dimanche 31 août 2014

Didier Decoin, la criminelle et le bourreau

Didier Decoin sait ce que veut dire raconter une histoire. Il l’a fait plus de vingt fois. Romancier classique dans la forme, il aime entraîner les lecteurs à sa suite dans la découverte de personnages aux destins singuliers, qu’ils s’inspirent ou non de la réalité. Jamais très loin, quoi qu’il en soit, de la vraisemblance. En particulier dans son nouvel ouvrage, La pendue de Londres, où il suit pendant une dizaine d’années les trajectoires convergentes d’Albert Pierrepoint, bourreau britannique, et de Ruth Ellis, qui ne l’aurait jamais rencontré si elle n’avait été condamnée à mort pour le meurtre de son amant et exécutée, à 28 ans, le 13 juillet 1955. Les faits sont authentiques. Du roman, il valait la peine de parler avec Didier Decoin.
Comment avez-vous rencontré l’histoire de Ruth Ellis ?
Je la connais depuis que j’ai dix ans. J’étais un petit garçon, il y avait cette fille si belle qu’on avait tuée… Dans France-Soir, tout était raconté. J’avais été profondément touché. Depuis longtemps, cette histoire me trottait dans la tête mais je ne savais pas par quel bout la prendre. Et puis, je suis tombé sur les mémoires de Pierrepoint, le bourreau. Du coup, le livre pouvait exister : il avait une épaisseur, il avait deux voix.
Encore fallait-il resituer le contexte.
Je ne savais rien de Londres à cette époque. La ville était beaucoup plus crépusculaire qu’on ne l’imagine, elle avait souffert de la guerre beaucoup plus que Paris. Des quartiers entiers étaient par terre suite aux bombardements, il y avait des terrains vagues, la lumière n’était pas rétablie partout. Je cherchais malgré tout un ton qui ne soit pas lugubre et qui soit aussi vivant que possible. Le livre n’a pas été facile à écrire mais, à partir du moment où j’avais tous les ingrédients, la recette était facile à faire.
Les deux personnages n’avaient, a priori, rien pour se rencontrer.
Non, mais leur rencontre était inéluctable. Ruth ne le savait pas mais elle avait rencontré la mort et la mort l’attendait au bout de son chemin. Je trouve cette femme formidable. Pendant 28 ans, les hommes s’obstinent à lui mettre la tête sous l’eau et, à chaque fois, elle la relève, elle s’ébroue, elle repart au combat. Elle est une victime, elle n’est pas vaincue. J’aime bien les gens comme ça, qui ne se laissent pas étouffer.
Ruth est le stéréotype de l’aventurière, non ?
L’aventurière en chambre, en tout cas. Il ne faut pas se dorer la pilule : Ruth est une prostituée de luxe. Sa véritable ambition, c’est d’arriver à élever ses gosses et d’avoir un gentil mari qui s’occupe d’elle. Elle le cherche toute sa vie, elle croit parfois l’avoir trouvé. Est-ce que c’est elle qui attire le genre d’hommes qui entrent dans sa vie ?
Elle n’a rien fait pour avoir son père sur le dos !
Non, elle n’a rien fait pour. Mais elle est née sous une mauvaise étoile.
Sur l’autre face du roman, en alternance, nous avons donc Albert Pierrepoint. Peut-on dire que c’est essentiellement un homme… correct ?
Tout à fait. Il est attendrissant, il est très bien élevé, il est courtois. Il fait attention aux autres, il ne veut pas que sa femme, sa petite marchande de bonbons, sache qu’il est bourreau. Et il est formidable envers ses « clients ». La peine de mort est un de mes combats et j’ai regardé comment étaient les autres bourreaux dans le monde. Ce ne sont pas les êtres les plus brillants qu’on puisse rencontrer. Ils ne sont pas très humanistes…
Contrairement à beaucoup de ses collègues, Pierrepoint se pose des questions sur la peine de mort…
Il est devenu abolitionniste convaincu à la fin de sa vie, en se disant qu’il n’y avait aucune exemplarité dans la peine de mort. Ca n’empêche personne de basculer dans le mal. Et puis, je crois qu’il avait pris conscience, après son 435e pendu, que c’était quelque chose de révulsant. Je ne raconte pas dans le livre ce qui se passe dans la pièce en dessous, après la pendaison. Ce n’est pas très gai quand on se dit : c’est moi qui ai fait ça.

samedi 30 août 2014

14-18, une anthologie chronologique (5)

La ville belge de Louvain est occupée depuis quelques jours par l'armée allemande quand, pour des raisons qui restent mal expliquées, celle-ci se lance le 26 août dans un gigantesque pillage, incendiant la ville qui brûlera pendant plusieurs jours. Le futur écrivain Henry Bauchau a un an et demi et n'a pas la mémoire des événements. Mais, quand il surprend, plus tard, sa mère et sa grand-mère en parler, il comprend que, comme elles, il ne peut plus être le même après avoir échappé à la mort.
L’enfant est né en 1913 dans l’élégance, la propreté douteuse et les conflits sociaux de la Belle Époque, mais il n’est vraiment venu à la vie qu’en août 1914, lorsque les Allemands ont envahi et brûlé la ville de Louvain qui était celle de la famille. […]
Grand-mère s’est tue, puis avec hésitation elle a dit : « Les maisons en face de nous brûlaient, nous entendions les toits calcinés dégringoler sur le sol, des soldats ivres se tirer les uns sur les autres. L’un d’eux a même tiré sur Louisa, qui a laissé tomber le berceau. Il y avait partout une fumée suffocante, nous haletions et tu penses, le bébé… Papa avait le visage si maculé de suie que je le reconnaissais à peine. Et les gens de chez nous, ils s’étaient tous enfuis. On n’entendait plus que crier allemand. Les officiers ne contenaient plus leurs troupes : les hommes se précipitaient dans les caves et buvaient et, comme il faisait très chaud, les officiers ont fini par faire de même. »
Henry Bauchau, L'enfant rieur. Actes Sud, 2011
La guerre est aussi celle de l'information, et l'information passe mal, dans quelque camp que l'on soit. On l'a vu côté allemand à propos de la prise de Liège, on retrouve des incertitudes du même genre côté français quand des renseignements contradictoires jettent la confusion chez les lecteurs de journaux. Quand bien même il s'agit de communiqués officiels. La voix de la France est parfois balbutiante, le front d'aujourd'hui n'est pas celui qu'on a cru fixé la veille...
Tout le monde se souvient de l'émoi et du serrement de cœur que nous éprouvâmes tous, en quelque lieu que nous lûmes, dans les journaux parus le matin du 29 août 1914, le communiqué officiel :
« La situation de notre front, de la Somme aux Vosges, est restée aujourd'hui ce qu'elle était hier. Les forces allemandes paraissent avoir ralenti leur marche. »
Chacun se frottait les yeux, croyait avoir mal compris, et on se demandait avec angoisse s'il n'y avait pas là une faute d'impression : Somme pour Sambre.
Eh quoi ! La veille encore, le vendredi 28, on annonçait la reprise de notre offensive dans les Vosges et en Lorraine. Quant à la région du Nord, on constatait seulement un recul « un peu en arrière » de l'armée anglaise, attaquée par des forces très supérieures. Et tout à coup on apprenait que l'ennemi était à Saint-Quentin, c'est-à-dire à 150 kilomètres de Paris.
Ce fut de la stupéfaction !
Comte de Caix de Saint-Aymour, La Marche sur Paris de l'aile droite allemande. Henri Charles-Lavauzelle, 1916
La nuit a été fraîche le dimanche 30 août en Picardie, où se trouve le lieutenant Lucien Nachin. Un brouillard glacé l'a réveillé à trois heures du matin, les ordres sont eux aussi contradictoires (et comment donc l'information pourrait-elle être cohérente?) : il faut poursuivre le combat qui a stoppé le mouvement de retraite ; ou il faut rester sur place et s'organiser. Puis les événements décident : tirs de l'artillerie ennemie, fusillades... Que faut-il faire une fois le calme revenu ? Le lieutenant décide, puisqu'il ne reçoit pas d'ordres, d'aller les chercher lui-même.
Je me remis en marche mais la force morale qui m'avait soutenu jusque-là me fit complètement défaut. J'étais seul au milieu des champs, j'étais très fatigué ou plutôt courbaturé par mon séjour dans la tranchée, la chaleur tropicale qui rayonnait sur le sol m'abattait fortement. Et puis, nous étions encore une fois vaincus, abandonnant le terrain de la lutte où gisaient des milliers de braves ! J'étais hanté par l'idée d'un malheur que je ne pouvais définir. Il me fallut faire un prodigieux effort sur moi-même pour continuer la marche.
J'étais étreint par une angoisse croissante. Au loin, je vis un groupe d'artillerie qui semblait marcher dans ma direction, mais quand il fut presque à portée de voix, il prit le trot et disparut dans un nuage de poussière. Je mourais de soif. Fatigué comme je l'étais, je devais marcher lentement car le village de Faucouzy m'apparaissait toujours aussi lointain. Derrière moi, le village de Le Hérié commençait à brûler et, à gauche, la position qu'occupaient mes mitrailleuses était encore une fois l'objet d'un bombardement effroyable.

