutter à armes (presque) égales avec ses accusateurs.
La première nouvelle, « Fête communale », fonde l’ambiguïté avec laquelle doit vivre l’avocat. Elle est en quelque sorte l’occasion de son dépucelage judiciaire. Inscrit au Barreau depuis quelques semaines, le narrateur est contacté par un ami qui lui demande de défendre un accusé dans une sordide affaire de viol collectif d’une serveuse par les membres d’une fanfare locale. Ils étaient neuf, l’un d’entre eux semble n’avoir pas participé au crime et a prévenu anonymement la police mais, comme ils étaient tous masqués, la jeune fille est incapable de reconnaître l’innocent. Faute de preuves, et devant le silence des accusés, le juge décide un non-lieu et relâche les musiciens. La victoire est à la défense. Dans le train de retour, le jeune avocat et le camarade qui l’accompagne ne pensent pas un instant à s’en réjouir : « Nous savions que nous avions perdu notre innocence […]. Sur le trajet du retour, nous songions à la jeune fille et à ces hommes respectables –  nous n’échangeâmes pas un seul regard. Nous étions devenus adultes. En descendant du train, nous savions que, plus jamais ! les choses ne seraient simples. »
La suite le prouve en quatorze autres nouvelles. L’absurdité les habite parfois, comme dans « Dissection » où le narrateur défend un automobiliste qui a tué un jeune homme de vingt et un ans. Celui-ci se préparait à enlever, torturer et assassiner une femme qui, en rigolant, avait refusé son invitation à prendre un verre. Sa vengeance renforcée par ses goûts macabres serait terrible. Il l’imagine avec un plaisir trouble. Puis il est renversé par cette voiture dont le conducteur, sans le savoir, empêche une initiative meurtrière. La conclusion ne prend pas trois lignes du livre : « J’assurai la défense du conducteur de la Mercedes. Il fut condamné à un an et demi de prison avec sursis pour homicide involontaire. » Le bon sens populaire est heurté. Tuer un tueur potentiel, après tout, est-ce pire que de voler un voleur ? Mais le bon sens et la loi ne fonctionnent pas selon la même logique…
Chaque texte est un petit caillou coupant que l’on gardera malgré soi dans la chaussure.

mercredi 18 juin 2014

Robin Cook, arnaque à l'assurance

Tremblez, bonnes gens, les requins de la finance sont prêts à tout pour consolider leurs bénéfices. Même à contrecarrer, au prix de meurtres, les progrès de la recherche médicale quand celle-ci risque de transformer une idée géniale en affaire foireuse. L’idée géniale n’est pas très morale : il s’agit de racheter à vil prix des contrats quand un soudain besoin d’argent piège le signataire d’une assurance-vie. Puis d’encaisser de fortes sommes quand arrive la mort, statistiquement prévisible dans les cas de longues maladies. Imparable. Sinon que le Dr Rothman, déjà prix Nobel de médecine, se prépare à donner un grand coup de pied dans les statistiques. Il est sur le point de générer à la demande, à partir de cellules saines prélevées chez le malade, les organes défaillants. Ceux-ci ne présenteront aucun risque de rejet. La jeune Pia Grazdani, étudiante surdouée mais handicapée par ses difficultés à nouer des rapports normaux avec les autres, frétille à l’idée d’être associée à cette avancée majeure de la médecine.
Robin Cook fabrique des thrillers médicaux comme d’autres, des organes humains : avec une précision presque maniaque. L’enchaînement des faits suscités par des intérêts contradictoires pousse la logique du crime au-delà de ce que voulaient les deux principaux acteurs de l’arnaque à l’assurance-vie, surtout quand la mafia albanaise s’en mêle. Il arrive même qu’on tremble pour la vie de personnages auxquels on s’est attachés. Quant à l’argumentation scientifique, elle est d’autant moins contestable que le lecteur, en général, n’a pas les moyens de la contester. Robin Cook nous donne l’impression, en tout cas, de nous faire entrer dans les laboratoires de pointe les plus secrets. Il nous apprend au passage deux ou trois choses qui permettront de faire l’intéressant dans les dîners en ville, on peut l’en remercier. Ainsi que d’avoir passé quelques heures frémissantes sans lever les yeux d'Assurance vie, son dernier roman paru au format de poche en France.

