lundi 5 octobre 2015

Henning Mankell, à hauteur d'hommes

Même quand on s'y attend, parce que son dernier livre, Sable mouvant, paru en français il y a moins de trois semaines, tournait autour du cancer qui lui avait été découvert au début de l'année dernière, la mort de Henning Mankell, à 67 ans, est une mauvaise nouvelle. Cet écrivain généreux donnait du plaisir en posant de bonnes questions. Ce n'est pas si fréquent.
Je ne l'ai pas lu depuis les premières traductions. Mais, depuis dix ans, je n'ai pas dû manquer une seule publication et il m'est arrivé de retourner en arrière, grâce aux rééditions en poche - un bienfait, je ne le dirai jamais assez.
Voici donc quelques traces de cette décennie de compagnonnage entre un écrivain (que je n'ai jamais rencontré, malheureusement) et un de ses lecteurs.

Kurt Wallander ne va pas bien. Le commissaire suédois apparaît, aux yeux d’une femme qui promène son chien sur la plage gelée d’une île danoise, comme un homme inquiétant qu’elle s’imagine traverser « tant bien que mal une grave crise personnelle ». Elle ne le connaît pas, elle se contente de l’observer, mais elle ne se trompe pas – peut-être cette femme, qui ne fait que passer dans L’homme qui souriait, aurait-elle fait un bon policier. Wallander est en pleine dépression depuis plus d’un an et il commence à comprendre qu’il ne reprendra plus jamais son poste. Depuis qu’il a tué un homme, ses démons l’ont emporté sur le travail. Même son ami Sten Torstensson, un avocat venu lui demander à l’aider de comprendre la mort de son père, n’est pas parvenu à le tirer de sa prostration.
Sur ce décès classé dans la catégorie des accidents de la route, nous en savons un peu plus : Henning Mankell l’a décrit dans un chapitre d’ouverture où il a distillé une peur sournoise avant de mettre en scène un assassinat. Cette carte est fournie au seul lecteur, car le meurtre n’a pas eu d’autre témoin que ses exécutants, dont par ailleurs nous ignorons tout. Tandis que l’origine de la peur, elle, a été clairement définie. Encore faut-il savoir quel rôle joue cette carte dans un jeu complexe où Wallander, contre toute attente, va se lancer alors même qu’il a annoncé sa démission – sa première décision depuis longtemps.
Il vient d’apprendre que Sten Torstensson a été assassiné dans son cabinet et, cette fois, le doute n’est pas permis : trois balles ne sont jamais un accident. Wallander pense avoir une dette envers son ami qu’il n’a pas été capable d’aider et retrouve ses réflexes d’enquêteur. L’explosion d’une mine dans le jardin de la secrétaire du bureau d’avocats où le père et le fils étaient associés, puis celle de sa propre voiture lui confirment que les deux morts sont liées. Reste à savoir quel est le rapport.
Dans cette affaire, rien n’est clair. La seule piste cohérente, mais étayée par peu d’éléments solides, conduit invariablement vers Alfred Harderberg, un riche industriel dont la réussite a fait en Suède une sorte de héros national. Mais un héros très discret : il n’apparaît jamais en public, on ne connaît de lui aucune photographie. Quand Wallander le rencontrera, il découvrira un homme sûr de lui qui cache ses sentiments, s’il en éprouve, derrière un sourire permanent…
Avant d’en arriver là, il faudra en passer par toutes les étapes d’une enquête brouillée par le pouvoir de cet homme. Roman policier classique, L’homme qui souriait représente la perfection dans le genre. Wallander tire des fils qui, parfois, lui échappent, et qu’il faut pourtant utiliser pour construire une image crédible. Henning Mankell s’y emploie avec patience. Et celle-ci est récompensée : nous le suivons dans les méandres des recherches policières avec l’impression d’y participer.

