jeudi 29 octobre 2015

Doublé au Grand Prix du roman de l'Académie française

L'Académie française a fait son choix pour le premier prix littéraire parmi les plus importants de l'automne, son Grand Prix du roman. En réalité, elle n'est pas parvenue à choisir, puisqu'elle le partage, cette année, entre deux lauréats, Hédi Kaddour et Boualem Sansal. Cela s'était déjà produit deux fois, en 1954 (Pierre Moinot et Paul Mousset) et en 1999 (Amélie Nothomb et François Taillandier).

Dans Les PrépondérantsUne équipe américaine de tournage arrive en 1922 à Nahbès, dans une colonie française nord-africaine où l’opinion dominante et bien-pensante du Cercle des Prépondérants entend et approuve, à propos des femmes appartenant au milieu trouble du cinéma, cette remarque : « Quand elles s’assoient on voit tout ! » Le bruit court, plus inquiétant encore, que certains membres de l’équipe sont opposés au colonialisme. De quoi provoquer un choc culturel – « Le choc » est le titre donné par Hédi Kaddour à la première partie de son roman, Les Prépondérants, souvent cité par les différents jurys des prix littéraires à venir dès la semaine prochaine.
Il y a quelques raisons de ne pas manquer ce roman romanesque bourré d’arguments pour convaincre les plus réticents. On y trouve de grandes histoires d’amour contrariées. Une ambition artistique chez un réalisateur, Neil Daintree, qui rêve d’adapter Eugénie Grandet. La reconstitution historique d’une époque où fermentent les germes de troubles multiples, non seulement en Afrique du Nord mais aussi en Europe – un détour par Berlin fournit l’occasion de s’inquiéter de l’avenir du « Mussolini bavarois », un certain Adolf Hitler… Alors qu’au départ, il n’y avait que l’envie de décors naturels pour tourner Le Guerrier des sables avec des vrais chameaux – plus difficiles à diriger que les animaux de cirque dont Neil aurait disposé à Hollywood.
Comme dans la vie, une chose en entraîne une autre. Pour convaincre ses producteurs de transporter son équipe technique et ses acteurs au bord du désert, et donc d’engager un budget important, le réalisateur avait plaidé : « je veux qu’on sente que l’arrière-plan peut à tout moment échapper au contrôle des héros ». C’est gagné, et bien au-delà du champ de la caméra.
Le jeune Raouf, cousin de la studieuse Rania et fils du caïd Si Ahmed, chargé d’aider les Américains tout en les surveillant un peu, excédé d’être traité par la vedette du film, Kathryn Bishop, comme un adolescent, finit par céder au charme de celle-ci et les tourtereaux roucoulent malgré l’ambition de l’actrice prête à tout pour une grande carrière. De ce point de vue, Raouf ne peut guère lui être utile, au contraire d’autres hommes, en Europe où ils voyagent ensemble.
Le plus étonnant, qui est aussi le plus impressionnant dans Les Prépondérants, c’est la façon dont Hédi Kaddour fait mine de bâtir mollement un récit lâche alors que tout y est concerté. Les trois temps principaux découpent le roman en parties chronologiques (« Le grand voyage » et « Un an après » sont les deux dernières), sans artifices. Mais c’est à l’intérieur que les nœuds se font et se défont, entraînant les personnages à la rencontre de cultures diverses, d’événements provoqués par des sentiments de base combinés dans des mécanismes complexes, et dont la complexité ne freine jamais le flux du récit.

Le nouveau roman de Boualem Sansal est un délire : une société aussi codifiée, surveillée que l’Abistan, le pays où se déroule 2084. La fin du monde, n’est possible que dans l’imaginaire, pas dans la vraie vie. L’écrivain l’affirme lui-même, dans un avertissement destiné à nous rassurer : « le monde de Bigaye que je décris dans ces pages n’existe pas et n’a aucune raison d’exister à l’avenir, tout comme le monde de Big Brother imaginé par maître Orwell, et si merveilleusement conté dans son livre blanc 1984 n’existait pas en son temps, n’existe pas dans le nôtre et n’a réellement aucune raison d’exister dans le futur. Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. »
D’ailleurs, Sansal s’inspire directement des mécanismes mis en place par Orwell dans sa fiction : la dictature est aussi et d’abord une police de la pensée qui impose une langue pauvre et unique, la surveillance est complète et les interrogatoires, fréquents. En effet, tout est sous contrôle.
Sous couvert de pure invention, on le soupçonne cependant très vite d’alerter, comme le faisait Orwell, sur des dérives bien réelles. L’écrivain britannique, en 1949, peu après les accords de Yalta, décrivait un pouvoir politique totalitaire, pas très différent de celui qui oppressait les Soviétiques. Boualem Sansal, aujourd’hui, évoque un pouvoir religieux tout aussi totalitaire dont l’Etat islamique fournit quotidiennement l’illustration.
Mais 2084 est cependant une parabole plutôt qu’un témoignage. Dans l’ordre du reportage, les informations que nous recevons de régions soumises à un despotisme radical horrifient. Dans l’ordre du roman, la vision globale est pire encore.
Il est entendu, en Abistan, qu’il y a un seul Dieu, Yôlah, représenté sur Terre par un prophète unique, Abi, dont les « divins enseignements » sont consignés dans un livre sacré écrit en abilang, le Gkabul. Tout le monde s’habille de la même manière, les hommes en burni, les femmes en burniqab, après une inévitable évolution : « Un jour, suite à quelque fièvre qui avait décimé plusieurs régions, on rallongea le burni des femmes jusqu’à la plante des pieds, on le renforça par un système de bandage qui comprimait les parties charnues et protubérantes et on le compléta par une capuche avec œillères incorporées qui enserrait fermement la tête ». On a bien lu : les motivations étaient rationnelles, il s’agissait de lutter contre la fièvre…
Dans ce pays qui ne connaît aucune Histoire, sinon 2084, la date de la Guerre sainte, aucune géographie, car il n’existe rien au-delà de frontières introuvables, Ati se pose des questions. Attitude répréhensible, évidemment, qu’il masque derrière un discours convenu tandis que son esprit bat la campagne, envisageant ce que pourrait être une religion qui ne soit pas d’Etat, ou un Etat qui ne serait pas religieux, la vie à une autre époque avec moins de contraintes, une sorte de… oui, de liberté. Concept totalement étranger en Abistan, où l’effleurer s’apparente à un crime.
Avec 2084. La fin du monde, Boualem Sansal poursuit une œuvre salutaire d’éveil – tout le contraire de ce qu’il faisait mine de déclarer dans son avertissement. La démonstration n’évite pas quelques pesanteurs, mais elle est irréfutable.


A propos de l'Académie française et de son Prix du roman dont c'est le centième anniversaire, je rappelle que la "Bibliothèque littéraire" de la Bibliothèque malgache a réédité, à l'intention des curieux, deux des trois premiers lauréats.

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