lundi 16 juin 2014

Bruno Le Maire au cœur de la musique

L’attaque est peu assurée. En voiture, un journaliste entend une interprétation de la Septième Symphonie de Beethoven qui le frappe parce qu’elle est d’une « puissance inconnue ». Sa familiarité avec le répertoire classique est décrite de manière hésitante. Mais elle doit être plus grande que ne le laissent entendre ces premières pages, puisqu’il se lance à la recherche de tous les enregistrements du chef d’orchestre qu’il vient de découvrir. Puis il parvient à rencontrer un violoniste qui a longtemps fréquenté Carlos Kleiber et accepte de lui raconter le musicien tel qu’il l’a admiré.
Le sous-titre de Musique absolue doit être examiné de près : Une répétition avec Carlos Kleiber. Les souvenirs du violoniste englobent le temps de travail pendant lequel le chef poussait l’orchestre à faire sortir la même musique que celle qu’il entendait dans sa tête, au prix de difficultés presque insurmontables. Les répétitions, donc, qui passent par l’appropriation totale d’une œuvre pour chaque instrumentiste et vont vers le dépassement de la partition. Mais aussi la répétition, qui rapproche la musique et la politique : « la politique et la musique, c’est la même chose : la répétition. » Dans le même registre, Bruno Le Maire, homme politique et écrivain, glisse dans la bouche du violoniste une réflexion sur l’importance de la littérature pour les hommes politiques français.
On retrouve ici les éléments réels de la vie de Carlos Kleiber. Prétexte à une réflexion sur ce qu’est vraiment la musique quand on se trouve en son cœur.

vendredi 13 juin 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (19) Le toupet


Le toupet

Voilà une qualité, jeunes aspirants, qu’il vous faut posséder. Sans elle vous ne parviendrez à rien. Vous devez tout oser. Ça vous réussira toujours. Ne vous dites jamais que vous risquez quelque chose. Allez de l’avant.
Si vous avez envie de connaître le grand écrivain Z., afin de vous faire recommander par lui, n’hésitez pas, présentez-vous à son domicile, à n’importe quelle heure, forcez sa porte, rudoyez ses domestiques, abasourdissez-le par votre verbiage, faites en sorte qu’il vous accorde aide et protection. Parlez haut. Soyez tout juste poli.
Si par hasard le grand écrivain Z. prend la mouche et vous met à la porte, avec un coup de pied au creux des reins, ne vous alarmez pas pour si peu. Vous en verrez bien d’autres. Du toupet ! Encore du toupet !
Assistez aux répétitions générales sans avoir d’invitation et serrez hardiment la main des grands critiques et des auteurs en vogue. Ça vous pose et vous n’avez pas à craindre que ces messieurs refusent. Ils connaissent tellement de monde qu’ils ne reconnaissent plus personne. 
Enfin, si vous n’êtes pas trop jeune, arborez à votre boutonnière une décoration ! La Légion d’honneur ou à défaut les palmes académiques.

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

mercredi 11 juin 2014

Kawabata entre les sens et l’intelligence

Tout à la fin du livre, deux mots déçoivent : « texte inachevé ». Dommage. Car, dans Les pissenlits, Kawabata nous avait une fois encore promenés, comme il l’a fait dans toute son œuvre, sur la ligne ténue qui sépare le réel de sa perception, mobilisant les sens autant que l’intelligence. Du côté des sens, domine le jaune des pissenlits qui éclosent au printemps à Ikuta. Avec le son d’une cloche. Du côté de l’intelligence, une énigme apparemment insoluble : pourquoi Inéko souffre-t-elle de cécité devant le corps humain ?
La jeune fille, qui faisait du cheval en compagnie de son père, a vu celui-ci tomber d’une falaise et mourir. Plus exactement, elle a décrit avec précision ce qui s’était passé, alors qu’elle dit avoir fermé les yeux. Ensuite, la première manifestation de son mal a concerné une balle de ping-pong – le sport qu’elle pratiquait au lycée. Maintenant, c’est le corps de son amant qu’elle ne voit plus. Celui-ci, Hisano, a accepté à contrecœur d’accompagner la mère d’Inéko jusqu’à l’hôpital psychiatrique où la jeune fille sera soignée. Mais Hisano prétend que sa présence aurait, mieux que les médecins, contribué à guérir Inéko.
Une longue conversation entre la mère et Hisano, du retour de l’hôpital jusqu’à la nuit, constitue l’essentiel du roman. Kawabata oppose de biais ses deux personnages. Ils ne s’affrontent pas vraiment, bien que leurs désaccords soient profonds. Leurs paroles répondent au tintement de la cloche qu’Inéko a peut-être fait sonner elle-même à trois heures. Elles s’insinuent entre deux visions de la même personne pour approcher du moment où ces visions se confondront en une seule.
On peut en tout cas imaginer que le romancier conduisait le dialogue dans ce sens en même temps qu’il y ajoutait une tension sexuelle croissante. Mais on ne peut que l’imaginer, puisque Kawabata n’a pas écrit la fin d’un roman dont on ignore même la dimension qu’il aurait prise. Il n’empêche qu’il y a mis tout son talent.