Lieutenant Lucien Nachin, Carnets de route. 2011

vendredi 29 août 2014

Coetzee, l'homme et l'enfant en pays inconnu

Dix ans après son Nobel, J.M. Coetzee est en forme. Il le prouve à la manière d’un écrivain, avec un roman. Loin de l’Afrique du Sud, celui-ci. Loin de tout, puisqu’il se déroule dans un pays imaginaire. Les noms de lieux ne ressemblent à rien de connu, la langue véhiculaire est l’espagnol et, surtout, ceux qui y vivent sont des immigrés censés avoir gommé leur passé pour repartir dans une nouvelle vie : il s’agit de s’intégrer. Quant au Jésus du titre, il n’en est nulle part question dans le texte. Curieux, non ? A moins d’y voir, plutôt qu’une allusion à des racines religieuses, une allégorie sur laquelle l’écrivain pose une grille de lecture en forme de titre (Une enfance de Jésus) qui fournit, en arrière-plan, un point de repère dans un univers où nous pourrions nous égarer.
Ce pays présente d’autres caractéristiques inhabituelles. Il propose aux arrivants, au camp de Belstar, des cours d’espagnol, langue que la plupart ne parlaient pas. Belstar, c’est l’exact opposé d’un centre de rétention par lequel les étrangers passent avant d’être expulsés. Ici, leur statut transitoire est destiné à les aider, après quoi on leur offre un logement – malgré quelques difficultés administratives qui ne semblent pas avoir été sciemment instaurées pour les décourager, et qui sont plutôt la conséquence des faiblesses humaines. On les oriente vers un travail, ils reçoivent une aide financière, réduite mais suffisante pour survivre…
Simón suit ce parcours et devient docker. La tâche est rude, mal payée mais il découvre une fraternité d’hommes qui lui permettent d’apprivoiser son environnement. Ces travailleurs de force sont plus intéressés par les cours de philosophie dispensés à l’Institut ouvert à tous que par les femmes disponibles au Salón et dans quelques autres endroits du même genre. Ils sont appliqués à progresser, à devenir meilleurs, à maîtriser les subtilités de raisonnements complexes… Simón a sa propre manière de penser, en partie déterminée par la responsabilité qu’il s’est donnée lors du voyage qui le menait vers ce pays : il a en quelque sorte adopté un petit garçon, David, et a décidé de retrouver sa mère qui devrait se trouver quelque part. Où exactement et sous quel nom, il n’en sait pas davantage que l’enfant.
Mais il annonce un jour qu’il a trouvé la mère : une jeune femme qui joue au tennis avec ses frères. Elle pourrait être n’importe qui, elle est séduite par l’idée de devenir mère sans avoir eu à enfanter, à moins que cela lui soit arrivé dans une autre vie, et prend son nouveau rôle au sérieux, jusqu’à écarter de David non seulement l’ami de son âge qu’il s’était fait mais aussi Simón lui-même. Quelque chose cloche, qu’il faudra résoudre, avec l’aide involontaire d’un service social qui veut placer David dans une école pour élèves réfractaires aux méthodes traditionnelles d’enseignement.
La logique du roman épouse celle de ce monde imaginaire. Elle finit par proposer une sorte de mode d’emploi de la vie. C’est éblouissant.

jeudi 28 août 2014

Karine Tuil croise les parcours de deux amis

Karine Tuil possède deux registres. Pour le dire vite : la légèreté et l’humour d’une part, la gravité de l’autre. Son neuvième roman, L’invention de nos vies, appartient au second pan de son œuvre, dont il est probablement, à ce jour, la plus belle réussite. Ample et dense, il fouille en profondeur l’histoire de deux amis inséparables, Samir et Samuel, que la vie a malgré tout fini par séparer. Le premier, fils d’immigrés tunisiens, installé aux Etats-Unis, présente toutes les apparences de la réussite sociale mais il a menti sur ses origines pour se faire une place au soleil et a emprunté en partie la biographie de Samuel, juif. Celui-ci, qui rêve de devenir un grand écrivain, va d’échec en échec. Entre eux, il y a Nina. Elle vit avec Samuel mais a aimé Samir. Les parcours des deux hommes, aujourd’hui très éloignés l’un de l’autre, sont destinés à se croiser à nouveau et à évoluer de manière inattendue. C’est puissant, passionnant, d’une intelligence sensible à travers laquelle tous les éléments du roman se mettent en place avec naturel.
Votre écriture est à la fois très travaillée et très libre. Cela correspond-il à une évolution dans votre travail ?
Je souhaitais écrire un roman sur la brutalité sociale, un roman qui démonterait les mécanismes de notre société obsédée par la performance, la réussite et, pour cela, j’ai cherché une langue qui correspondrait à mon propos, qui traduirait précisément cette violence. J’ai donc choisi des phrases longues – surtout au début du livre –,  une ponctuation particulière avec l’emploi de barres obliques pour créer du rythme, un souffle, une forme d’élan. La société nous écrase de ses exigences. Je voulais qu’au début du livre, le lecteur ressente physiquement cette sensation d’étouffement, cette pression. Que le texte lui résiste. J’aime qu’un livre mette un peu mal à l’aise, qu’il déstabilise. L’écriture est rapport de force, déséquilibre, inconfort. Mais une fois qu’il aura forcé le texte, le lecteur doit être littéralement emporté par le flux des mots, transporté par l’histoire.
Les notes en bas de page offrent des fragments biographiques à des personnages qui ne font que passer. C’est une manière de leur donner une vraie consistance ?
L’invention de nos vies est un livre sur les compromissions, les trahisons que chacun est prêt à faire pour trouver sa place sociale. Il me semblait donc important de faire exister les personnages secondaires, les figurants, de montrer que ces êtres qui ne font que passer dans le roman ont aussi leur existence propre, leur individualité – leur place sociale –, qu’ils soient simples ou puissants. Et puis, j’aime être formellement surprise par un roman. Le classicisme m’ennuie.
Samir et Samuel éprouvent l’un envers l’autre autant d’envie que de mépris. Entre eux, Nina est, d’une certaine manière, le prix de la compétition. Aviez-vous d’emblée mis en place ce schéma ?
L’idée était de montrer l’extension du domaine de la rivalité, de la compétitivité à la sphère sexuelle, amoureuse, intime. Ces deux hommes aiment la même femme – la très sensuelle Nina – et elle devient très vite un enjeu de pouvoir entre eux. Il s’agit de gagner non pas l’amour d’une femme mais sa personne. Elle devient un enjeu social, un trophée qu’on exhibe : l’avoir, se montrer à ses côtés, c’est atteindre une nouvelle marche vers le succès.
La réussite sociale de Samir est d’autant plus fragile qu’elle est construite sur le mensonge. Etait-ce un des thèmes que vous vouliez aborder ici ?
Oui, je voulais écrire un livre sur le mensonge, l’histoire d’un homme dont toute la vie – une vie brillante, riche, en apparence réussie – repose sur une imposture. La duplicité identitaire, la double vie sont des thèmes que j’aborde depuis mes premiers livres. J’aime les anti-héros, dévoiler leurs failles, leur construction intime, leur mécanique intellectuelle, leurs blessures secrètes. Les gens lisses ne m’intéressent pas – et d’ailleurs existent-ils ? C’est un mythe. Tout le monde porte une fêlure en soi. Une faille. Une tache. Et la réalité n’a fait que conforter ce que je pressentais. On a vu, avec l’affaire Cahuzac notamment, comment un homme peut se retrouver prisonnier de son mensonge au nom d’une certaine idée de la réussite sociale. Par goût du pouvoir. Mais comme le dit le proverbe que je cite dans le roman : « Avec le mensonge on peut aller très loin mais on n’en revient jamais. »
En regard, l’échec de Samuel, malgré l’évolution qu’il va connaître au fil du temps, lui reste collé à la peau. Ou inscrit dans son caractère. Toute gloire est-elle futile ?
Je le crois profondément, oui. Les honneurs ne comblent rien, ne résolvent rien. Ils ne réparent pas les failles narcissiques, n’atténuent pas les doutes liés à la création, à la fragilité que suscite l’acte d’écrire. J’aime beaucoup cette phrase de Gombrowicz issue de son Journal (1967) : « Je sais depuis longtemps – j’étais en quelque sorte prévenu d’avance – que l’art ne peut, ne doit pas apporter de bénéfices personnels… que c’est une entreprise tragique ». Un artiste ne devrait jamais songer aux honneurs, à une consécration et pourtant, il écrit pour trouver sa place sociale, obtenir une forme de reconnaissance. Du temps où il n’était pas reconnu en tant qu’écrivain, Isaac Bashevis Singer songeait tous les jours au suicide…
Dans quel état sort-on de l’écriture d’un tel livre ?
Dans un état de stupeur, de fragilité. J’ai écrit ce livre contre. Contre tout ce qui me déplaisait ou me révoltait dans la société. C’est un livre plein de rage et de colère. J’en suis sortie vidée comme après un long combat – que dans le domaine littéraire, on n’est jamais sûr de gagner…