Avant le gel (2005)
Kurt Wallander passe la main. Henning Mankell ne l’écrit pas ainsi dans Avant le gel. Mais l’arrivée dans la police de Linda, la fille du commissaire, paraît lancer le romancier dans un nouveau pan de son œuvre après une dizaine de titres. Encore le père n’est-il pas à la retraite et sa présence bourrue, parfois envahissante, ne le poussera certainement pas à se fondre discrètement dans le décor des prochains romans.
Trêve de prospective, contentons-nous pour l’instant du livre qui vient d’être traduit, et dans lequel Linda ne porte pas encore l’uniforme, à quelques jours de sa titularisation – sinon un uniforme invisible dont elle sent la présence et qui la gêne parfois aux entournures, comme un costume hâtivement coupé. Elle n’a pas eu le temps de se préparer à ce qui arrive : après quelques événements inquiétants sous forme de sacrifices d’animaux, une femme meurt, puis une deuxième. Une de ses amies d’enfance, Anna, se trouve curieusement au centre d’une série de signes bizarres…
Malgré lui, Wallander est obligé d’accepter la présence de sa fille dans l’enquête. Elle en maîtrise certains éléments mieux que personne. Mais elle est aussi consciente de de son manque d’expérience. Touchante de bonne volonté, elle en fait trop. Elle a dû hériter d’une partie du caractère paternel, dont une propension à s’emporter qui fournit l’occasion d’un jet de cendrier assez réussi.
Henning Mankell explore le fanatisme religieux avec un réalisme effrayant. Bien que l’enquête se termine au moment où tombent les tours du World Trade Center, le délire qui la met en branle n’a rien d’islamiste. C’est presque pire : des illuminés convaincus de devoir punir les infidèles à la « vraie » foi se cachent parmi nous – ou en Suède, ce qui revient au même. Et se révèlent capables de passer à l’acte avec une volonté capable de surmonter tous les obstacles.
Sauf celui d’un roman au terme duquel, quand même, force reste à la loi. Mais il aura fallu passer par la résolution d’énigmes apparemment incompréhensibles, à travers lesquelles Mankell nous balade comme il le veut. Et comme nous aimons.

