dimanche 19 juillet 2015

70 ans de Série noire 1950-1954

Passage en revue des débuts des romans de la Série noire, à raison d'un titre par an depuis la création de la collection jusqu'à nos jours, deuxième épisode.

John [Jean] Amila, Y'a pas de bon dieu! (n° 53, 1950)
Je sais que cela ne signifie rien pour le profane, mais je suis pasteur du rite méthodiste. J’ai besoin de le dire au début de cette confession. S’il y a des hommes de cœur pour me lire, ils comprendront peut-être qu’on a besoin d’affirmer sa foi pour se sentir vivre.
Je suis impropre à l’ouvrage de terrassement. Je travaille dans une bibliothèque ; mais cette bibliothèque est celle d’un pénitencier. Je porte la livrée couleur rouille à rayures horizontales.
Ici, on me refuse la pratique de mon ministère. Je ne suis plus le pasteur Paul Wiseman, je suis Patte-en-zinc… J’ai vingt-neuf ans. J’ai fait la guerre en Europe ; mais ce n’est pas là-bas que j’ai attrapé mon infirmité. Ceux qui m’ont fait cela étaient des hommes d’ordre et de progrès.
Un jour ils sont venus me chercher. Ce que j’ai subi, ça s’appelle un interrogatoire.
— C’est bien vous le pasteur Wiseman ?
J’ai dit oui.
Ils étaient trois. Je me souviens qu’il y avait de la poussière sur la route. C’était au cœur de l’été.
Ils ont d’abord été très corrects. Ils m’ont demandé presque poliment de leur dire qui avait fait sauter les baraques du barrage. J’ai déclaré que je n’étais pas un auxiliaire de la police.

William R. Burnett, Quand la ville dort (n° 106, 1951)
Une nuit opaque et cinglée de bourrasques s’était abattue sur l’immense cité du Middle West qui s’étirait le long du fleuve. Une pluie fine, presque un brouillard, s’engouffrait par moments entre les hauts immeubles, mouillant les chaussées et les trottoirs qu’elle transformait en miroirs sombres où se réfléchissaient, grotesquement déformées, les lumières des réverbères et les enseignes au néon.
Les grands ponts du centre étiraient leurs arches par-dessus les eaux noires du fleuve gigantesque, dont les rives se perdaient dans la brume. Et les rafales de vent, qui entraînaient dans leur course les journaux abandonnés sur le pavé, balayaient les boulevards presque déserts, sifflant à petit bruit le long des façades et gémissant aux carrefours. Des tramways vides et des autobus aux vitres brouillées descendaient lentement, en ferraillant, vers le terminus du centre. À part les taxis et les autos de la police, il n’y avait aucune voiture dans les rues.
River Boulevard, large comme une avenue triomphale, avec ses contre-allées et les arcs orange de ses réverbères, dont l’alignement s’étirait à l’infini vers l’horizon embrumé, était aussi vide que si la peste y avait détruit toute manifestation de l’activité humaine. Les signaux lumineux changeaient ponctuellement à chaque carrefour, mais il n’y avait aucune voiture pour se conformer à leurs indications. À l’extrémité du boulevard, dans le quartier des boîtes de nuit, des enseignes tarabiscotées clignotaient dans le vide. Comme un jouet mécanique bien remonté, la grande ville continuait son activité nocturne avec une précision mathématique, sans s’inquiéter de ses habitants.

James Hadley Chase, Vipère au sein (n° 119, 1952)
La voix dure et grinçante de Maddux, qui aboie dans l’interphone placé sur mon bureau me réveille en sursaut, et je manque me rompre le cou.
— J’ai besoin de vous, Harmas !
J’enlève en hâte mes pieds de dessus mon bureau et, voulant atteindre le bouton de l’interphone, je renverse l’autre appareil téléphonique.
— J’arrive, dis-je, essayant de paraître moins abruti que je ne le suis. Dans un instant !
L’appareil grommelle, puis se tait.
J’attends un petit moment, pour récupérer. Ma sieste d’après le lunch a, de toute évidence, dégénéré en sommeil profond. Enfin, tout en bâillant, je repousse mon siège et fais quelques pas vacillants jusqu’au réservoir d’eau potable. Je bois un fond de verre, en matière de pénitence, avant de filer vers le bureau de Maddux.
Non seulement c’est le chef du contentieux et mon patron, mais encore c’est l’assesseur le plus retors de la corporation, et ça en dit long dans ce racket des assurances, où les gens s’entre-dévorent. J’ai la déveine d’être un de ses enquêteurs. Ma tâche consiste notamment à contrôler les souscripteurs amenés par nos agents, et jugés douteux par Maddux. Comme il soupçonne jusqu’à son ombre, j’ai pas mal à faire.

Albert Simonin, Touchez pas au grisbi! (n° 148, 1953)
Pensant avoir mal compris, tout le monde s’était tu.
On n’entendit plus soudain que le bruit mou de la houpette avec laquelle Josy, la môme de Riton, se tamponnait le visage. Machinalement, la mère Bouche avait mis en veilleuse la rampe du percolateur qui sifflait un peu.
— Ton Riton, je m’en vais le fourrer, répéta le petit Frédo en se levant.
Devant le zinc, personne mouftait.
Chacun pouvait en penser ce qu’il voulait, de cette provocation. À moi, ça rappelait la lecture du verdict au procès de Paulo-le-Pâle, l’instant où le président avait annoncé que Paulo y allait du cigare. Pour le petit Frédo, c’était du kif, sauf qu’il venait lui-même de prononcer sa condamnation. En supposant même qu’il rencontre pas Riton, ou bien qu’il mesure à temps la connerie de son attitude rien que pour avoir lâché ce vanne, il lui restait vingt-quatre heures à vivre, au mieux. C’était le coup sûr, catalogué !

David Goodis, Le casse (n° 207, 1954)
Sur le coup de trois heures du matin, le paysage était absolument désert et le château, à la façade d’un violet sombre, se détachait solennel, sur la pelouse en pente douce, verte et veloutée sous la lune. Les fenêtres étaient éteintes. L’obscure masse violette s’offrait comme une cible à Nathaniel Harbin, assis au volant, au bord de la grande rue droite qui longeait la maison, pour ensuite filer vers le nord. Sa cigarette éteinte entre les lèvres, il avait étalé sur ses genoux le plan du fric-frac. Le schéma indiquait l’emplacement de la maison, ainsi que l’itinéraire à suivre pour y pénétrer et pour repérer, dans la grande bibliothèque, le coffre encastré dans le mur où étaient enfermées les émeraudes.
Dans la voiture de Harbin avaient pris place ses trois compagnons. Deux hommes et une gosse blonde et malingre, d’une vingtaine d’années. Ils regardaient la maison. Ils n’avaient rien à se dire, rien à méditer. La topographie des lieux et la marche à suivre avaient été minutieusement étudiées, chaque mouvement avait été réglé à une fraction de seconde près. Tout avait été débattu, prévu et répété jusqu’à ce que la mise au point paraisse absolument parfaite. Harbin pesa cette idée, mordit sur sa cigarette et se dit que jamais rien n’était parfait. Un coup dangereux … le plus dangereux même qu’ils aient jamais tenté. Le plus fructueux aussi et les coups les plus fructueux sont ceux qui présentent les plus gros risques. Là, Harbin mit un terme à ses réflexions. Il préférait freiner son imagination dès qu’elle lui faisait entrevoir les risques.

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