mercredi 27 août 2014

Passer la frontière pour devenir un homme

En prenant dans Canada la voix de Dell, adolescent américain de quinze ans, Richard Ford a écrit un roman où les pertes et les gains, sur un plan personnel, s’équilibrent à peu près pour constituer, ensemble, une initiation. Les deux pans de celle-ci, dont la charnière est un événement malheureux, constituent l’essentiel du livre et se déroulent en 1960. Une troisième partie, plus brève, le conclut.
Les deux premières phrases montrent que Richard Ford n’accorde à l’intrigue qu’une importance mineure. Elles dévoilent les principaux rebondissements : « D’abord, je vais raconter le hold-up que nos parents ont commis. Ensuite les meurtres, qui se sont produits plus tard. » Voilà qui est dit. Dell et Berner, sa sœur jumelle, subiront les conséquences du hold-up aux Etats-Unis. Et le narrateur seul, au Canada, celles des meurtres. Encore n’a-t-on aucune idée de la manière dont les choses se produisent et l’envie de le découvrir suffit peut-être à susciter l’intérêt…
Les drames mis d’emblée en évidence semblent annoncer un roman noir, voire misérabiliste. Le pauvre enfant soumis au chaos des adultes ne peut à l’évidence pas s’en sortir sans blessures morales profondes. Dell, racontant son histoire, éprouve d’ailleurs le besoin de recadrer le sentiment négatif que pourrait éprouver le lecteur. Il est très clair, à la fin de la première partie, quand Berner, sa sœur, quitte Great Falls : « Se focaliser sur la silhouette de Berner qui s’en va ferait de toute cette histoire un récit de la perte et du deuil, et ce n’est pas l’idée que j’en ai, aujourd’hui encore. Je crois au contraire qu’elle raconte une progression, un cheminement vers l’avenir, notions qui ne sont pas toujours faciles à appréhender quand on a le nez dessus. »
Tout part de la défaillance de parents mal assortis. Le père, qui rêvait d’être pilote de chasse et n’a volé que sur des bombardiers pendant la guerre, semant sous lui une mort anonyme, est un aventurier aux ailes trop étroites pour ses rêves. Mouillé dans un trafic de viande, il est viré de l’armée, recommence avec d’autres complices, se trouve acculé à payer 2000 dollars qu’il ne possède pas et braque une banque pour se renflouer. Son épouse, plus fine, ne pense qu’à le quitter mais l’accompagne – une dernière fois ? – et le couple de gangsters amateurs ne tarde pas à être arrêté.
Les enfants, qui se contentaient jusque-là de mesurer l’écart grandissant entre les parents, sont livrés à eux-mêmes, sur le point d’être placés par l’assistance publique. Berner part seule, Dell est pris en charge par une amie de sa mère qui lui fait passer la frontière canadienne et le confie à son frère, curieux bonhomme au passé pas très net devenu gérant d’un hôtel. Arthur Remlinger ne sera pas tout à fait un père de substitution, ou trop bien : lui aussi sera responsable d’un nouveau drame dans la vie de Dell. Celui-ci a toujours 15 ans, mais a vécu tant de choses en quelques mois qu’il se forge, en grande partie, une personnalité d’adulte.
Un adulte plutôt réussi, et c’est là que Richard Ford voulait en venir, grâce à une dernière partie qui éclaire tout ce qui précède d’une lumière bien moins sombre. La capacité de l’homme à rebondir est presque sans limites, à condition de hiérarchiser ce qui est arrivé, d’« assembler des éléments disparates pour les intégrer en un tout où le bien ait sa place, même si, avouons-le, le bien ne se laisse pas trouver facilement. » Cette modeste tentative, à l’échelle individuelle, d’organiser sa vie et de lui donner un sens fournit la matière d’un splendide roman.