mardi 10 juin 2014

Les prix de Saint-Malo 3. Lola Lafon et Carole Zalberg

Étonnants voyageurs, c'est fini pour cette année, il reste un site à visiter pour en retrouver les grands moments, les souvenirs de ceux qui y étaient (et en sont revenus, malgré la soudaine et cruelle absence d'un tire-bouchon dans le train de retour vers Paris). Et des prix littéraires, encore. Dont l'un des plus importants, le Prix Ouest-France, est allé à La petite communiste qui ne souriait jamais, de Lola Lafon. Un roman dont je vous ai déjà parlé et qui devient un cumulard des récompenses, comme cela arrive (trop) souvent et comme je m'en irritais un peu en évoquant le Prix du Livre Inter. Cela n'enlève rien aux grandes qualités de l'ouvrage, cela confirme aussi que tout ne tourne pas aussi rond qu'on pourrait l'espérer dans le monde des prix littéraires réputés hors cénacle parisien.

De Carole Zalberg, Feu pour feu a reçu le Prix Littérature-monde français. Pas de cumul, cette fois, mais un coup de projecteur bienvenu sur un livre paru en janvier et qui faisait son chemin dans une relative discrétion, tout en méritant mieux - et le mieux est venu...
L’exil, la peur, la honte. Carole Zalberg les décline Feu pour feu. Comme on dit œil pour œil, dent pour dent… Un père et sa fille Adama, qu’il tente de sauver. Les dangers sans nombre de la vie précaire, les conséquences de la révolte non maîtrisée, la faim, la soif – les besoins élémentaires et les contraintes plus complexes de l’immigration illégale dans des pays riches qui n’ont pas demandé à accueillir toute la misère du monde, selon la phrase, d’autant plus célèbre qu’elle est toujours tronquée, de Michel Rocard (car il disait aussi que la France doit en prendre sa part).
Ne cherchons pas ici une nouvelle enquête sur la condition des déplacés du Sud. La romancière brasse un matériau vivant qui ne se réduit pas en formules de sociologues et qui, au contraire, vibre de toutes les émotions, les sensations partagées avec le narrateur : « jour après jour, je répète quand on le demande le récit de ce qui nous a conduits là, toi et moi, et je maudis, menace de mille maux quiconque ose insinuer que peut-être tu n'es pas à ta place auprès de moi, qu'il faudrait un semblant de mère à cette enfant. »
La résignation ne sera pas la solution. Le roman non plus, malheureusement. Mais il porte haut une voix qu’on n’a pas coutume d’entendre – soit parce qu’elle est interdite de parole, soit parce qu’on n’y prête pas attention. Feu pour feu vient de recevoir le premier Prix Littérature-monde français et cela lui va aussi bien qu’à Dans le grand cercle du monde, de Joseph Boyden, premier lauréat étranger dont nous vous parlions la semaine dernière.