Tea-Bag (2007)
Laurent Gaudé avait, dans Eldorado, raconté le calvaire des migrants qui quittent l’Afrique pour le rêve européen. Henning Mankell, qui vit une partie du temps au Mozambique et l’autre en Suède, aborde lui aussi ces rives sur lesquelles l’espoir côtoie dangereusement la désespérance. Et prouve que le sens de l’humain placé dans un personnage de flic pour la série de polars qui mettait l’inspecteur Wallander en scène peut aussi s’employer sous une autre forme, celle du roman traditionnel.
Au passage, il faut quand même déplorer la manière dont se perpétue la notion de sous-genre toujours appliquée au polar : l’éditeur présente Tea-Bag comme le troisième roman de l’écrivain suédois, comme si ses romans policiers n’étaient pas de vrais romans… Passons sur cette discussion dont on pensait qu’elle n’avait plus lieu d’être.
Pour en venir à Tea-Bag et aux autres personnages d’un livre où un poète rarement confronté aux difficultés de la vie découvre la face cachée de la société.
Jesper Humlin publie ponctuellement, chaque 6 octobre, date de l’anniversaire de sa mère, un recueil de poèmes dont il se vend, bon an mal an, un millier d’exemplaires. Pas de quoi lui assurer la fortune, ni à son éditeur, mais assez pour lui avoir bâti une notoriété qui lui a valu récemment un prix littéraire richement doté. Grâce auquel il s’est envolé vers le sud pour un séjour paradisiaque. Confort des grands hôtels et bronzage assurés. Jesper a belle allure quand il revient en Suède. Mais se trouve face à un éditeur qui aimerait lui faire écrire un roman policier au succès prévisible. A une compagne excédée de le voir toujours reculer devant son désir d’enfants, et qui le menace de raconter leur vie dans un livre. A une mère capricieuse, lancée à près de 90 ans dans de nouvelles entreprises : elle a monté une société de sexe par téléphone et envisage de terminer son premier roman policier. Aux cours catastrophiques de ses actions… Bref, le monde est hostile.
A tel point qu’une soirée de conférence et de lecture dans une bibliothèque de Göteborg tourne elle aussi au cauchemar en raison de la présence de prisonniers peu sensibles à sa poésie. Seul un sourire, au milieu d’un visage africain, illumine ce qui s’apparente fort à un échec de plus.
C’est Tea-Bag, que nous avons rencontrée avant Jesper, dès le premier chapitre, quand elle se trouvait dans un camp de réfugiés en Espagne, à peu près seule survivante parmi tous les immigrés qui se trouvaient sur le même bateau qu’elle. Elle est assez réaliste pour ne pas envisager l’espoir comme moyen de survivre. En revanche, sa volonté est assez puissante pour lui permettre de s’échapper du camp et d’entreprendre un long voyage vers la Suède : elle a rencontré, dans le camp, un journaliste suédois qui prétendait vouloir donner un visage aux anonymes dont Tea-Bag fait partie. On ne saura pas si le reportage est paru. Mais il a eu pour effet de donner un but nouveau à la jeune femme.
Qui donne elle-même un but inattendu à Jesper Humlin : au lieu d’écrire le roman policier qu’on lui demande et qui est déjà presque lancé par le service marketing, il va se consacrer à recueillir les récits des réfugiés qui sont plus de dix mille en Suède à vivre dans la clandestinité. Sous prétexte d’un atelier d’écriture à Göteborg, le voici plongé dans d’improbables biographies aux versions multiples et interchangeables. Tea-Bag, qui se fait passer pour Kurde alors qu’elle est Nigériane. Tania, qui vient de Smolensk. Leïla, Iranienne rebelle aux lois de sa famille. Elles sont pleines d’une souffrance qu’elles ne parviennent pas à exprimer et sur laquelle elles aimeraient pouvoir mettre des mots. Ce que Jesper devrait les aider à réussir.
Il n’est pas totalement honnête avec les jeunes filles : convaincu qu’elles ne peuvent pas raconter elles-mêmes ce qui leur est arrivé et ce qu’elles ressentent, il est prêt à s’emparer de leurs récits pour en faire son livre à part entière. Mais finit par être tellement bouleversé par elles qu’il ne sait plus où il en est. Et perd totalement le contrôle.
Les voix de Tea-Bag, Tania et Leïla sont présentes dans le roman de Mankell. Elles existent. « Peu importe comment elles se nomment dans la réalité », dit le romancier dans sa postface. Et elles existent même très fort : leur présence est attestée par leurs histoires, qui nous bouleversent autant qu’elles ont pu ébranler Jesper.
Il n’y a pas de message. Pas de discours sur le bien ou le mal. Des faits. Et les faits sont terribles.

Profondeurs (2008)
Lars Tobiasson-Svartman est un homme de mesure. Et de mesures. « Ses tout premiers souvenirs étaient des distances : entre lui et sa mère, entre le sol et le plafond, entre l’inquiétude et la joie. Sa vie entière se résumait à des distances à mesurer, à raccourcir ou à rallonger. »
En octobre 1914, alors que la Suède est restée hors du conflit mais est sans cesse menacée d’y être entraînée malgré elle, cet officier de marine est chargé de sonder les fonds marins afin d’obtenir des cartes plus précises et de trouver des routes plus sûres pour les navires. Une mission de routine mais de grande précision, faite sur mesure, si l’on ose dire, pour Lars : il dort en serrant contre lui sa sonde en laiton. Et en pensant au parfum de sa femme, Kristina.
La proximité des combats, dont on devine parfois au loin les lueurs d’incendie, et la présence de la mort qui lui rappelle celle de son père – le seul cadavre qu’il avait jamais vu – font pourtant forte impression sur Lars. L’absence de son épouse le trouble. Si bien que la découverte d’une île sur laquelle vit une femme seule cristallise en lui tous les désirs d’échappée jamais exprimés et provoque une rupture définitive avec ce qu’il était. Lars s’enfonce dans le mensonge, monte des scénarios compliqués, apprend la violence et change de vie. Au risque de provoquer des drames, comme nous le savions depuis le début sans l’avoir compris – il faudra d’ailleurs, une fois la lecture terminée, revenir aux premières pages pour boucler le récit, vingt-trois ans plus tard.
Henning Mankell est surtout connu pour les romans policiers dans lesquels enquête l’inspecteur Kurt Wallander – une série prolongée par Avant le gel, où intervient sa fille Linda. Mais, depuis 2003, trois traductions de romans plus traditionnels (et plus africains, pour puiser dans le deuxième continent de l’auteur qui partage sa vie entre la Suède et le Mozambique) étaient venus compléter sa palette d’écrivain. La dérive de Lars Tobiasson-Svartman vers les Profondeurs est une nouvelle démonstration d’un talent capable de… sonder les âmes en détresse.