mardi 26 août 2014

Antigone à Beyrouth, le théâtre et la guerre

Sorj Chalandon part à Beyrouth, en pleine guerre. Georges, le personnage de son sixième roman, Le quatrième mur, y part en tout cas, un peu malgré lui, lié par la promesse faite à son meilleur ami, son frère, Samuel Akounis, mourant d’un cancer sur son lit d’hôpital. Sam est juif. Et grec. Le soir du coup d’Etat de 1967, à Athènes, le Théâtre du Rébétiko devait donner Ubu roi, mis en scène par Samuel Akounis. Ce jour-là, Ubu était dans la rue et, au théâtre, le metteur en scène « avait demandé à ses acteurs de remplacer “Père Ubu” par Geórgios, prénom du chef militaire de la junte. » Quand Georges rencontre Sam à Paris en 1974, le Grec raconte l’occupation de Polytechnique et les tanks qui y ont mis fin, l’année précédente. Puis sa blessure et sa fuite.
Sam et Georges sympathisent, ont de longues conversations. Le premier est fasciné par Antigone, la version d’Anouilh, pas celle de Sophocle, à ses yeux « réduite au devoir fraternel et prisonnière des dieux. » Il est accompagné par « la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien », comme Anouilh présente Antigone dans le prologue de sa pièce. Il veut que Georges relise – ou plutôt lise, car il n’a pas osé dire qu’il ne l’avait jamais lue – Antigone. Comme il voudra, en 1982, que Georges aille à Beyrouth mener à son terme une entreprise que sa santé ne lui permet plus de poursuivre : monter Antigone pendant une trêve acceptée par tous les camps : « Il n’y aurait qu’une seule représentation, en octobre. Il faudrait une salle neutre, ni dans l’ouest de Beyrouth, ni dans l’est. Sur la ligne de démarcation. Une ancienne école, un entrepôt, n’importe quoi. Il voulait un lieu qui parle de guerre, labouré de balles et d’éclats. Quatre murs ou seulement trois. Pas de toit, peu lui importait. Il avait visité un cinéma délabré qui lui plaisait. Il imaginait les communautés entrer dans ce théâtre d’ombres par les deux côtés du front. Il les voyait avec des chaises pliantes, des coussins, des bouteilles d’eau, des pistaches. Tous ensemble, rassemblés. Deux heures d’une soirée d’automne. Avec les combattants, crosse en l’air le temps d’un acte. »
L’idée est grandiose et folle. Sam, qui y travaille depuis trois ans, s’est persuadé que tout était presque prêt, que les acteurs, choisis dans les différentes communautés opposées les unes aux autres, connaissaient leur texte, que les antagonistes avaient tous marqué leur accord. Georges n’a plus qu’à donner le dernier coup de rein et la représentation se fera. Le miracle d’un moment de paix. Auquel Georges accepte d’apporter sa contribution.
Sorj Chalandon ouvre Le quatrième mur par une scène de guerre. Spectaculaire, elle place Georges face à la violence extrême et à des événements sur lesquels il n’a aucun pouvoir, pas même ceux du théâtre. Elle place aussi le lecteur au cœur de tous les dangers. Le lecteur en verra d’autres, plus loin dans le livre, du côté de Sabra et Chatila. Le romancier affronte le réel après que ses personnages ont tenté de le contourner par le théâtre. La paix est sans doute possible dans un monde idéal mais Beyrouth, à cette époque, est si loin d’un monde idéal que même une pause dans les combats est improbable. Georges est muni de cinq laissez-passer qui provoquent de drôles de moments, moments drôles malgré tout, quand il s’emmêle à vouloir montrer le bon et en sort un autre. Rare sourire dans une authentique tragédie animée cependant d’un espoir plus fort que le sens de la réalité. C’est beau comme sont belles les utopies.

lundi 25 août 2014

Champagne éventé pour Amélie Nothomb

Je ne vais pas vous bassiner à propos du rendez-vous annuel avec le nouveau roman d'Amélie Nothomb, vous connaissez la routine. Le millésime 2014, appellation contrôlée puisqu'il y est versé beaucoup de champagne, est un petit cru. J'en avais la crainte après avoir découvert quelques pages dans Lire, j'en ai malheureusement la certitude après avoir pris une heure et demie de mon précieux temps pour le lire.
Une fois encore, il s'agit presque d'une nouvelle étirée sur la longueur d'un roman bref. Amélie s'y contemple en écrivaine au succès croissant, ce qui pousse les libraires, connaissant ses goûts, à lui offrir du champagne plutôt que du vin chaud à l'occasion des séances de dédicaces. Elle est en quête d'un convignon ou d'une convigne (car compagnon ou compagne, c'est pour partager le pain, n'est-ce pas?) avec qui s'enivrer gaiement. Et trouve Pétronille, une authentique "prol" (ah! l'influence des parents communistes!) bourrée d'a priori sur les gens de la haute, parmi lesquels elle range Amélie Nothomb - malgré l'admiration sincère qu'elle éprouve pour ses livres. Bourrée tout court, parfois, et la langue devient plus acérée, même si elle ne l'a jamais dans sa poche.
C'est un beau personnage, Pétronille, au fond. Une fille nature, mais d'une nature bien différente d'Amélie. Celle-ci ne s'accroupirait probablement pas entre deux voitures pour évacuer un trop-plein de boisson, acte que Pétronille accomplit sans se poser de question.
Mais ce beau personnage, qui donne son titre au roman - Pétronille, donc, je le précise au cas où vous auriez perdu la concentration nécessaire à lire cette note de blog dont je suis en train de me demander pourquoi je l'écris tant il y a d'autres livres qui mériteraient la lumière -, va bientôt disparaître d'une mémoire (la mienne) pas assez impressionnée pour qu'elle y garde une petite place. La faute à une romancière habile et paresseuse qui se contente de trop peu. Sauf en matière de champagnes, bien sûr.

dimanche 24 août 2014

Lionel Shriver, comment être malade aux Etats-Unis

Comme dans Il faut qu’on parle de Kevin, Lionel Shriver s’attaque à un sujet de société, d’une manière telle que le débat est déjà dans le roman. Après l’extrême violence d’un adolescent, voici avec Tout ça pour quoi le vaste panorama des comportements devant la maladie, élargi aux rapports individuels avec l’argent. La romancière pose les questions, ses personnages y répondent à leur manière.
Au cœur du livre, le couple formé par Shep et Glynis. Il est bricoleur, ainsi qu’il aime encore à se définir malgré le succès de l’entreprise qu’il a montée, puis vendue à bon prix – un million de dollars, moins les impôts. Elle crée des bijoux, plus soucieuse de leur perfection et de leur originalité que de la rentabilité de son travail. Ils partagent un rêve qui est surtout celui de Shep : quitter les Etats-Unis pour se poser sur une petite île près de Zanzibar, et vivre de peu dans un décor paradisiaque. Ils ont accompli de nombreux voyages exploratoires pour choisir l’endroit, avec l’espoir de rassembler un jour assez de fonds pour le grand départ. L’argent est là. Mais, le temps de prendre la décision, Glynis tombe malade. Le cancer qui la frappe est rare et nécessite des soins très coûteux, de quoi entamer les économies destinées à l’avenir.
Le meilleur ami et compagnon de travail de Shep, Jackson, connaît ces soucis depuis longtemps. Avec Carol, son épouse, ils ont une fille dont la maladie s’est déclarée il y a des années. Les traitements sont assez onéreux pour que Carol continue à travailler sans en avoir envie. Le goût de Jackson pour les paris n’arrange rien, ni l’agrandissement pénien raté auquel il a cru devoir se soumettre pour reconquérir une femme qu’il imagine de plus en plus lointaine. Les frais s’ajoutent aux frais, les dettes s’accroissent.
Puisque les deux couples sont confrontés au coût de la médecine, à ce qui est couvert ou non par l’assurance-maladie, les conversations entre Shep et Jackson roulent souvent sur ce terrain-là. Leurs points de vue opposés nourrissent le débat dont nous parlions plus haut. Shep est un type foncièrement honnête, qui n’a jamais cherché à frauder l’Etat, et qui juge normal que l’impôt ou les assurances soient redistribués aux plus faibles. Jackson, au contraire, râle sans cesse contre ce système : « le gouvernement était devenu une société à but lucratif, celle dont rêverait n’importe quel magnat de l’industrie : un monopole naturel qui pouvait faire payer le prix qu’il voulait sans être obligé de fournir en échange un produit de quelque type que ce soit. » Il pense à écrire un livre auquel il ne se mettra bien sûr jamais, sauf pour le titre dont il fournit différentes versions à jet continu, brodant sur le thème des Profiteurs et des Pigeons.
Les arguments, exposés dans le détail, sont parfois fastidieux. Pas inutiles, cependant, pour comprendre comment fonctionne la médecine et sa couverture sociale aux Etats-Unis. Lionel Shriver, heureusement, ne se contente pas d’un thème de discussion – sans quoi elle aurait écrit un essai ou un pamphlet. Elle fait vivre, autour de lui, des individualités complexes, parfois contradictoires (comme nous le sommes tous, au fond), et surtout prises dans des faisceaux serrés de contraintes dont elles ne sont pas toujours responsables. Les aspects humains du livre en sont le meilleur, parce qu’ils ne peuvent se traiter en une émission de télévision, au contraire du sujet de débat, qui semble fait pour ça. Plutôt que pour un roman.