lundi 9 juin 2014

Les prix de Saint-Malo 2. Joseph Boyden, Littérature-monde

Créés cette année, les Prix Littérature-monde couronnent un ouvrage traduit et un autre en français. Côté traduction, le Canadien Joseph Boyden sera donc le premier lauréat, pour Dans le grand cercle du monde.
Quand Joseph Boyden aborde la question des caresses dans son dernier roman, Dans le grand cercle du monde, il convient d’être prudent : les Hurons et les Iroquois, en guerre sur le territoire d’un Canada convoité, au 17e siècle, par plusieurs nations européennes, utilisent en effet d’abondance les caresses. Qui sont des tortures dont la description met parfois le cœur au bord des lèvres. Bien sûr, ceux qui les pratiquent sont des Sauvages, comme les appelle Christophe, le Corbeau, c’est-à-dire le père jésuite envoyé auprès d’eux pour évangéliser, civiliser et participer à la conquête en pliant ces populations au moule français. Dans ce jeu d’influences, il y a des tribus amies – les Hurons – et d’autres ennemies – les Iroquois. Laissons à Dieu le soin de s’y retrouver…
Trois narrateurs racontent la même histoire, située entre deux grandes batailles. Christophe est le premier, entraîné bien malgré lui dans une fuite en compagnie des Hurons pourchassés par leurs ennemis. Le chef des Hurons, Oiseau, deuxième narrateur, a enlevé aux Iroquois une jeune femme, Chutes-de-Neige, dernière narratrice, dont il compte faire sa fille, pour remplacer sa femme qui a été tuée.
Le jésuite n’oublie jamais sa mission d’évangéliste. Il passe l’essentiel de son temps à essayer de convaincre les Indiens de renoncer à leurs croyances pour leur imposer la sienne. Plein de bonne volonté, il progresse dans sa connaissance de la langue, finit par comprendre à peu près ce qui se dit et même, dans ses bons moments, par entrevoir une autre conception du monde. Tout en restant fermement campé sur sa religion catholique, comme il le montre dans les textes qu’il envoie vers la France pour convaincre les donateurs de l’importance de sa mission.
Oiseau ne sait que faire du Corbeau. Il n’a pas tous les pouvoirs sur son clan. Bien qu’il soit un guerrier respecté, le conseil des anciens lui suggère parfois d’infléchir ses positions. Et tuer ou faire tuer le jésuite, comme il en a l’intention, ne semble pas une si bonne idée. Car les Français, que représente Christophe, peuvent aider les Hurons à combattre, en leur fournissant des fusils, ainsi qu’à s’enrichir par le commerce. Le jésuite représente cependant, pour Oiseau, un double danger : les épidémies, elles sont plus meurtrières encore que les combats, peuvent lui être attribuées et, surtout, il ne supporte pas son rapprochement avec Chutes-de-Neige. Celle-ci, issue d’un clan ennemi, réussit non sans mal à intégrer sa tribu d’adoption, après des épisodes de violente révolte.
Comment ces trois personnages, avec ceux qui les entourent, se situent les uns par rapport aux autres et à la nature, c’est ce que Joseph Boyden montre, sans rien démontrer, avec un souffle impressionnant.

vendredi 6 juin 2014

Les prix de Saint-Malo 1. Thomas B. Reverdy, Prix Joseph Kessel

Étonnants Voyageurs, je vous en parle chaque année, que j'y sois ou non (et je n'y suis pas cette année), c'est plus qu'un festival. Le grand rassemblement malouin du week-end de Pentecôte est devenu fédérateur d'un certain nombre d'événements qui pourraient se dérouler ailleurs. Signe de belle santé puisque des prix littéraires, par exemple, y sont remis - même si plusieurs d'entre eux sont connus avant que les invités et les visiteurs arrivent à Saint-Malo.
C'est le cas du Prix Joseph Kessel, organisé par la Scam et choisi par un jury dans lequel se trouvent Tahar Ben Jelloun, Pierre Haski, Michèle Kahn, Gilles Lapouge, Michel Le Bris, Pascal Ory, Patrick Rambaud, Guy Seligmann et Olivier Weber. Cette année, il sera remis dimanche, au Théâtre Chateaubriand, à Thomas B. Reverdy pour son roman Les évaporés, paru lors de la rentrée littéraire 2013.
Richard Brautigan ressuscité en détective privé avec son goût pour le Japon, c’est la belle idée de Thomas B. Reverdy. Il la greffe sur la facilité avec laquelle un adulte japonais peut disparaître. Surtout quand on a besoin de main-d’œuvre peu regardante sur les conditions de travail, dans les environs de Fukushima. La découverte d’un pays souterrain qui ne se donne pas d’emblée mais gagne à s’inscrire, comme ici, dans un univers romanesque qui fournit la matière d’un thriller poétique. 

