mercredi 22 avril 2015

14-18, Albert Londres à Lemnos




Les campements alliés à Lemnos

(De notre envoyé spécial)
Mudros (Île de Lemnos).
Avril 1915.
Lemnos est cette île de l’Archipel où, dans les temps divins, le guerrier grec Philoctète fut abandonné dix ans par les siens parce que s’étant blessé avec les flèches empoisonnées d’Hercule, il répandait une odeur nauséabonde, et où maintenant, non plus pour marcher sur Troie mais sur Constantinople, des soldats de France et d’Angleterre sont venus monter leur tente.
Deux grands villages, l’un sur une large baie : Mudros ; l’autre sur la côte occidentale : Castro, en sont les centres.
Je débarque à Castro par une nuit de vent.
C’est sans doute l’habitude dans ces îles que ce soit le vent qui vous accueille, ou plutôt qui vous repousse. Il vous frappe dans la figure et s’efforce d’arrêter votre marche. Il a l’air d’être chargé d’entraver vos pas pour que, dégoûté, vous renonciez à fouler plus longtemps ce sol.
Heureusement qu’aucune illusion de confort ne précédait mon arrivée, et que déjà Ténédos, à ce sujet, m’avait mis au point. C’est naturellement que je rentre sous un hangar pour prendre mon sommeil. Nous étions cinq quand je me suis couché, nous nous sommes réveillés huit. Mon but est Mudros, à vingt-six kilomètres d’ici. Tandis que l’on me cherche un cheval, j’attends devant le château. C’est de grand matin.

Les Australiens

Deux officiers australiens, avec des guêtres d’un cuir magnifique, se promènent. Les détours de leurs pas les amènent près de moi. Ils examinent le château. Ils le trouvent très gracieux et me demandent « quel est son âge ». Je leur réponds qu’il date des Vénitiens. Les Vénitiens ? Ce renseignement ne leur dit rien. Les officiers ont un sourire et finement me font cette confession : « L’Australie n’a pas d’histoire, c’est pourquoi nous nous montrons assez dédaigneux de celle des autres. »
Le village s’anime. Des paysans grecs passent avec deux agneaux vivants sur le cou. Les petites bêtes sont l’une au-dessus de l’autre, tête contre queue. Le museau penché, elles ne bêlent pas. Dans chacune de ses mains le paysan serre quatre pattes. Voilà, mesdames, une façon nouvelle de porter les fourrures.
On me conduit mon cheval. C’est le plus grand que l’on ait trouvé, il est dix centimètres plus haut qu’un âne. Il n’est pas nécessaire, pour le monter, d’avoir fait de la haute école : il ira à cinq kilomètres à l’heure.
C’est une route dans la montagne que nous allons suivre. Les oliviers y poussent seuls. Si l’on s’est jamais demandé pourquoi cet arbre est tourmenté, ici on en a la réponse. Elle est peut-être fausse, elle paraît du moins raisonnable. Si ces arbres sont rabougris, bossus, bancals, c’est que depuis leur naissance, sans trêve, sur ces plateaux, n’ayant pour recours que de s’abriter les uns les autres, ils subissent la peine du vent. Dur supplice qui rendrait les hommes crochus s’ils étaient aussi souvent à sa merci que les oliviers.
Pays sauvage. La poussière est blanche. La route n’a pas sur ses bords de petites maisons amies. Elle va, vous menant d’arbres en rochers et de rochers en majestueux ravins. Sur la montagne la plus lointaine, deux oliviers font l’effet de deux ombrelles ouvertes.
Je tourne la route. Une compagnie d’Australiens est en train de manœuvrer.
Hommes grands, forts, blonds, coiffés d’un feutre à larges bords, gantés comme pour l’escrime, pas vêtus d’uniformes, mais de vestes de couleur bise ou bleue qui collent à leurs formes mieux qu’un maillot, ils ne sont pas à leur aise dans cette étroite plaine. Habitués à pousser leurs chevaux à travers les vastes plateaux nus de l’Australie, ils souffrent, limités par ces arbres et ces montagnes, de n’avoir pas la liberté de leurs guides. Ces hommes à cheval sont de grands galopeurs. On les met sur ce court terrain de Lemnos. Pour eux c’est un manège. Mais ce n’est qu’un relais. Ils pourront bientôt laisser aller leurs bras sur le cou de leur bête. Il y aura de quoi courir jusqu’à Constantinople.