samedi 23 août 2014

André Balthazar, l'esprit Bul ne meurt jamais

Cher André,


Tu viens de nous faire ta plus mauvaise blague, toi qui aimais rire et avec qui j'ai aimé rire souvent.
J'ai le souvenir très précis d'une sortie de restaurant, après une soirée littéraire montoise, où nos vessies trop pleines nous avaient donné l'idée saugrenue, à moins qu'elle ait été engendrée par les boissons alcoolisées, d'une activité de gamins. Dans une rue en forte pente, ce n'était peut-être pas une initiative du meilleur goût.
Mais tu étais un gamin, à ta manière sérieuse, puisque les gamins jouent comme si c'était la chose la plus importante du monde.
Et il n'y avait rien d'aussi fondamental, dans le paysage littéraire de Belgique et au-delà, que l'esprit qui soufflait dans tes textes ou dans les publications du Daily-Bul. Dignes successeurs des surréalistes du Hainaut, vous aviez (oui, vous, parce qu'il y avait aussi quelque chose de collectif au Daily-Bul, et je n'oublie pas Jacqueline, bien sûr) l'esprit frondeur - il restera, ne serait-ce que par le nom de la rue, rebaptisée d'après celui de la maison d'édition.
Puisque tu es mort hier, à 80 ans (pourquoi n'as-tu pas attendu 90? 100?), je veux ici dire à ceux qui sont encore vivants combien je t'appréciais, à quel point je t'aimais. Et reprendre, pour l'occasion (oui, il ne faut jamais en manquer une), un article d'il y a presque vingt ans.

Quarante ans [lire, donc: soixante ans] après la naissance des éditions de Montbliart, qui furent à l'origine, un peu plus tard, de celles du Daily-Bul, la maison se porte bien, toujours secouée à intervalles irréguliers par des coups de folie et de grands éclats de rire, sous la houlette bienveillante d'André Balthazar et de Pol Bury. Les idées s'y concrétisent sous forme de livres, et l'aventure continue son petit bonhomme de chemin, accompagnée de lecteurs fidèles et de créateurs qui ne le sont pas moins. Six cents auteurs et plasticiens apparaissent dans un catalogue riche de trois cent cinquante volumes dont, rançon du succès, certains sont épuisés - et il arrive même de réimprimer, comme c'est le cas pour La courte échelle et autres scénarios, d'Henri Storck.
Une collection encore jeune, «Babil», retient l'attention. Cinq titres, pour l'instant, dont trois sont sortis récemment de presse: Cantiques polychromes, de Marcel Piqueray, illustré par Pierre Alechinsky, Supplément à l'histoire naturelle de Monsieur de Buffon, de Jean Cortot, «orné de vingt portraits de plantes, d'animaux et d'humains» par Jean Clerté, et Elle, d'André Balthazar, illustré par Antonio Segui (faisant pendant à Il, du même auteur, paru plus tôt).
André Balthazar rêve de retrouver une forme d'édition proche de celle des «Poquettes volantes», cette collection désormais historique dans laquelle de tout petits livres permettaient aux auteurs de s'ébattre très librement. Il se souvient, mais sans nostalgie, «du temps où la pauvreté des moyens dont nous disposions nous obligeait à inventer. Nous avons utilisé du papier de rebut, nous avons fait des livres à la main... À l'époque, la photocopieuse n'existait pas, et c'était une chance!»
Si la nostalgie n'est pas de mise, c'est que l'amitié est toujours vive entre ceux qui ont créé et tenu, à bout de bras (avec aussi l'aide très active de Jacqueline Balthazar, qui n'aime pas les projecteurs mais abat un travail d'une incroyable efficacité), cette petite maison d'édition dans laquelle tout fonctionne grâce à des rencontres, des contacts. Ce qu'on appellerait un réseau de relations si l'on ne craignait la connotation péjorative de l'expression, réseau qui, de toute manière, ne se limite pas aux plus proches mais s'étend sur la planète entière. Ainsi, dans le catalogue, tous les continents sont représentés - «sauf l'Océanie», précise avec modestie André Balthazar, qui ajoute cependant: «Mais Paul-Émile Victor nous écrivait pour avoir des nouvelles de la maison.»
Une seule crainte habite André Balthazar: «Ce qu'il faut surveiller, dit-il, c'est l'esprit de sérieux. » Le risque paraît bien mince...

14-18, une anthologie chronologique (4)

 La légende des Anges de Mons est reprise par un soldat britannique qui, plus tard, raconte à d'autres combattants les événements tels qu'il les a vécus lors de la bataille qui se déroulait dans la ville belge et ses environs. Pour le dire vite, une armée d'anges serait venue prêter main forte à l'armée britannique le 23 août, alors qu'était sur le point d'être balayée par les troupes allemandes. Leur intervention aurait bloqué celles-ci, le temps nécessaire à organiser la retraite.
« Ils glissaient lentement par-dessus les nuages. La lumière qui m’éblouissait venait de leurs cuirasses. Elles étincelaient, oh, elles étincelaient… De vrais petits soleils. Dessous, ils portaient de longues aubes blanches, immaculées. Ils ne bougeaient pas, comme les statues dans les églises. Ils flottaient au-dessus du canal, dans un silence écrasant. J’avais l’impression que leurs mains nous bénissaient, nous faisaient signe d’approcher. Certains brandissaient des épées de feu… […] Ils ne bougeaient pas, pourtant ils avançaient. Leurs longues ailes blanches rayonnaient. Moi, je crevais de frousse, j’aurais pissé dans mon froc. J’allais mourir, ils venaient me chercher, je ne voulais pas. Pourtant je n’arrivais pas à me relever pour fuir. J’étais cloué là, impuissant. J’aurais voulu crier, appeler à l’aide. Mais rien… Aucun son ne sortait de ma gorge. Et eux, ils avançaient, ils avançaient… »
Xavier Hanotte, Derrière la colline. Belfond, 2000 (rééd. 2014)
Sur un autre front, à proximité du Luxembourg belge, un régiment français a subi de lourdes pertes dans la matinée du 22 août. Les hommes sont tombés par dizaines, et il faut tenir jusqu'à midi, ordre du général commandant la division. Le caporal Paul Delroze se fait fort de détourner les tirs ennemis en direction d'un champ de betteraves voisin. La situation se renverse, mais ordres et contre-ordres sont la ration quotidienne des armées, on n'a pas fini avec eux.
Le lendemain, la division dont faisait partie le régiment de Paul continuait son offensive et entrait en Belgique après avoir culbuté l’ennemi. Mais le soir le général recevait l’ordre de se replier.
La retraite commençait. Douloureuse pour tous, elle le fut peut-être davantage pour celles de nos troupes qui avaient débuté par la victoire. Paul et ses camarades de la troisième compagnie ne dérageaient pas. Durant la demi-journée passée en Belgique, ils avaient vu les ruines d’une petite ville anéantie par les Allemands, les cadavres de quatre-vingts femmes fusillées, des vieillards pendus par les pieds, des enfants égorgés en tas. Et il fallait reculer devant ces monstres !
Des soldats belges s’étaient mêlés au régiment et, leur visage gardant l’épouvante des visions infernales, ils racontaient des choses que l’imagination même ne concevait pas. Et il fallait reculer ! Il fallait reculer avec la haine au cœur et un désir forcené de vengeance qui crispait les mains autour des fusils.
Maurice Leblanc, L'éclat d'obus. P. Lafitte, 1917
Dès les premiers jours de la guerre, les soldats ont compris qu'ils n'étaient pas là pour rigoler. Les combats sont violents, les morts s'additionnent les uns aux autres. Et Anne-Marie Garat, qui a placé ses personnages, pendant une année presque pleine, dans le climat de l'avant-guerre, précipite le mouvement en fin de roman, n'oublie personne parmi ceux qu'on a rencontrés, y ajoute les autres dans un effet saisissant qui donne chair à la masse, fait vie des disparus.
Ce matin du 22 août 1914, à onze heures, ayant tenu, avec son escouade, deux jours durant la position avancée contre le mur du cimetière d'Arlon, sous les obus de 420 et les 305 Skoda, Louis Dubas, soldat d'infanterie, deuxième classe affecté au 7e colonial, tombe au champ d'honneur. Parti d'Aurillac, le 2 août, le fils de Renée n'en reviendra pas. Fiancé de la terre et promis des douleurs, qu'un obus a coupé par le travers en deux, de lui n'en sera plus nouvelle, ni de son corps ni de son âme, qu'il repose. Non plus de nouvelles du caporal Didier Fleurier monté vers Charleroi. De Renaud des Armand à Mons, ni du fils Rougerie, là-bas, des garçons du Mesnil et de Genilly ; des grévistes aux usines Bertin-Galay, ou de Renault ; des ouvriers de Panhard & Levassor et du Bon-Marché, des porteurs des halles, des paysans partis, parmi les trois cent mille morts du premier mois de guerre, quoi d'eux il reste ?
Anne-Marie Garat, Dans la main du diable. Actes Sud, 2006