Dans une brève postface, Henning Mankell explique qu’il a été poussé à écrire par la colère. Avec en lui le souvenir du visage d’un jeune Africain mourant du sida, à la frontière entre la Zambie et l’Angola. Sa colère, il l’a inoculée toute entière à Henrik, un jeune Suédois que sa mère retrouve mort dans son appartement. Louise est brisée. Même si son fils semble s’être suicidé avec des somnifères, elle refuse d’y croire et elle se lance à la recherche de ce qui a pu le tuer.
Louise découvre d’abord, blessée et stupéfaite, la face cachée de son fils. Au fond, elle ne connaissait qu’une partie de lui. Elle ne savait rien de son amie Nazrin, rien de son appartement à Barcelone, rien des voyages qui l’avaient notamment mené au Mozambique – le deuxième pays de Henning Mankell. Henrik avait compartimenté sa vie avec le même soin maniaque qu’il protégeait les données dans son ordinateur. Personne n’avait de lui une vue d’ensemble, pas même son père avec lequel il était resté en contact malgré les distances. Pas même Lucinda, qu’il a connue à Maputo – et à laquelle, sans le savoir, il a transmis le sida.
Henrik est un mystère que Louise veut percer pour comprendre ce qu’il avait appris et qui l’a mis en danger de mort. Archéologue, elle a l’habitude d’assembler des tessons de poteries pour retrouver leur forme originelle. Mais cette poterie-ci est plus complexe que le résultat de ses fouilles en Grèce. Elle est faite de chair et de sang, de vie et de mort.
De longs détours entraînent Louise vers l’Australie, l’Espagne, le Mozambique… Les pièces du puzzle sont éparses. Une des clefs de l’énigme est Le cerveau de Kennedy, dans la disparition duquel Henrik voyait le symbole de tout ce qu’il est possible de cacher. Il a cherché la vérité dans l’obscurité et, malheureusement pour lui, il l’a trouvée dans le cadre de recherches médicales qui ont tout oublié du respect de la vie. Une réflexion, qui revient deux fois dans le roman, résume avec précision l’écart qui sépare les pays riches de l’Afrique : « nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre ». Elle est, d’une certaine manière, au point de départ d’un malentendu qui dérape et autorise l’amoralité de certaines sociétés pharmaceutiques. John le Carré en avait aussi fait un sujet de roman dans La constance du jardinier. Henning Mankell, sur un thème proche, donne le portrait d’une mère courage dont l’amour et la volonté de savoir resteront dans les mémoires.