jeudi 5 juin 2014

L'académie Goncourt nous ment

L'académie Goncourt a bien bossé, cette semaine. La réunion mensuelle, qui s'est tenue mardi, a débouché sur l'attribution du Goncourt de la biographie à Notre Chanel, de Jean Lebrun. C'est peut-être très bien, mais voici un livre qui n'appartient pas trop au territoire de mes lectures, et il y a donc toutes les chances pour que je ne puisse jamais vous en dire davantage. Ce qui ne vous empêche pas, bien entendu, de vous précipiter si, au contraire de moi, vous vous sentez attiré par le sujet.
Avant de partir en vacances (ou presque, cela demande quelques explications complémentaires que je vais me faire un plaisir de vous fournir dans un instant), les académiciens Goncourt ont aussi publié une liste de conseils de lecture pour l'été. Vous en ferez, là aussi, ce que vous voudrez. La biographie primée appartient à cette liste, ainsi que le Goncourt du premier roman. Et il y a là-dedans quelques titres qui appartiennent à mes envies actuelles. Mais l'envie ne suffit pas, il faut aussi trouver le temps. Voici les quinze titres conseillés:
  • Alain Absire, Mon sommeil sera paisible (Gallimard)
  • Nicolas Cavaillès, Vie de Monsieur Leguat (Le Sonneur)
  • Eric Fottorino, Chevrotine (Gallimard)
  • Sylvie Giono, La Provence gourmande de Jean Giono (Belin)
  • Roger Grenier, Instantanés II (Gallimard)
  • Maylis de Kerangal, A ce stade de la nuit (Guérin)
  • Hala Kodmani, La Syrie promise (Actes Sud)
  • Gilles Lapouge, L’Ane et l’abeille (Albin Michel)
  • Jean Lebrun, Notre Chanel (Bleu Autour)
  • Bernard Maris, L’homme dans la guerre: Maurice Genevoix face à Ernst Jünger (Grasset)
  • Catherine Millet, Une enfance de rêve (Flammarion)
  • Yves Ravey, La fille de mon meilleur ami (Minuit)
  • Philippe Routier, Noces de verre (Stock)
  • Emmanuel Ruben, La ligne des glaces (Rivages)
  • Frédéric Verger, Arden (Gallimard)


Pourquoi donc vous disais-que que l'Académie Goncourt nous ment?
D'abord parce que j'ai eu l'idée de donner ce titre à la note de blog que je suis en train d'écrire, mais avant d'en avoir pensé le premier mot. (Leçon de journalisme: le titre correspond généralement mieux à l'article quand il est écrit ensuite.) Je me disais que cela allait titiller la curiosité - pourquoi ne pas l'avouer?
Encore faut-il maintenant trouver le moyen de le justifier.
Donc, non plus pourquoi vous disais-je que, etc., mais pourquoi l'académie Goncourt nous ment-elle?
Parce que ses honorables membres ne vont pas suivre leurs propres conseils - forcément, ils conseillent des livres qu'ils ont déjà lus. Mais qu'ils vont, qu'ils sont déjà en train de renifler voire, pour les plus courageux, de lire les romans de la prochaine rentrée littéraire. Dans lesquels je ne vais pas tarder à me plonger aussi.
(D'accord, le raisonnement pour expliquer le titre de cette note est un peu tordu, mais je n'ai pas trouvé mieux. Si, j'aurais pu signaler qu'il y avait une erreur dans la liste, l'ouvrage de Catherine Millet étant, pour les Goncourt, publié chez Grasset alors qu'il est paru chez Flammarion, mais c'est une erreur de détail qui ne troublera pas votre libraire si vous lui demandez cet ouvrage.)

