mardi 26 mai 2015

14-18, Albert Londres et les Français en Asie




Le débarquement héroïque des Français sur la côte d’Asie

(De notre envoyé spécial)
Cap Hellès, … mai.
Le silence un moment s’était fait à ces pointes extrêmes d’Europe et d’Asie. Même les troupes venues vers elles, mouillées à trois heures de ses bords, après plusieurs jours de rade, s’en étaient allées. La mer Égée paraissait avoir retrouvé son calme. Seuls, de temps en temps, les canons de l’escadre tonnaient et, du Pirée aux côtes de Grèce, de Bulgarie et de Turquie, quelques paquebots naviguaient.
Le 21 avril, à travers les petites îles qui parsèment l’entrée de l’Archipel, des transports venant d’Égypte passèrent sans discontinuer. Ils se suivaient à peu de distance. Beaucoup avançaient parallèlement. La mer n’était plus ce lieu de solitude qu’elle avait été. Subitement elle s’était peuplée. Cent cinquante bâtiments montaient vers les Dardanelles.
Ils n’allaient pas directement sur les côtes de Turquie. Arrivés devant Mudros, ils firent escale. Ils rentrèrent dans sa baie. C’était la veillée d’armes.
Tout est arrêté. Le général anglais, le général français, les amiraux, se sont mis d’accord. On débarquera tel jour. Ce jour, c’est le 25. Dans la nuit du 24 au 25, les transports quittent Mudros.
C’est alors que commence l’épopée d’Orient.
Il n’y aura pas plus d’héroïsme qu’ailleurs. Mais un reflet de légende restera sur ceux de Koum-Kaleh et de Sédul-Bahr. C’est qu’ils auront fait partie des troupes qui, dès leurs premiers coups de fusils devaient vaincre ou mourir : il n’y avait pas de retraite pour elles, dix pas en arrière et c’était la noyade dans une mer qui ce matin était grosse.

La feinte de Koum-Kaleh

C’est donc le 25. Le plan est arrêté. Il y aura plusieurs débarquements et une feinte. Tout cela aura lieu à la même heure. La feinte sera à Koum-Kaleh sur la côte d’Asie. Ce sont les Français qui vont la faire.
Les transports arrivent en vue des deux pointes au milieu d’un grand fracas. Depuis le premier matin, les navires de guerre préparaient le terrain. Ils tonnaient tous. Je ne crois pas qu’en aucun point d’un champ de bataille on ait entendu semblable bruit. C’était une intense vibration de l’air.
On met les barques à l’eau. On a emporté également des chalands et de pontons. Barques, chalands, pontons dansent autour des paquebots, des cargos, des raffiots. Les hommes descendent. Ils dégringolent rapidement les marches de l’escalier et sautent dans les embarcations. Elles filent vers la terre dès qu’elles sont remplies.
Koum-Kaleh depuis des mois bombardée n’est pas encore morte. Dès que les barques approchent elles reçoivent la fusillade. Un canon tire aussi entre les paquebots et la terre.
Une barque vient de se détacher de l’Askold, elle serpente comme les autres pour ne pas être atteinte.
Les canons des vaisseaux soutiennent toujours le débarquement. Les barques approchent. La première va pouvoir aborder. L’officier se lève. Il reçoit une balle en pleine figure et retombe sur ses hommes. Ses hommes étaient des Sénégalais. Pris de rage, ils n’attendent pas d’être à rive, ils se jettent à l’eau avec le sac et le fusil et, tels de nouveaux monstres immergeants, abordent ainsi tout ruisselants la terre d’Asie. Ce sont les premiers qui la touchent. Les autres suivent, et sur cent points, d’instant en instant, les hommes descendent. Il en débarquera trois mille cinq cents, sous le fusil, sous le canon et sur les vagues hautes. Ils vont se trouver en face de sept mille cinq cents Turcs, du 31e, du 36e, du 39e régiment. Le colonel allemand von Nicolaï les commande.
Les forts de Koum-Kaleh sont en ruines mais les Turcs ont fait de chaque maison, en ruines aussi, de petits forts. Ils ont remplacé les portes arrachées par des planches, ont bouché les fenêtres de sacs et de matelas. Ce sera le combat de rues. Des zouaves, des Sénégalais et un régiment de marche forment ce corps de débarquement.
C’est la bataille comme à Charleroi. Il fallait tirer en bas et en haut, rentrer dans le couloir, faire sa place à coups de baïonnette dans l’escalier et passer de pièce en pièce, toujours avec sa baïonnette – pour nettoyer.