Entre la Suède et le Mozambique, son pays d’origine et celui qu’il a adopté une bonne partie du temps, Henning Mankell a le choix entre deux terrains romanesques également familiers. Il a cette fois mis le cap plein nord.
Le climat de la petite île de la Baltique où Fredrik Welin s’est retiré douze ans plus tôt convient à sa solitude. Cet homme de 66 ans a été chirurgien. Il a été frappé par une catastrophe qui a provoqué son retrait du monde. Depuis, il ne voit plus personne, sinon un facteur qui passe sans avoir de courrier à déposer ni à emporter. La compagnie d’une chienne et d’une chatte âgées lui suffit. Sa seule discipline consiste à prendre chaque jour un bain froid dans le trou qu’il creuse à travers la glace. Il n’est ni heureux, ni malheureux. Le temps s’est arrêté. Fredrik attend la mort sans rien faire pour la précipiter. A une époque, il aurait pu se suicider. Mais la lâcheté, une vieille compagne, l’en a empêché.
Cette « vie qui a tourné court », dont il tient la chronique quotidienne et monotone dans un journal de bord, lui réserve pourtant des surprises en cascade. Et l’occasion de secouer les lambeaux d’un passé dont le poids le maintenait replié sur lui-même, pour s’ouvrir aux autres.
Un jour de janvier survient une scène insolite qui rompt à la fois la solitude et la monotonie. « Il y avait quelqu’un sur la glace. Une silhouette noire sur fond de blancheur immense. Le soleil était bas sur l’horizon. J’ai plissé les yeux pour mieux voir. C’était une femme. On aurait dit qu’elle marchait appuyée sur un vélo. Puis j’ai compris : c’était un déambulateur. »
Trente-sept ans après qu’il l’a abandonnée sans un mot d’explication, Harriet resurgit, comme un fantôme venu de loin. Elle est malade. Elle est venue, non pour lui reprocher son attitude passée, ses mensonges et sa curiosité malsaine, mais pour lui rappeler une promesse qu’il avait faite : la conduire à un lac où, quand il avait dix ans, Fredrik s’est baigné avec son père. La dernière volonté d’une femme qu’il a aimée et quittée…
Une volonté assez forte pour placer le chirurgien devant des responsabilités qu’il a toujours fuies. Et pour l’amener, enfin, à voir la réalité en face. S’accepter tel qu’il est. Peut-être même s’améliorer jusqu’à redevenir un homme ayant sa place dans l’humanité.
Le chemin est long. Parsemé d’embûches. Henning Mankell en fait un parcours exaltant. Il réveille des émotions. Provoque des rencontres inattendues. Scrute les contradictions de Fredrik pour l’aider, grâce à des personnages féminins, à les résoudre. Cela n’ira pas sans des moments de grande douleur. Mais éprouver la douleur, c’est se savoir vivant. Une sensation neuve pour celui qui avait renoncé aux chocs de l’existence. Désormais, son cœur est capable de battre plus fort. Son corps retrouve même le désir – pas au meilleur moment, il est vrai. Les chaussures italiennes – un symbole de perfection – est un roman qu’on n’a pas envie de quitter, et dont on tourne la dernière page avec regret.

Kurt Wallander, combien d’enquêtes ? L’homme inquiet est, selon que le cycle intègre ou non Avant le gel, dont sa fille Linda est l’héroïne, la dixième ou la neuvième. La dernière, quoi qu’il en soit, pour le personnage favori de Henning Mankell, « un policier de province un peu ballot », ainsi qu’il se définit lui-même à la fin de ce nouveau roman. Il a vieilli et aborde bientôt la soixantaine. Il devient grand-père. Il oublie son arme dans un restaurant. Et il affronte une énigme dans laquelle l’autre grand-père de sa petite-fille est au premier plan.
Håkan von Enke, brillant officier de marine aujourd’hui à la retraite, est resté obsédé par une mission au cours de laquelle un sous-marin probablement ennemi, coincé dans les eaux territoriales suédoises, a réussi à s’échapper grâce à un ordre venu de très haut. De si haut, d’ailleurs, que personne n’en situe l’origine. Des relents de guerre froide et d’alliances plus ou moins explicites planent sur un mystère que von Enke se dit sur le point de percer.
C’est ce qu’il avait confié à Wallander avant de disparaître. Avant que son épouse disparaisse à son tour. Une affaire de famille autant qu’un enjeu de sécurité nationale pour l’inspecteur qui patauge dans des eaux troubles. Ce n’est pas la première fois. Pas la première fois non plus qu’il est dépassé par les événements. La grande différence, pour le lecteur, tient au fait de savoir que ce sera la dernière. On se penche donc, inconsciemment, avec une concentration plus soutenue sur le destin d’un homme empli des contradictions que la société où il vit a fait siennes. Leur poids est de plus en plus encombrant, on en jugera.