mercredi 4 juin 2014

Les derniers mois de Franz Kafka

Kafka : le nom est magique. Transformer un des écrivains les plus importants du 20e siècle en personnage de roman est cependant risqué. Michael Kumpfmüller avance avec prudence. Le plus souvent, son personnage principal est appelé « le docteur », puis Franz quand sa relation amoureuse avec Dora, rencontrée en juillet 1923, évolue vers une vie de couple – bientôt dévastée par la maladie. Son entourage est présent dans le livre, avec la même discrétion. Il est question de son ami Max : Max Brod, écrivain lui aussi, et exécuteur testamentaire de Kafka. De M. et F. : Milena et Felice, les grandes figures féminines de sa vie, avec ses sœurs. De ses parents…
Mais c’est Dora qui illumine le roman, en même temps que la vie d’un homme dans ses derniers mois. Il mourra, à côté d’elle, moins d’un an après leur rencontre, au sanatorium où son souffle rare de tuberculeux s’éteint progressivement. Ils ont fait des projets de mariage, auquel le père de Dora s’oppose car Franz ne lui semble pas assez religieux pour entrer dans la famille. Ils ont connu ensemble les derniers sursauts créatifs d’une écriture de plus en plus pénible. Kafka écrit Le terrier, dont Dora a l’impression, sans tout à fait comprendre, qu’il recèle un sens caché la concernant.
De littérature, il est assez peu question entre Franz et Dora. Mais la littérature, celle de Kafka bien sûr, traverse La splendeur de la vie, contamine un style clinique grâce auquel on entre sans détours dans le quotidien du couple. L’effrayante inflation en Allemagne, les difficultés à trouver les produits de première nécessité. Et la faiblesse de Franz, les variations de température d’un corps qui l’abandonne. C’est triste, digne, beau.

mardi 3 juin 2014

Céline Minard, Prix du Livre Inter

C'était hier, et j'ai déjà parlé de son roman, Faillir être flingué, quand il a reçu le Prix Virilo. J'aurais pu, tout aussi bien, vous en parler quand il a reçu le Prix du Style. Et j'y reviens quand même à présent que Céline Minard est couronnée, toujours pour le même livre, par le Pric du Livre Inter.
J'aime ce livre. Mais j'aurais préféré en évoquer un autre, histoire de varier les plaisirs. Même chose avec Réparer les vivants, qui avait valu à Maylis de Kerangal un spectaculaire cumul: Prix du Roman des étudiants, RTL/Lire et Orange.
Dans les deux cas, le cumul n'est pas immérité. Mais il est un peu vain et même à la limite de l'injustice. Car d'autres livres auraient pu bénéficier d'un coup de projecteur bienvenu. Tandis qu'en concentrant leurs choix sur un seul titre, les différents jurys donnent le sentiment qu'ils sont les seuls à exister, que l'étroitesse du paysage littéraire ne fait que se confirmer au fil du temps. Ce n'est pas le cas, je vous rassure.
On dit souvent, on aime dire, pis que pendre des grands prix littéraires d'automne. On n'a pas toujours tort. Mais il faut leur reconnaître un discernement plus grand dans la répartition des récompenses. Il est exceptionnel qu'un seul auteur recueille, dans cette période faste, les suffrages de deux jurys différents. A l'exception de l'imprévisible Goncourt des Lycéens, je ne me souviens (sans vérifier) que des cas d'Andreï Makine et de Jonathan Littell dans les trente dernières années, choisis deux fois pour le même ouvrage.
L'effet d'entonnoir est presque effrayant, la plupart des livres disparaissent presque complètement de la circulation quelques semaines après leur mise en vente. S'interdire, pour un jury, de primer un titre déjà mis en évidence, serait chaque fois donner une chance à un auteur différent. Bien sûr, la remarque est toute théorique. A partir de quelle notoriété liée à un prix faudrait-il se refuser à garder le lauréat dans la sélection? Il faudrait peser cela au trébuchet...