Maison par maison

Ce n’est plus tranchée par tranchée, c’est maison par maison que l’on avance. Au détour d’une rue, quatre-vingts Turcs agitent un mouchoir. Ils crient : « Aman ! aman ! » Ils se laissent faire prisonniers. Cent autres, dix minutes après, en font autant. Ce serait donc facile ? Les Turcs vont-ils venir à nous les mains en avant pour se faire lier ? D’autres agitent un drapeau blanc. Nos soldats s’avancent vers eux. L’ennemi qui se rend est trois fois supérieur. Il s’en aperçoit. L’officier turc dit : « Mais c’est vous qui êtes nos prisonniers ! » Deux de nos officiers s’approchent. Les Turcs tirent sur l’un, le tuent, et entraînent l’autre. Ils fuient à travers les rues et s’échappent.
Ils sont sept mille contre trois mille cinq cents. Nous n’avons pas encore de canon. Sur un point, pendant deux heures, ils pressent tellement qu’ils arrivent à réoccuper une partie du village. Ils nous prennent une mitrailleuse. On la leur reprendra. Mais pour l’instant ils pressent. Nous ne sommes qu’à un kilomètre du rivage. Nous n’avons pas de tranchées, rien pour nous agripper. Pendant la nuit du 25 au 26, les zouaves, les Sénégalais, l’infanterie, tiendront.
Au matin, un 75 débarque. Il donne à cent mètres dans la chair turque. Les zouaves des batailles d’Arras et de Nieuport en étaient encore à voir ce spectacle. Têtes, bras, jambes, morceaux de poitrines, tout cela jonglait dans l’air en laissant retomber des larmes de sang. Ce fut le grand coup de Koum-Kaleh. Il dura jusqu’à trois heures du soir. Il dura avec tout l’héroïsme d’âme et tout l’effort musculaire qu’il faut à une troupe venant assaillir l’ennemi chez lui, arc-boutée seulement à la mer. À 6 heures, il ne restait qu’une maison debout dans le village. Elle enfermait cinquante-deux Turcs. Les Sénégalais s’en chargèrent. Avant la nuit, ses murs retombaient sur cinquante-deux cadavres. On avait trois cents prisonniers.
Pendant ce temps, sur la côte d’Europe, les Anglais s’étaient installés. Ils l’annoncèrent aux troupes de Koum-Kaleh. Elles pouvaient maintenant quitter l’Asie.

D’Asie en Europe

Le réembarquement commença.
À 10 heures, les hommes arrivent à la côte. Les embarcations ne sont pas encore là. Ils attendent. Tandis qu’ils sont groupés sur la plage, dans le soir, des obus éclatent près d’eux. Les embarcations n’arrivent toujours pas. La canonnade cesse. Les engins d’usine ne troublent plus le grand silence des bords de la mer. Parfois un réflecteur des côtes d’Asie passe au-dessus de leurs têtes. Il passe trop haut pour les éclairer. Tout de même, ils se baissent. À dix heures et demie, les barques, les chalands, les pontons accostent. La mer est douce. Tout est retombé dans le calme. Les Turcs, ignorant la manœuvre, ne surveillent pas. Ils se gardent, en dehors du village, contre de nouvelles attaques. Et ceux qui, voilà trente-six heures, sous le soleil, par un bruit affolant, dans la précipitation, se jetaient sur ses rives, s’en retournent cette nuit, sur les mêmes embarcations, sans lumière, sans canon tonnant, sans bousculade. Les chalands sont seulement moins lourds…
Cela dura jusqu’à cinq heures du matin. À son tour, l’arrière-garde arriva sur la côte. Elle avait conservé les clairons. Ils se retournèrent du côté de la terre et se mirent à sonner. Pour qui sonnaient-ils ? Pour Achille qui, à deux kilomètres, dormait sous son tombeau ? Non ! Ils sonnaient pour les morts qu’on laissait en Asie, pour les morts dont des yeux français ne verront plus jamais les tertres, pour les morts qui étaient tombés en sachant que ce n’était pas pour conquérir ce sol, pour les morts qui étaient morts, afin, qu’en face, pendant ce temps, d’autres remportent des victoires.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 6 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume).

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