jeudi 3 septembre 2015

«Au cœur frais de la forêt», Camille Lemonnier réédité

Après L'hallali, un deuxième roman de Camille Lemonnier fait son apparition dans la "Bibliothèque belgicaine" de la Bibliothèque malgache numérique. Au cœur frais de la forêt n'est pas le plus connu de ses livres, Adolphe Brisson s'interrogeait en 1900, au moment de sa publication, sur sa signification...

Au cœur frais de la forêt est une transposition moderne du chef-d’œuvre de Longus. Daphnis et Chloé ne sont plus de jeunes Grecs, épelant la chanson d’amour parmi les orangers et les lauriers-roses. Ce sont des vagabonds, des mendiants de grand chemin. Daphnis a nom Petit Vieux et Chloé Frilette. D’où viennent-ils ? On ne sait. Où vont-ils ? Eux-mêmes l’ignorent. Ils ont faim et cherchent pâture dans la banlieue sinistre d’une ville industrielle. Une ménagère compatissante leur jette un morceau de pain ; ils s’en repaissent et vont s’étendre, pour y passer la nuit, sous les branches d’un chêne. Frilette a huit ans à peine et Petit Vieux n’est guère plus âgé ; ils sont innocents et vagues ; leur âme ne diffère pas sensiblement de l’âme des plantes et des oiseaux. Ils ne connaissent rien des hommes, sinon qu’ils sont méchants, et qu’il faut les éviter pour se soustraire à leurs traitements barbares. Toutefois, ce Petit Vieux, si primitif soit-il, s’exprime avec de délicats raffinements de langage.
[…]
Les voilà qui marchent droit devant eux ; ils pénètrent dans la forêt, forêt grandiose qui ne figure sur aucune carte et appartient au royaume des féeries. Ils y mènent l’existence des êtres libres, insoucieux des lois humaines ; ils se nourrissent d’herbes et de fruits sauvages ; ils baignent leurs pieds nus dans les ruisseaux ; ils se construisent une hutte de branchages et de feuilles ; ils dénichent des œufs de ramiers et s’en régalent. La nécessité les rend agiles et industrieux ; ils combinent des pièges où se prennent les biches et les chevreuils ; ils dépouillent ces animaux, dévorent leur chair et se font un vêtement de leurs peaux sanglantes.
Un jour, leur vagabondage les conduit dans un campement de briquetiers. Ces gens sont occupés à leurs rudes travaux ; ils vont bientôt prendre leur repas, la soupe fume sur la table ; Petit Vieux y aperçoit des pains dorés qui sollicitent sa gourmandise, il en dérobe un et s’enfuit. Ainsi l’enfant devient voleur, par suite de son premier contact avec la civilisation. On le rattrape, on lui pardonne, on l’adopte, on veut faire de lui un bon ouvrier ; et, d’abord, il se plie, ainsi que sa petite amie, à ces leçons ; mais leur soumission ne dure guère. Ils ont la nostalgie des galopades à travers bois. Ils s’échappent. Ils recommencent à chasser les merles et les papillons. Un autre jour, le hasard les amène chez des paysans, des laboureurs, des bûcherons. Ils apprennent à remuer le sol, à couper le tronc noueux des ormes. Et toujours, l’invincible amour de l’indépendance les ressaisit. Ils ne se résignent pas à demeurer captifs dans les liens d’une société organisée. Enfin, ils rencontrent un certain vieillard, qui, dans l’esprit de M. Lemonnier, réalise la sagesse ; cet ermite élève des abeilles, il répugne à verser le sang et il est végétarien ! Il offre au jeune couple du miel, des gâteaux de froment, les instruit dans sa doctrine, et leur révèle ses suprêmes volontés : « Si, en venant par la forêt, vous me trouvez couché sur le seuil, ne m’éveillez pas. Je veux dormir près de mes abeilles. Le temps se chargera du reste. Il m’est doux de penser que le soleil et la pluie auront bientôt fait de consumer mes os. Et de la vie qu’il y eut en moi naîtront des fleurs et des feuillages, où, à l’infini, continuera de bourdonner la rumeur des ruches. » Daphnis est devenu un noble adolescent, Chloé une vierge gracieuse. Ils se sont unis, sous les bénédictions de l’ermite ; cet hymen va perpétuer leur race. Ils sortent de la forêt, s’en vont au bord de la mer (car la mer est proche de la forêt), y fondent une tribu. Daphnis – ou Petit Vieux – devient un auguste personnage, un prophète, un apôtre, il accomplit des miracles, il est révéré ; puis, quand il juge que l’heure va sonner de son anéantissement terrestre, il va s’étendre sous l’ombre de ses chers arbres pour y mourir.
Si vous prenez ce récit à la lettre, il est purement inintelligible et semble avoir été conçu par un aliéné. Ce n’est donc qu’un symbole. Et quel en est le sens ? M. Lemonnier nous le découvre dans la dernière page de son livre […].
Si j’ai compris ce langage abscons, il signifie que l’homme doit, autant que possible, s’affranchir des préjugés, des hypocrisies, se souvenir de ses origines et vivre conformément aux lois naturelles. Voilà bien des mystères pour faire entendre une pensée aussi simple, je dirai aussi banale ! Elle serait la plus plate du monde, n’était la savante mise en scène que M. Lemonnier y a ajoutée. Ainsi les symbolistes masquent-ils la pauvreté de leurs inventions, sous les somptueux ornements dont ils les rehaussent. Ils sont quelquefois traités de « fumistes ». J’aime mieux dire que ce sont des hommes ingénieux et subtils.
En tout ceci, comment se dégage la véritable originalité de Camille Lemonnier ? Elle réside dans son style, qui est merveilleusement complexe, tout à la fois intellectuel et plastique. […]
Camille Lemonnier […], au lieu d’isoler l’homme des conditions de sa vie physique, l’y plonge, l’y considère, le noie dans son milieu. Et nul n’a donné jusqu’ici, avec autant d’intensité, cette sensation, que l’être humain n’est qu’une forme fugitive de la nature, se confond, dans une certaine mesure, avec elle, et lui est attachée par des liens étroits et mystérieux. […]
Ce sentiment, constamment exprimé, de l’infirmité humaine et de l’éternité de la nature, n’est pas dénué de grandeur. Et il aboutit à la monotonie. C’est le défaut de M. Lemonnier. Un ennui majestueux plane sur ses livres. Ils sont immenses et amorphes ; mille bruits y résonnent, comparables aux frissons du vent dans les feuilles, aux pépiements d’oiseaux, aux bourdonnements d’insectes. On écoute d’abord avec plaisir ces vastes murmures, puis on s’assoupit, puis on s’endort.
M. Camille Lemonnier est un puissant artiste. Mais Dieu nous garde de ses imitateurs !
Adolphe Brisson.
Les Annales politiques et littéraires, 25 février 1900.


Dans la même collection :
Camille Lemonnier. L’hallali
André Baillon. Par fil spécial

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