lundi 2 juin 2014

Joël Dicker au format de poche

C’est la première fois que les Editions de Fallois se chargent elles-mêmes de la réédition d'un ouvrage de leur catalogue au format de poche. La vérité sur l’affaire Harry Quebert, a connu, il est vrai, un destin exceptionnel avec le Grand Prix du roman de l'Académie française, le Goncourt des Lycéens et des ventes presque monstrueuses. Joël Dicker avait 27 ans et ne nourrissait aucun complexe.
La vérité sur l’affaire Harry Quebert - je vous en ai parlé en long, en large et même en travers au moment de sa parution et des récompenses qui ont suivi, peut-être les lignes qui suivent éveilleront-elles quelques échos chez les lecteurs dotés d'une bonne mémoire - est une histoire d’écrivain. Et même d’écrivains, puisqu’ils sont deux. Marcus Goldman, le plus jeune, est entré dans le monde littéraire par la grande porte, avec un énorme succès dès son premier livre. Il doit maintenant répondre à l’attente de ses lecteurs. Davantage encore à la pression que lui mettent son agent et son éditeur, sans cesse à évoquer la nécessité (et l’obligation par contrat) d’un deuxième livre sans lequel la place de jeune prodige ne tardera pas à être occupée par un autre. Mais la panne est grave – « une terrible crise de page blanche » – et Marcus se tourne vers son mentor, Harry Quebert, auteur consacré qui distille, en prologue de chaque chapitre, des conseils avisés sur l’écriture.
La vérité sur l’affaire Harry Quebert est aussi un polar. En 1975, une adolescente de quinze ans, Nola Kellergan, a disparu dans la petite ville d’Aurora, New Hampshire, où Harry est installé. Pour écrire, disait-il. Mais, séduit par Nola, il ne faisait que copier et recopier son prénom à longueur de pages. Trente-trois ans plus tard, alors que les Etats-Unis se préparent à élire Obama comme président et que Marcus est toujours bloqué par sa page blanche, le corps de Nola est retrouvé sur le terrain de Harry. Qui ferait un coupable idéal.
En 31 chapitres (numérotés à l’envers), un prologue et un épilogue, Joël Dicker installe un monde, pose un gros paquet de questions auxquelles il ne fournit pas toutes les réponses et construit une intrigue à plusieurs niveaux dont la complexité ne ralentit jamais la lecture. La réussite est si complète qu’en arrivant à la fin on adhère à la dernière réflexion de Harry : « Un bon livre, Marcus, est un livre qu’on regrette d’avoir terminé. »