Le Chinois (2011)
Maintenant qu’il s’est débarrassé de Wallander dans L’homme inquiet, que devient son créateur ? Henning Mankell va bien, à en juger d’après Le Chinois, la plus récente traduction d’un de ses romans. La première page laisse pourtant croire à un documentaire animalier : un loup venu de Norvège glisse dans l’hiver suédois à la recherche de sa pitance. L’écrivain se serait-il reconverti dans un nouveau genre ? Non : page suivante, le loup se nourrit d’un cadavre. Ce repas est, loin des hommes, le premier signe de ce que ceux-ci découvriront ensuite : un carnage dans un village dont presque tous les habitants ont été exécutés avec, semble-t-il, une grande cruauté. Dix-neuf morts, tous âgés, sauf un enfant. Et quelques rares survivants, qui n’ont rien vu, rien entendu.
Vivi Sundberg est une bonne enquêtrice. Quoiqu’un peu trop fidèle aux procédures. Quand Birgitta Roslin, juge, plus encline aux intuitions et aux rapprochements inattendus, pénètre sur la scène de crime, parce qu’elle est la lointaine parente de victimes et non parce qu’elle travaille sur l’affaire, la policière n’aura très vite qu’une envie : la voir partir très loin. Roslin dérange le bel ordonnancement des dossiers, elle emprunte même discrètement, dans une maison du village, des carnets qui racontent une étrange histoire. C’était au temps de la construction des chemins de fer, aux Etats-Unis, quand un de ses ancêtres dirigeait en despote des compagnies d’ouvriers parmi lesquels il détestait particulièrement les Chinois.
Birgitta Roslin va, en effet, partir très loin. En Chine, précisément, tandis que les fils de l’énigme se déploient aussi en terre africaine, au Mozambique et au Zimbabwe – où la Chinafrique montre, de son visage, ce qu’il a de plus hideux. Un morceau de ruban trouvé dans le village sanglant sert de fil rouge (c’est la couleur du ruban) pour un long jeu de piste parsemé de pièges. Henning Mankell semble les ouvrir à plaisir sous les pieds de Roslin, exposée sans prudence à une vengeance qui a traversé le temps.
Et le loup ? Henning Mankell ne l’a pas oublié non plus, puisque ce diable de romancier ne lâche rien en chemin. Il reviendra donc, tout à la fin, comme un clin d’œil qui referme un livre aussi touffu qu’entraînant.