vendredi 22 août 2014

La mort d’Alexandre et la fidélité de Dryptéis

Il y a une dizaine d'années, Laurent Gaudé recevait le prix Goncourt des Lycéens pour son deuxième roman, La mort du roi Tsongor (le Goncourt allait suivre, deux ans plus tard, pour Le soleil des Scorta). C’est d’un autre puissant qu’il est question dans Pour seul cortège : Alexandre le Grand, atteint d’un mal qui le prend au beau milieu d’un banquet et se meurt. Autour de lui, l’empire bruisse de complots pour le partage du pouvoir. Une femme, Dryptéis, devient la dernière fidèle d’un disparu qui lui parle encore et elle partage, à proximité d’un cadavre très présent, les événements dramatiques d’un cortège menacé par les ambitions des vivants.
C’est aussi il y a plus de dix ans, nous explique-t-il, que le romancier a rencontré Alexandre : « Ce livre-là est venu de deux choses. La première, c’est que j’avais croisé la route d’Alexandre, si je puis dire, en 2002, avec un petit texte de théâtre, un monologue qui s’appelle Le tigre bleu de l’Euphrate. Et, depuis, le personnage me trotte dans la tête avec le sentiment que je n’en avais pas tout à fait terminé avec lui. Quand j’ai commencé à me replonger dans mes dossiers Alexandre, le livre est vraiment né d’un fait que j’ignorais : cette attaque, qui a réellement eu lieu, du cortège funéraire par Ptolémée. Quand je suis tombé sur ce petit fait-là, tout d’un coup le livre a existé. Je me suis dit : il y a tout, là… »
Laurent Gaudé, happé par l’Histoire, n’a pourtant pas voulu écrire un de ces gros romans historiques qui font les beaux jours des amateurs du genre : « Assez vite, j’ai vu que le roman allait être bref, mais il n’a pas été pensé comme tel. Par contre, il était ramassé dans le dispositif narratif. C’est-à-dire que, en gros, c’est un livre à deux personnages, même si ce n’est pas tout à fait vrai, parce qu’il y en a d’autres. Mais c’est presque un livre à deux voix. Et cela, par contre, est venu très vite : ce sont ces deux-là qui m’intéressent et ce sera une espèce de chant à deux voix. Ca aurait pu faire quand même 500 pages, mais c’était déjà du côté de la réduction, quand même. »
Les voix sont une des constantes de l’œuvre d’un écrivain qui se consacre aussi au théâtre. Elles sont, ici, aussi essentielles – c’est-à-dire dans l’essence même du roman – que les images à partir desquelles travaille l’imaginaire : « Je le constate avec vous, j’ai besoin de visualiser une scène pour avoir l’impression de pouvoir l’écrire, j’ai besoin de la camper visuellement dans ma tête, et ce sont souvent des images qui naissent d’abord. De la même manière que j’ai une mémoire visuelle, je pense que j’ai une écriture, effectivement, qui fonctionne par séquences visuelles. Est-ce que cela vient du théâtre ou pas ? J’ai plus le sentiment que le théâtre est du côté de la voix, l’autre caractéristique, je crois, de mon écriture où il y a une part de visuel et un souci de la voix, de l’oralité. C’est certainement directement lié au théâtre, oui. L’enjeu était, même si ça paraît un peu bizarre de le dire, de faire entendre ce qui est pour moi la voix d’Alexandre. Sa voix, sa fièvre… être au plus près du souffle. Plus que le cadre, plus que l’Histoire, c’était le souffle de ces deux personnages-là qui m’intéressait. »
Les questions de pouvoir ne sont pas totalement absentes du roman. Ce sont d’ailleurs elles, en partie au moins, qui en déterminent le fil narratif. Mais Laurent Gaudé les a résolument placées en arrière-plan : « Bien sûr, il y a le cadre de dislocation de l’empire, d’héritage, de succession. Je ne néglige pas ce thème-là, il m’intéresse. Mais je suis tellement centré sur Alexandre et sur Dryptéis que, pour ces deux personnages-là, la question du pouvoir ne se pose pas. Ils sont en train de le perdre, ou bien ils ne l’ont jamais eu, ou ils l’ont perdu depuis longtemps. D’une certaine manière, je dirais que l’essentiel, c’est plutôt la fièvre de cet homme et puis le désir partagé qu’ils ont, chacun pour des raisons différentes, de disparaître, d’échapper à la grande Histoire. »
Quant au dialogue qui se poursuit, par-delà la mort, entre Alexandre et Dryptéis, il appartient à une liberté que l’auteur a déjà prise souvent : « J’adore faire ça. Dans La mort du roi Tsongor, dans La porte des Enfers, dans quasiment tous mes livres, à dire vrai… C’est quand même une des grandes questions de nos petites vies, le rapport à la mort. Pas forcément de manière philosophique, le néant et tout ça, mais peut-être d’abord le rapport à la mort à travers le deuil et la perte. C’est souvent d’abord par ce biais-là qu’on en fait l’expérience. Comment ce qu’on a perdu continue à nous accompagner, voilà un thème qui m’intéresse. C’est l’un des privilèges de la littérature, de s’affranchir des barrières que nous avons dans nos vies. Et j’aime bien, dans les livres, quand les personnages meurent mais parlent. Jouer avec la frontière entre le monde des vivants et le monde des morts. Au premier degré, ça paraît fantastique ou irréel, mais je crois qu’Alexandre est encore vivant, puisqu’il m’a suffisamment habité pour que j’aie envie d’écrire ce livre, puisqu’il passionne des tas de gens autour du monde. Quelque chose de lui vit encore. »