dimanche 1 juin 2014

Dan Brown se perd dans les symboles

Romanesque, forcément romanesque… Le romancier américain est capable d’aller chercher très loin les ressorts des rebondissements de thrillers ésotériques dans lesquels tout semble possible. Même et surtout l’invraisemblable.
Les romans de Dan Brown sont de ceux dont on aime dire du mal : c’est écrit n’importe comment, voilà l’argument massue avec lequel se trouve assommé le lecteur qui aime ça. Vous, peut-être. Nous, un peu, du moins au début d’Inferno.
Robert Langdon, professeur de symbologie (oui, oui…) fait pour la quatrième fois son Indiana Jones. Mais il est dans la panade. Il se retrouve dans un lit d’hôpital avec pour dernier souvenir celui de l’université du Massachussetts où il enseigne. En réalité, il est à Florence, deux jours plus tard, avec à la tête une blessure par balle qui le fait atrocement souffrir. Il est en proie à une hallucination récurrente dont le prologue, tout en rythme, nous a fourni les principales images : un homme est poursuivi, avec la ville de Florence en toile de fond, beau décor chargé d’œuvres artistiques évoquées au passage, et le mystère s’installe à propos d’un objet inconnu et important pour l’humanité – rien que ça, mais Dan Brown ne fait pas les choses à moitié. Comme dans les paroles prononcées, définitives :
« Mon don est le futur. / Mon don est le salut. / Mon don est l’Enfer. »
Le comble, c’est qu’on marche, qu’on court, et qu’on est déjà au premier chapitre, dans les souvenirs parcellaires de Robert Langdon. Très parcellaires. Où suis-je ? Qu’est-il arrivé ? C’est à peu près tout ce qu’il peut dire pour démêler les causes de l’état dans lequel il se trouve, hanté par l’image d’une femme voilée et tout surpris de reconnaître, par la fenêtre, une architecture médiévale qu’il connaît bien et dont il sait qu’elle ne trouve pas dans le Massachussetts mais à Florence. Où, dans sa chambre d’hôpital, deux médecins s’occupent de lui tandis que glisse, à l’extérieur, la silhouette d’une femme baraquée et habillée de noir. On devine qu’elle ne veut pas que du bien à Richard Langdon – après tout, quelqu’un lui a tiré dessus – et elle le prouve en abattant le Dr Marconi tandis que le Dr Brooks, une femme plus jeune, prouve son sang-froid en réussissant à s’enfuir avec un Langdon bourré de sédatifs…
De l’action, de l’action !
On ne sait toujours pas pourquoi, bien entendu. Mais le troisième chapitre a fourni un intéressant élément d’information : à 5 miles de la côte italienne se trouve un yacht luxueux aménagé comme un QG militaire, le Mendacium, d’où le chef du Consortium dirige ses opérations discrètes dans le monde entier, au service de qui peut se payer des équipes d’une redoutable efficacité pour tous les usages, sans jugement moral. Ce qui sous-entend que les opérations sont souvent immorales. Celle-ci, dans laquelle Langdon est impliqué à son insu, semble d’une importance capitale. Et susceptible d’échouer, ce que déteste le boss du Consortium. Il a construit sa réputation sur deux règles d’or : ne jamais faire une promesse que vous ne pouvez pas tenir et ne jamais mentir à un client…
Avant la fin du seizième chapitre, il y aura encore pas mal d’action. Le Dr Brooks est désormais appelée par son prénom, Sienna. Elle est dotée d’une intelligence exceptionnelle – un quotient intellectuel de 208, dont Richard Langdon ne savait pas que cela existait (nous non plus). Et Langdon n’est pas insensible au charme qu’elle dégage, ce qui laisse d’autant mieux augurer d’un rapprochement plus intime que Sienna, elle aussi… enfin, vous voyez, les choses se mettent en place assez vite.
Le mystère de l’intrigue, en revanche, ne se dévoile que très progressivement. Le mystérieux objet est retrouvé dans une poche secrète de la poche de Langton, qui en ignorait l’existence : un tube de titane qui s’ouvre sous la pression d’un doigt. Pas n’importe quel doigt, l’ouverture est programmée en fonction des empreintes. Celles de Langdon, comme par hasard.
Et nous voici plongés dans l’univers de Dante, de son Enfer et des peintres qui s’en sont inspirés, avec des allusions à la Grande Peste du Moyen Age et à la Renaissance qui suivit. Le message se complète : pour renaître, il faut mourir ; pour trouver le Paradis, il faut passer par l’Enfer…
C’est loin d’être fini. Mais le dix-huitième chapitre, malheureusement, est un tunnel explicatif comme Dan Brown a le défaut d’en placer parfois dans ses romans, parce qu’il faut bien aider ce benêt de lecteur à comprendre de quoi il retourne : ici, une conférence que Robert Langdon a faite deux ans plus tôt à Vienne sur L’Enfer de Dante. Cette conférence, certes, livrera quelques-unes de clés de l’énigme. Ou plutôt du jeu de piste, car le roman est construit sur une série d’indices qu’il faut décoder… avant de se rendre compte, le plus souvent, qu’ils ont été faussés à la base.
En même temps que Langdon court, en compagnie de Sienna, dans Florence, puis dans Venise et enfin dans Istanbul pour que l’humanité échappe au mystérieux danger qui la menace, ils sont tous deux poursuivis par une véritable armée selon toute évidence décidée à les abattre.
Mais, puisque tout est construit sur des données partielles, il faudra aussi admettre que les personnages ne jouent pas tous le rôle qui semble le leur. Heureusement, le lecteur peut être certain que son héros préféré (?), Richard Langdon, donc, est bien celui qu’il a déjà rencontré dans les ouvrages précédents, un puits de science, un lecteur de symboles, un claustrophobe (il a souvent l’occasion d’être enfermé dans Inferno) attaché à sa montre Mickey qu’il a pourtant égarée tout au début du roman.
Et si tout ce qui nous est raconté ici ne consistait qu’à lui donner une chance de retrouver sa montre fétiche ? Puisque l’humanité, de toute manière, court vers sa disparition si sa croissance se poursuit au rythme actuel… Quand on arrive à la fin, on se demande en effet pourquoi il fallait déployer autant d’énergie pour une cause perdue d’avance. Le chercheur fou pour qui la peste fut un bienfait, et qui cherche à en reproduire les heureuses conséquences en limitant le nombre d’habitants de la planète, n’avait peut-être pas tort…
On s’étrangle.
A force de manipuler les symboles, Dan Brown donne l’impression de s’être pris les pieds dans le tapis. Son thriller est pourtant un honnête divertissement, jusqu’au moment où il tombe dans une idéologie inquiétante, ce « transhumanisme » qui déboucherait sur un monde meilleur. Des mondes meilleurs, certains ont déjà essayé de nous en fourguer quelques-uns, à prix d’ami – on a vu ce que cela a donné…