Publié en suédois en 1990, L’œil du léopard est un des romans de Henning Mankell qui restaient à découvrir – d’autres suivront. Il avait, il a, tout ce qui fascine ses lecteurs aujourd’hui, et d’abord l’art de raconter une histoire. Son expérience de l’Afrique, utilisée dans de nombreux livres, était déjà grande – il y a mis les pieds pour la première fois en 1973, l’année où il publiait son premier roman. Nous y revoici, en Zambie cette fois, avec Hans Olofson, un jeune homme qui veut réaliser le rêve d’une amie morte : se rendre à Mutshatsha, sur les traces d’un missionnaire suédois. Il s’agit aussi pour lui d’accomplir ce dont son père, ancien marin devenu forestier alcoolique, n’est plus capable : quitter le village et voir le monde.
Dès qu’il arrive à Lusaka en septembre 1969, il rencontre la peur. Rien de ce qui lui arrive ne ressemble à ce qu’il a déjà vécu et il craint pire encore. D’autant que des Blancs rencontrés sur la route vers Mutshatsha lui expliquent comment le pays se déglingue depuis l’indépendance, et à quel point la population locale est dangereuse. Mais Hans n’est là que pour quelques jours, le temps de son pèlerinage, il se contente donc d’écouter et d’émettre quelques remarques moins racistes. Rapidement balayées, bien entendu, par ceux qui vivent sur place et connaissent la réalité.
Et puis, au lieu de repartir très vite en Suède, Hans se laisse entraîner par les circonstances. Presque vingt ans plus tard, il est encore là. Souffrant de crises de palu et de peurs paniques provoquées pour partie par des hallucinations, pour une autre par des violences bien réelles autour de lui. Il a beau essayer de les comprendre, il a atteint un stade où, plus il en sait, plus le monde africain est inintelligible. Il s’est pourtant approché très près des origines de l’antagonisme meurtrier entre les Blancs et les Noirs, en particulier lors de conversations avec un ami journaliste africain. Mais le dernier mot ne peut rester qu’aux faits.
Parmi ceux-ci, une devinette : « Quel est le pays africain qui reçoit la plus grande aide européenne ? […] C’est la Suisse. Des fonds destinés au développement des pays africains viennent approvisionner des comptes anonymes en Suisse. »
Sans jeu de mots, tout n’est pas blanc ou noir dans L’œil du léopard. Par l’intermédiaire d’un personnage qui refuse les idées reçues, même quand elles paraissent se confirmer, Henning Mankell fait le portrait d’un pays d’Afrique déchiré par la haine.

On oublie parfois que Henning Mankell n’est pas devenu auteur de fiction dans les années 1990 avec la série des enquêtes de Kurt Wallander. Daisy Sisters, qui vient de paraître en français, a été publié dès 1982 en Suède et il s’agissait déjà de son cinquième roman au moins (plusieurs restent à traduire). Nous sommes en 1941, puis en 1956, 1960, 1972, 1981. Le temps fait des bonds pour les deux personnages principaux et ceux qui les accompagnent au fil des années.
Elles sont deux jeunes filles, qui ont sympathisé par écrit avant de renforcer leur amitié en se rencontrant. Vivi et Elna, en 1941, se sont rebaptisées les Daisy Sisters et sont aussi curieuses qu’on peut l’être à 17 ans. C’est la guerre, elles ne l’ignorent pas, mais elles n’en voient rien. Alors, elles partent en vélo vers la frontière, où elles se heurtent à un garde-frontière de la Défense suédoise. La rencontre a quelque chose d’exaltant, il s’y mêle de l’inquiétude. Le lecteur sait pourquoi, le romancier l’a prévenu : « C’est l’été – ça au moins c’est sûr – et Elna sera violée. Ou presque. » Le « presque » est surtout dans sa tête : une manière de nier ce qui est arrivé. L’oubli volontaire se révèle d’une efficacité limitée : Eivor, sa fille, naît neuf mois plus tard.
Très vite, donc, une deuxième génération s’inscrit dans les quatre décennies où Mankell raconte l’histoire des femmes, de leur condition, de la manière dont elles s’en sortent, ou non, dans une société suédoise certes « avancée » mais où leur place n’est pas toujours clairement définie. Daisy Sisters est un roman féministe qui accompagne les difficultés d’une évolution dont personne n’a programmé les étapes. D’où ces sauts dans le temps, utiles pour découper en tranches inégales la ligne hésitante du progrès, avec ses moments de recul.
Si l’on suit surtout Elna, son amitié avec Vivi sert de point de comparaison entre deux caractères assez différents. Dès leur première rencontre, Elna a compris que Vivi était beaucoup plus audacieuse qu’elle. D’où, plus tard, une surprise mêlée de déception quand Vivi se mariera, au mépris semble-t-il de tous ses principes, avec comme conséquence une existence plus confortable.
Daisy Sisters n’est cependant pas un roman à thèse. Ses valeurs fondamentales reposent moins sur les principes qui le sous-tendent que sur les personnages qui en sont les expérimentatrices involontaires. Leur enthousiasme, leurs victoires et leurs défaites sont un matériau vivant, vibrant, grâce auquel on s’attache à tous les détails de leur biographie imaginaire.

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