mercredi 10 juin 2015

Les lectrices de "Elle" choisissent Anthony Marra

Si vous pensiez encore que les lectrices du magazine Elle ne s'intéressaient qu'aux pages pub et glamour, il est temps de changer d'avis. Certes, en 1995, elle avaient choisi, comme lauréat de leur Grand Prix du roman, Paulo Coelho. Depuis, elles ont bien évolué, le palmarès le prouve et cette année le confirme avec Une constellation de phénomènes vitaux, le premier roman puissant d'Anthony Marra.
La Tchétchénie, un conflit presque oublié. Il le serait tout à fait si un écrivain ne s’était emparé de personnages susceptibles de marquer la mémoire en profondeur. Le premier roman d’Anthony Marra, Une constellation de phénomènes vitaux, est de ceux qui donnent à quelques figures saisies dans des cruels moments de déchirement une intensité exceptionnelle. Pourquoi un écrivain américain situe-t-il son œuvre inaugurale en Tchétchénie ? C’est une question superflue (à laquelle, de toute manière, nous n’avons pas la réponse) tant l’ouvrage s’impose avec évidence.
Chaque chapitre s’ouvre sur une ligne égrenant les années, de 1994 à 2004, le moment du récit marqué en caractères gras. Nous sautons, au fil des pages, de 2004 pour le premier chapitre à 1996 pour le second, et retour en 2004 pour le troisième, sans jamais nous égarer. Une manière comme une autre de détourner la linéarité en prenant soin de respecter les points de repère chronologiques…
En 2004, donc, les Russes brûlent la maison de Havaa, huit ans, et emmènent Dokka, son père, vers un lieu qui nous restera longtemps inconnu, mais de toute manière sinistre et qui n’annonce rien de bon. La petite fille devait accompagner son père. La logique des soldats est celle d’un pouvoir pour lequel toutes les mauvaises branches doivent être coupées, quel que soit leur âge – la logique est toujours la même quand il s’agit de nettoyer un territoire de ceux qui ne pensent pas selon l’idéologie dominante, ou qui appartiennent à un peuple condamné pour diverses raisons. Mais Havaa, d’une certaine manière, était préparée à s’enfuir, emportant une petite valise toujours prête. Sans savoir à quoi elle échappe ni vers quoi elle va.
Elle aurait pu tomber plus mal : Akhmed, leur voisin, leur ami, la recueille et la conduit à l’hôpital où il est engagé comme assistant. Presque médecin – il a le diplôme, pas les compétences, et le décalage n’est pas comblé par sa bonne volonté. Déglingué, l’hôpital, comme toute la région. Sans les moyens qui permettraient de sauver quelques vies en plus, quand y arrivent des blessés graves qui ont sauté sur des mines. Médecine de guerre, dans l’urgence et la précarité, conduite par Sonja, une chirurgienne qui se dépense sans compter.
Ces trois personnages et quelques autres avec eux se croisent alors que leurs histoires personnelles n’étaient pas vraiment convergentes. Pour qu’ils se retrouvent là, ensemble, devant les mêmes difficultés, il a fallu d’étranges détours, des blessures multiples et, surtout, une humanité parfois masquée par des réactions abruptes.
Le meilleur de ce qu’ils peuvent faire ensemble, et qui se résume parfois simplement à vivre, compense en partie le mal que d’autres s’appliquent à répandre. En particulier Ramzan, dénonciateur de tous ceux qui pourraient déplaire aux Russes et méritent donc un châtiment exemplaire. Plus personne ne parle à Ramzan, même pas son père. Et pourtant, quand on apprendra comment il en est arrivé là, toutes les préventions qu’on nourrissait contre lui tombent. Une constellation de phénomènes vitaux est un roman plein de nuances.

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