mardi 28 juillet 2015

70 ans de Série noire 1990-1994

Encore une belle série d'écrivains et de livres puissants, pour cette nouvelle tranche de cinq années qui permet de remonter le temps depuis les débuts de la Série noire jusqu'à nos jours - nous n'y sommes pas encore, mais on avance, on avance.

Tonino Benacquista, Trois carrés rouges sur fond noir (n° 2218, 1990)
Trente-cinq toiles, pratiquement toujours la même, d’indescriptibles griffures noires sur fond noir. Une obsession. Un malaise.
Le jour où elles sont arrivées à la galerie, je les ai déballées une à une, de plus en plus vite, en cherchant la surprise et la tache de couleur. Au premier regard, tout le monde les avait trouvées sinistres. Même Jacques, mon collègue. Il est accrocheur, et moi, je suis son arpète.
— On est à la bourre, petit. Ouverture des portes dans vingt-cinq minutes !
La directrice de la galerie ne nous a donné que quatre jours pour monter l’expo, l’ensemble des toiles et trois sculptures monumentales qui ont bien failli lui coûter un tour de reins, à Jacques. Des déchirures d’acier soudées les unes aux autres sur quatre mètres de hauteur. Deux jours entiers pour les positionner, à deux. Je me souviens de la gueule des déménageurs qui sont venus nous les livrer. « Y pourraient pas faire des trucs qui rentrent dans le camion, ces artistes à la noix ! » Les déménageurs ont souvent du mal, avec les œuvres d’art contemporain. Nous aussi, avec Jacques, malgré l’habitude. On ne sait pas toujours comment les prendre, ces œuvres. Au propre comme au figuré. On a beau s’attendre à tout, on ne sait jamais ce qui va surgir des portes du semi-remorque.
Dix-sept heures quarante, et le vernissage commence officiellement à dix-huit. Le champagne est au frais, les serveurs sont cravatés et la femme de ménage vient tout juste de finir d’aspirer les 450 mètres carrés de moquette. Et nous, on a toujours le problème de dernière minute. Ça rate jamais. Mais il en faut plus pour paniquer mon collègue.

Jean-Hugues Oppel, Zaune (n° 2257, 1991)
— Carte.
Le donneur sert. Sans hâte, en garçon qui sait la valeur de l’instant. Mais non sans jeter un regard furtif au demandeur.
Bob. Aussi large que haut. Blondasse, les traits mous, mais jovial quand même. Le bon gros de la bande, depuis toujours. S’en est fait une raison. Il fixe le rectangle cartonné comme s’il voulait voir au travers. S’efforce de ne rien laisser paraître. Poli, il attend que tous soient servis pour retourner ce qui doit être – il le faut ! – le valet qui lui manque pour son full. Le premier de la soirée. De l’année, aussi. Pour lui.
— Deux cartes, Patrick…
Un rien de nervosité dans le ton. Une fêlure dans la voix. Le donneur enregistre. Sert sans broncher. Il subodore un brelan gros comme ça, d’entrée. C’est un réel plaisir de jouer avec Micheline, c’est un vrai livre ouvert. Brune, cheveux raides, poitrine provocante, elle adore taper le carton avec les potes, ça lui fait oublier ses cinquante-deux heures de caisse enregistreuse au super-hyper du centre commercial. Même avec la lecture optique des codes-barres, c’est lessivant, malgré les pauses-pipi. Chronométrées par la subalterne-chef. Et un salaire de misère à peine regonflé par les heures supplémentaires des dimanches d’ouverture illégale.
Mouvement de tête interrogatif au suivant. Dénégation dudit.
— Servi.