Un campement français

Ce petit champ a dû voir manœuvrer des Français. Une rivière coule dans le bas. Une planche clouée sur un olivier annonce : « Ici les bains ». Sur cette même planche, écrits au crayon ces mots : « Il n’y a pas de peignoir. Pour se sécher, grimper au sommet de l’arbre, le vent s’en charge. » Des poilus sont passés par là.
J’ai déjà fait douze kilomètres. Décidément je ne battrai pas de record. La baie de Mudros se découvre. Des cuirassés, des transports, des charbonniers, cinquante vaisseaux au moins, sont dans ses eaux. La ville n’est pas encore visible.
Sur un cheval pas plus haut que le mien – ce qui me console – mais sur une belle selle à la turque, un officier français va me croiser. Nous avons chacun un sourire qui s’adresse à notre monture.
— Si vous avez trouvé le moyen de faire trotter ces bêtes, me dit l’officier, c’est Dieu qui vous envoie.
Cet uniforme français sur cette selle turque dans ces montagnes grecques, quelle rêverie cela vous met dans la pensée !
Pas loin de la baie, de petites taches blanches commencent de s’apercevoir. Leur forme se précise. C’est le campement de nos soldats. Plus j’avance, plus je sens d’ailleurs une activité dont ces lieux m’étonnent.
De nouveau des Australiens, puis Mudros avec une grande église surplombant.
C’est là que les alliés ont planté leurs tentes. Il y en a de toutes les formes et de toutes les longueurs. J’arrive dans ce village de toile. Son pittoresque vous saute aux yeux.
Voici des chapeaux chinois, des ruches, des bonnets de police, des huttes de bûcheron ou plutôt des tentes qui en ont la forme. En voici une très longue : c’est la galerie des Machines, une qui monte en pointe avec de la bonne volonté : c’est la tour Eiffel, derrière, un moulin avec sa roue entoilée : c’est la Grande Roue. Nous sommes au Champ de Mars, un Champ de Mars pour poupée. Il y en a beaucoup.

Le caporal sénégalais

Des soldats grouillent entre chacune. On en voit qui se baissent pour rentrer chez eux, on en voit deux qui se cognent à la porte étroite, l’un et l’autre voulant à la fois pénétrer et sortir. La nuit ce doit être un labyrinthe. Les enfants seraient ici aux anges pour jouer à cache-cache. Je tourne, égaré, dans ce village. Contre cette toile blanche, un nègre, un de nos amis : un Sénégalais. Puis beaucoup de Sénégalais, accroupis, ou qui se dressent, ou qui vont. C’est du noir sur blanc. Des nègres à Lemnos ! Ah ! si Ulysse avait vu ça !
Un caporal sénégalais entre dans une noire fureur. Malgré la défense, des marchands grecs se promènent entre les tentes avec leurs bazars à la main. Il en tient un au bout de son long bras, et lui crie : « Moi, dis partir, partir. »
Les marchands grecs se sont abattus sur Mudros. Il en est venu d’Athènes. Ils sont arrivés avec des épiceries, des bijouteries, des pâtisseries. Ils ont construit des baraques auxquelles ils ont donné les noms les plus flatteurs pour les nations alliées. Une épicerie s’appelle : « À la célèbre France », une autre : « À la navale Angleterre ». Lorsque la clientèle ne va pas chez eux, ils vont à la clientèle. Ils circulent avec des hottes pleines à la fois d’oranges, de fromages blancs et d’olives huileuses. Ils roulent vers le camp des tonneaux à moitié pleins dont on entend le vin ballotter. Ils les roulent cinq cents mètres, sous un fort soleil et plusieurs jours de suite et en arrivant ils crient : « Qui veut de la boisson fraîche ? »
Malins, ils ne saisissent jamais ce qui va contre leur intérêt. Si on affiche que l’on a besoin d’oranges, ils savent tous lire le français ou l’anglais. Si on placarde qu’ils n’auront plus le droit de vendre dans tel endroit, ils ne comprennent plus que le grec.
Heureusement que nous avons des caporaux sénégalais.

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