jeudi 21 août 2014

L’ancêtre qui ne voulait pas être licencié

Ils sont deux personnages, et le roman pourrait se résumer à leur confrontation vue, de chapitre en chapitre, dans une alternance presque parfaite. Mais les deux premiers chapitres ne concernent que l’une, quoiqu’elle y rencontre l’autre. Et, de temps en temps, l’une et l’autre se trouveront dans le même chapitre.
L’une, c’est « tu ». Elle vient d’emménager dans un appartement dont, déjà, elle n’aime pas l’environnement. Elle vient aussi d’être nommée chef des ventes dans une société, après avoir végété dans un rayon de grande surface. Son supérieur, aux avant-bras très poilus, l’appelle déjà « cocotte ». Un peu plus tard, on envisagera même elle des fonctions plus importantes. L’avenir pourrait s’annoncer plus mal.
L’autre, c’est « vous », parce que la chef des ventes gardera la distance du vouvoiement en raison de l’âge de ce représentant expérimenté. Il était déjà là quand la société a été créée, il était le partenaire de son patron plutôt que son employé. Il travaille à l’ancienne, rassemble sous des couvertures en cuir les collections reliées des papiers peints, a couvert en quarante ans deux fois la distance de la Terre à la Lune, aller-retour. Et réalise un chiffre d’affaires considérable. Tout le monde l’appelle « l’ancêtre », ce n’est pas bon pour son avenir.
La jeune femme et le vieil homme n’ont rien en commun. Ils sont même placés en position d’affrontement. Pour le principe, parce que la boîte veut rompre définitivement avec les méthodes du passé et donner l’image du progrès, elle a été engagée pour virer l’ancêtre. A deux ans de la retraite, cela peut paraître stupide. Mais les principes avant tout, n’est-ce pas ? Encore faudra-t-il réorganiser les secteurs des vendeurs pour que le chiffre ne diminue pas. Elle a beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, elle ne voit pas comment les autres feraient mieux que le vieux et traîne des pieds pour préparer son protocole de licenciement.
Un jour, elle l’accompagne dans sa tournée. Elle n’y comprend rien. Il n’applique aucune méthode enseignée dans les écoles de commerce mais il vend, il vend. Elle est impressionnée, presque séduite. Le protocole de licenciement ? On verra plus tard. Sinon qu’elle doit en passer par là pour envisager le bel avenir qui lui semble promis.
Thierry Beinstingel explore le monde du travail dans des ouvrages qui l’envisagent de biais, sous des angles inattendus. Il a élargi son public avec son huitième roman, Retour aux mots sauvages, aussi réédité au Livre de poche. Pas de statistiques ni de courbes de rentabilité chez lui. Mais des hommes et des femmes qui subissent la pression de l’entreprise et s’y plient, un temps au moins. Avant, parfois, de se déplier comme des ressorts à l’énergie trop longtemps contenue. Ce sera le cas dans Ils désertent, un titre qui en dit d’autant plus long qu’il faut aussi l’entendre, comme trois fois dans le livre : « île déserte ». La troisième fois sera la bonne.

mercredi 20 août 2014

Le bilan de la rentrée littéraire

Je vous entends déjà. Qu'est-ce qui lui prend? Il est devenu fou, ce blogueur, ou quoi? Comment peut-il nous annoncer le bilan de la rentrée littéraire alors qu'elle commence aujourd'hui? Il a acheté une boule de cristal, il était mal éveillé ce matin et il a cru voir des choses dans le marc de café?
Et pourtant... Ce bilan, appelez-le pré-bilan si vous voulez, repose sur des données objectives, la transposition dans les faits des grandes manœuvres entreprises depuis le mois de mai au moins, voire plus tôt, dans les maisons d'édition qui pèsent sur la rentrée littéraire. Et qui pèseront, un peu plus tard, sur les débats des prix littéraires.
Il suffit de lire les messages reçus ces derniers jours en provenance d'éditeurs ou d'attaché(e)s de presse dans des maisons plus modestes pour percevoir la crainte de n'être déjà plus dans la course. Si ma modeste contribution à l'information littéraire peut jouer un rôle, je peux essayer de les rassurer: leurs livres seront lus aussi. Et pas seulement par moi, j'en suis persuadé.
Mais si je prends les quatre listes établies par les rédactions du Point, de Lire, de France Culture ainsi que par les libraires et les adhérents de la Fnac, il me semble disposer d'un indicateur assez fiable à propos des titres dont on va beaucoup parler dans les semaines qui viennent - dont on a déjà commencé à parler. En tenant compte de ce que toutes ces listes ne sont pas closes et qu'il faudrait leur ajouter, le moment venu, les choix effectués par les libraires, en première ligne pour défendre leurs romans préférés (ou ceux dont les éditeurs leur ont fait croire qu'ils devraient être leurs préférés). Livre Hebdo devrait publier cet autre palmarès d'ici peu. Le tableau composé à partir de ces différentes listes, que vous pouvez consulter ici, est donc encore évolutif.

Ils ont été nommés quatre fois sur quatre, et Gallimard est bien servi:

  • David Foenkinos. Charlotte (Gallimard)
  • Eric Reinhardt. L'amour et les forêts (Gallimard)


Trois fois sur quatre:

  • Olivier Adam. Peine perdue (Flammarion)
  • Frédéric Beigbeder. Oona & Salinger (Grasset)
  • Jean-Marie Blas de Roblès. L'île du point Némo (Zulma)
  • Emmanuel Carrère. Le royaume (P.O.L.)
  • Patrick Deville. Viva (Seuil)
  • Marie-Hélène Lafon. Joseph (Buchet-Chastel)
  • Laurent Mauvignier. Autour du monde (Minuit)

Et 73 autres ouvrages sont cités une ou deux fois, ce qui ouvre quand même des perspectives assez larges.
A suivre, bien entendu, à présent que nous y sommes, dans cette rentrée...

mardi 19 août 2014

Vers la rentrée (18) avec James Salter

Et rien d'autre, de James Salter, est l'un des romans les plus attendus de cette rentrée - et il ne faut plus patienter très longtemps puisqu'il arrivera après-demain en librairie. Le passage de l'auteur à Paris, en juin, a été l'occasion de quelques entretiens que des hebdomadaires ont déjà publié la semaine dernière. L'amour et la littérature y nouent des liens inextricables.
Cet ouvrage est le dernier de mes avant-premières, puisque les premières parutions sont prévues pour demain. Mais je continue à lire, bien entendu.

Et rien d'autre, selon son éditeur

La Seconde Guerre mondiale touche à sa fin. À bord d’un porte-avions au large du Japon, Philip Bowman rentre aux États-Unis. Il a deux obsessions, qui l’accompagneront tout au long de sa vie: la littérature et la quête de l’amour. Embauché par un éditeur, il découvre ce milieu très fermé, fait de maisons indépendantes, et encore dirigées par ceux qui les ont fondées. Bowman s’y sent comme un poisson dans l’eau, et sa réussite s’avère aussi rapide qu’indiscutable. Reste l’amour, ou plutôt cette sorte d’idéal qu’il poursuit, et qui ne cesse de se dérober à lui. L’échec d’un premier mariage, l’éblouissement de la passion physique et le goût amer de la trahison sont quelques-uns des moments de cette chasse au bonheur dont l’issue demeure incertaine.
Ce livre magnifique est comme le testament d’une génération d’écrivains, derniers témoins, sans le savoir, d’un monde promis à la disparition. Parce que l’art est le seul lieu où les contraires coexistent sans se détruire, il noue d’un même geste la soif de vivre de la jeunesse et la mélancolie de l’âge mûr, la frénésie érotique et le besoin d’apaisement, la recherche de la gloire et la conscience aiguë de son insignifiance.

L'auteur, James Salter

James Salter est né à New York où il passe son enfance et son adolescence. En 1945, il termine ses études d'ingénieur, sort cinquième de sa classe de la prestigieuse académie militaire de West Point et entre dans l'US Air Force comme pilote. Salter participe à la guerre de Corée, puis il prend la décision d'entrer au Pentagone. Il est affecté en France et commence à écrire. Fortement marqué par les figures tutélaires d'Irwin Shaw, Robert Phelps et Robert Emmett Ginna, le lieutenant-colonel Horowitz publie son premier roman sous le nom de James Salter en 1956 et démissionne de l'armée pour se consacrer pleinement à l'écriture.

Les premières lignes

Toute la nuit, dans le noir, la mer avait défilé.
Sous le pont, dans leurs lits métalliques étagés les uns au-dessus des autres par rangées de six, des centaines d’hommes, silencieux, gisant pour la plupart sur le dos, n’avaient toujours pas trouvé le sommeil alors que le jour allait poindre. Les lampes étaient en veilleuse, les moteurs vrombissaient inlassablement, les ventilateurs brassaient l’air humide: quinze cents soldats avec chacun des armes et un paquetage assez lourds pour le faire couler à pic, comme une enclume jetée dans l’océan, rien qu’une fraction de l’immense armée en route vers Okinawa, la grande île située à la pointe sud du Japon. En vérité, Okinawa, c’était déjà le Japon, l’archipel en faisait partie, une terre étrange et inconnue. La guerre, qui durait depuis trois ans et demi, était entrée dans sa phase terminale. D’ici une demi-heure, les premiers groupes de soldats formeraient la file d’attente du petit-déjeuner, ils mangeraient debout, épaule contre épaule, l’air grave, sans échanger un mot. Le navire fendait doucement les flots, avec un léger ronronnement. L’acier de la coque grinçait.

lundi 18 août 2014

Vers la rentrée (17) avec Marie-Hélène Lafon

Joseph, le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, est le portrait d'un homme - son prénom est le titre du livre, il n'y a pas de mystère. Ouvrier agricole, il a toujours vécu en harmonie avec la terre et ses produits, avec les animaux aussi. Avec les hommes et les femmes, c'est un peu plus compliqué. Il est passé de ferme en ferme, mettant en location sa force et son savoir-faire selon des principes anciens, jusque dans le monde d'aujourd'hui.