Jean-Bernard Pouy, La Belle de Fontenay (n° 2290, 1992)
22 mars, un bon jour pour la patate.
Si les autres ahuris de Nanterre ont choisi ce jour-là pour changer toute une génération, c’est forcément un bon anniversaire pour planter des pommes de terre.
Il fait frais, il y a encore, dans l’air, un peu de cette buée qui trouble les alentours et en gomme la netteté. Je distingue à peine la centrale électrique qui miroite, glacée, derrière la gare de triage. Le Plateau d’Itry, vert foncé, strié par les cités, ressemble à la silhouette usée, rabotée, d’une énorme scie égoïne.
Va faire de la belle poésie avec la banlieue au petit matin, tiens, bon courage.
J’ai porté les deux sacs sur le bord du terrain. Et j’ai posé le sac de fumure sur le bord de la parcelle de Charles, elle est encore en friche, il est en retard, un lumbago doit saboter sa retraite. On n’a pas beaucoup de place, juste l’espace de se déplacer sur l’étroite allée de gravier entre deux jardins.
Je viens de terminer de creuser les quatre longues tranchées dans la terre meuble. Balancer le fumier et puis, tous les trente centimètres, mettre une petite pomme de terre qui, dans quelques mois, va me faire un kilo par pied.
En tout, j’aurais droit au quintal, pour mon petit automne personnel et pour mon grand hiver solitaire.

Cesare Battisti, Les habits d'ombre (n° 2320, 1993)
Déconcertées, désunies, solitaires, quatre mille âmes inspiraient au ralenti un souffle de vie, comprimées entre les antiques murs de brique rouge. Fresnes, prison. En dépit du froid hivernal, la fenêtre de la 319 demeurait ouverte, même la nuit, et pourtant l’effluve coriace du châtiment planait encore dans l’espace exigu. Avec une régularité inhumaine, Claudio Raponi se réveillait à six heures et demie, recroquevillé dans trois couvertures lourdes de poussière. Chaque matin, un mouvement identique, répété avec précision, l’installait dans cette position où il guettait les premiers bruits de l’aube, attentif à ne pas déranger les deux compagnons de cellule qui occupaient le premier et le troisième niveau des lits superposés.
À ce moment-là, son esprit voyageait au loin. Il songeait à la douceur d’un corps de femme, à l’imbroglio judiciaire dont il était victime depuis deux mois, à la possibilité de se tirer du guêpier où il s’était fourré, et plus concrètement encore à un moyen quelconque d’échapper à la routine de la journée qui pointait déjà à travers les barreaux. Noyé dans une tempête de questions sans réponses, il cédait à la tentation inutile de retrouver le sommeil, au moins jusqu’à l’arrivée du café qu’il boirait dans la pénombre, pour ne pas en maudire la transparence. Et le sommeil se refusait à lui, tandis qu’il luttait contre l’envie de la première cigarette.

James Crumley, La danse de l'ours (n° 2361, 1994)
… et rappelez-vous, mes petits-enfants, que dans l’ancien temps les ours étaient plus nombreux que les Indiens ; il y avait des ours noirs et des ours bruns, des ours roussâtres et le grand ours gris, et nous n’avions pas de miel, pas de douceur dans nos tipis. Sœur Abeille était tout le temps en colère et allait partout piquant les Indiens. Toujours, les ours trouvaient avant les Indiens les arbres creux où les abeilles font leurs nids, les éventraient, dévoraient les rayons et dérobaient le miel avec leurs langues râpeuses et leurs griffes acérées. Et les abeilles étaient tout le temps en colère parce que ces pauvres ours ne connaissaient pas la fumée sacrée qui sert à les amadouer, parce qu’ils ne savaient pas qu’ils auraient dû chanter des chants de grâces afin de se faire pardonner d’elles et parce que, pis que tout, les ours étaient voraces et prenaient toujours tout le miel sans rien laisser pour les abeilles. Les ours savaient tout du miel, mais ils ne savaient rien des abeilles, et voilà pourquoi les Indiens n’avaient pas de douceur dans leurs tipis.
Et puis un beau jour, mes petits-enfants, un jeune homme pacifique du nom de Chilamatscho – le Rêveur éveillé – vint à passer devant un nid d’abeilles saccagé. Il ne restait plus pour lui une seule goutte de miel dans l’arbre creux, et les abeilles étaient très en colère ; malgré cela, il fuma sa pipe avec elles et chanta des chants de grâces pour toutes les bonnes choses qu’offre la terre. Et quand les abeilles sentirent la fumée sacrée et entendirent les chants, elles s’apaisèrent et reprirent leurs occupations. En retour, la Grand-Mère Abeille fit don à Chilamatscho d’une vision.

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