Joseph, selon son éditeur

Joseph est ouvrier agricole dans une ferme du Cantal. Il a bientôt soixante ans. Il connaît les fermes de son pays, et leurs histoires. Il est doux, silencieux. Il a aimé Sylvie, un été, il avait trente ans. Elle n’était pas d’ici et avait beaucoup souffert, avec et par les hommes. Elle pensait se consoler avec lui, mais Joseph a payé pour tous. Sylvie est partie au milieu de l’hiver avec un autre. Joseph s’est mis à boire, comme on tombe dans un trou.
Joseph a un frère, marié, plus beau et entreprenant, qui est allé faire sa vie ailleurs et qui, à la mort du père, a emmené la mère vivre dans sa maison. Joseph reste seul et finira seul. Il est un témoin, un voyeur de la vie des autres.
Joseph est le nouvel opus de Marie-Hélène Lafon. Roman émouvant, traversé en profondeur par une rivière souterraine qui a prénom de femme et de servante : Félicité. Avec talent et humour, Marie-Hélène Lafon rend ici un magnifique hommage à son cher Flaubert...

L'auteure, Marie-Hélène Lafon

Marie-Hélène Lafon est professeur de lettres classiques à Paris. Tous ses romans sont publiés chez Buchet/Chastel.

Les premières lignes

Les mains de Joseph sont posées à plat sur ses cuisses. Elles ont l’air d’avoir une vie propre et sont parcourues de menus tressaillements. Elles sont rondes et courtes, des mains presque jeunes comme d’enfance et cependant sans âge. Les ongles carrés sont coupés au ras de la chair, on voit leur épaisseur, on voit que c’est net, Joseph entretient ses mains, elles lui servent pour son travail, il fait le nécessaire. Les poignets sont solides, larges, on devine leur envers très blanc, charnu, onctueux et légèrement bombé. La peau est lisse, sans poil, et les veines saillent sous elle. Joseph tourne le dos à la télévision.

Un bref entretien avec Marie-Hélène Lafon parlant de son livre se trouve ici.

samedi 16 août 2014

14-18, une anthologie chronologique (3)

Le 8 août, un communiqué officiel allemand rédigé par le Generalquartiermeister von Stein sur la foi des renseignements qui lui sont parvenus a annoncé prématurément la nouvelle qu'attendait toute l'Allemagne : la chute de la forteresse de Liège. Cette première victoire, il l'a fait claironner aux quatre coins du pays. Elle est annonciatrice d'une avancée victorieuse à travers la Belgique, vers la France. Mais Liège n'est pas tombé et, deux jours plus tard, il faut donner un semblant de réalité à l'information erronée.
En attendant la chute de la place belge, il se garde bien de rectifier le communiqué du 8. La déception que provoquerait cette rectification serait un coup trop rude pour l'enthousiasme guerrier de ses compatriotes. Toutefois comme le communiqué a ses exigences, von Stein contraint de signaler les nouveaux envois de troupes contre Liège, les justifie par la nécessité de garder le terrain conquis.
Puis, pour entretenir dans les cœurs la fierté provoquée par la première « victoire » allemande, il revient sur les difficultés de l'entreprise et les détaille longuement.
Enfin, il donne libre cours à sa mauvaise humeur. « Ses troupes (belges) se battirent mal » lit-on dans le communiqué du 10. Les troupes c'est-à-dire les soldats, car les civils eux se battent comme des lions ! Des campagnards isolés attaquent des bataillons, des régiments, des brigades entières !! Les femmes, elles-mêmes, prennent part au combat ! Et, pour étoffer ses communiqués, von Stein jette en pâture à ses compatriotes affamés de nouvelles sensationnelles, la ridicule légende des francs-tireurs.
Laurent Lombard, Ceux de Liège : Sous les ouragans d'acier. G. Leens, 1938
Le 15 août, un « brave petit soldat » français écrit à sa mère et à sa sœur. Parti (on ne sait d'où) le mercredi 12, il est arrivé à Gironcourt, près de Toul dans les Vosges, après un voyage de vingt-trois heures. Il a apprécié les grogs très chauds offerts par de charmantes jeunes filles à Montbard, près de Dijon. Nous ne saurons pas s'il a préféré les boissons à celles qui la servaient, ou l'inverse. Son enthousiasme, quoi qu'il en soit, n'a pas encore eu l'occasion d'être ébranlé.
Partout accueil amical. Nous sommes bien reçus. Nous couchons sur la paille, naturellement, mais nous sommes admirablement nourris par un cuisinier épatant. Le moral est excellent. Tout va bien.
De-ci de-là nous parviennent des nouvelles très vagues des Allemands, et c'est ce qui nous prive le plus de manquer de nouvelles sérieuses.
Quoi qu'il en soit et quoi que vous entendiez dire, ne vous alarmez pas sur mon sort. Je suis aussi en sécurité qu'on peut l'être à la guerre. Jusqu'ici, d'ailleurs, c'est plutôt amusant, bien que fatigant. La marche, la vie de campagne, la cuisine et surtout  surtout  un appétit formidable que j'avais perdu depuis longtemps. Je ne suis pas à plaindre.
Je voudrais bien aussi que vous me donniez des nouvelles des Prussiens, bien que j'aie toute confiance que nous allons les écraser. J'ai vu passer ici trente prisonniers uhlans et nous avons entendu le canon aujourd'hui à plusieurs reprises. J'espère que la campagne ne durera pas longtemps.
Robert Lestrange, Lettres de héros (1914-1915). Imprimerie Kugelmann, 1915
Antime, dans le roman de Jean Echenoz, 14, a moins d'allant. Il s'inquiète pour l'usine, moins cependant que Charles, qui en est le sous-directeur et qui est parti à la guerre en pensant que c'était une affaire de quinze jours. De Vendée, ils ont été transportés en train vers les Ardennes, sans très bien savoir où ils étaient arrivés. Au début, cela ne s'était pas trop mal passé, malgré la fatigue du voyage.
C’est à partir du surlendemain que les choses se sont précisées : trois semaines pendant lesquelles ils n’ont pratiquement pas cessé de marcher. Presque tous les matins ils partaient à quatre heures, dans la poussière vite asséchée des routes, parfois coupant à travers champs, sans pouvoir observer la moindre halte. Au bout de quatre ou cinq jours, une chaleur sourde étant revenue, on leur faisait prendre une petite pause toutes les demi-heures à partir de la moitié du chemin, mais bientôt des hommes commencèrent de tomber tout le temps, surtout parmi les réservistes, Padioleau tombant plus souvent qu’à son tour. Puis à l’arrivée de l’étape, chacun n’en pouvant plus, personne ne voulait s’occuper de faire la cuisine et l’on ouvrait toujours des boîtes de singe sans grand-chose pour les arroser.
Il est en effet trop vite apparu qu’il n’y avait pas moyen de se procurer du vin dans le pays, ni d’ailleurs aucune autre boisson sauf un peu d’alcool brut, parfois, vendu maintenant cinq fois son prix par les bouilleurs des villages traversés – ces locaux profitant avec avidité de l’affaire en or qu’offrait une troupe assoiffée.

Jean Echenoz, 14. Minuit, 2012