dimanche 18 octobre 2015

La mort de Gamal Ghitany

L'écrivain égyptien Gamal Ghitany, dont on vient d'apprendre la mort à l'âge de 70 ans, avait commencé par dessiner des tapis, nous dit son éditeur. Ensuite, il les a tissés avec des mots, comme journaliste d'abord, puis comme auteur d'ouvrages dont la plupart ont été traduits en français.
Je crois n'en avoir lu que deux, sur lesquels voici une occasion de revenir. Il restera les autres...

Que reste-t-il d’une vie ? A lire le dernier livre de Gamal Ghitany, on est tenté de répondre en premier lieu : des interrogations. Elles abondent dans Les poussières de l’effacement, cinquième volume de ses Carnets entamés en 1996, deux ans après sa première participation aux Belles étrangères.
Par exemple : « A quelle loi occulte obéit la mémoire ? Qui l’ordonnance, qui en trie le contenu, qui cache ce qu’elle doit cacher et révèle ce qu’elle doit révéler ? » Ou : « Est-il possible de cartographier le temps, d’y poser des jalons pareils à ceux dont on balise les lieux ? N’est-il pas vain de pointer un moment précis de notre existence concrète et de décider arbitrairement qu’il représente le point de séparation entre deux années, entre deux siècles, entre deux époques ? Un moment entre deux moments ? »
L’enfant aussi pose des questions. Pas vraiment les mêmes, mais qui, sous leur naïveté, laissent déjà percer l’inconfort de la condition humaine. Car les réponses qu’on donne à l’enfant sont presque toujours insatisfaisantes. Et l’adulte, de son côté, se laisse entraîner d’une interrogation vers une autre, sans qu’il n’y ait plus, cette fois, aucune réponse. La question se suffit, elle est le mouvement vital dans son essence.
L’ouvrage est, en réalité, une accumulation de fragments de longueurs variables. Parmi lesquels un autre titre revient fréquemment : Rêve. L’écrivain n’en cherche pas la signification. Il les fixe comme on le fait d’une image sur papier – plusieurs photographies trouvent aussi leur place dans cet album du temps qui passe, collection d’instants privilégiés à travers lesquels se revivent des émotions, des douleurs, des éblouissements, des odeurs…
Gamal Ghitany est doué pour le portrait. Les personnages auxquels il consacre quelques lignes ou quelques pages sont inoubliables. Et innombrables, ou presque. Ahmad-la-Morsure, qui terrorisait les enfants, est à lui seul le sujet d’une nouvelle. La jeune fille qui, dans une ville européenne, sort d’une berline et enlève sa robe pour se retrouver nue en rue, n’apparaît que pour disparaître – mais avec la force d’une explosion. Le boxeur kényan avec lequel l’écrivain converse brièvement a une présence incroyable. Comme tous les autres, connus depuis longtemps ou croisés par hasard.
Par nature, un livre de cette espèce abdique toute prétention à une quelconque construction. Il ne s’agit que d’accumuler des morceaux d’écriture, au fil de leur surgissement. Tout fait farine à ce moulin prodigue. Même si l’auteur affiche d’entrée l’intention qui était la sienne en commençant ce travail : « un projet littéraire […] consacré aux thèmes de l’identité, de la mémoire et de l’oubli. » Il semble y avoir davantage de mémoire que d’oubli ici. Quant à l’identité, elle se forge par les bribes d’histoires, par les moments recréés, par les rencontres.
Une dizaine de livres de Gamal Ghitany ont été traduits en français, dont des entretiens avec Mahfouz : il en est, à sa manière, le digne successeur.

Loin de la place Tahrir, l’Egyptien Gamal Ghitany court le monde dans le premier des deux Carnets (numérotés I & III) qui forment Muses et égéries. Personne ne lui reprochera pourtant d’être indifférent aux événements de son pays. Ses prises de position politiques lui ont valu l’emprisonnement sous Nasser et l’interdiction de publication sous Sadate. Mais il est ici question d’un sentiment moins attaché à l’actualité : l’amour, le désir des femmes, la magie des rencontres.
« Ce dont tu es amoureux, au fond, c’est de l’impossible », lui dit une de ses amantes à la fin du premier carnet. Remarque répétée deux fois dans le troisième, sans que soit précisée l’identité de la locutrice. La même ou une autre, peu importe puisque l’auteur doit se rendre à l’évidence : en effet, il court après l’impossible. Loin dans l’espace et à toutes les époques de sa vie.
Les deux parties du livre, la première où la géographie détermine la structure et la seconde où les moments se superposent sans se confondre, se complètent à la perfection. On soupçonne Gamal Ghitany d’organiser ses carnets selon des thématiques creusées au fil du temps. C’était déjà le cas dans le cinquième, Les poussières de l’effacement, traduit en 2008, où la mémoire et l’oubli fondaient une quête personnelle. Et le projet, commun aux différents carnets, a été initié en 1996, moment depuis lequel l’écrivain égyptien range ses notes pour leur donner une cohérence. Sans s’interdire des points de passage entre différents volumes, comme l’observera le lecteur attentif.
Puisque, souvent, il est question d’amour impossible, l’attraction est, davantage que la réalisation, au point de départ de ces pages. « La beauté féminine n’est rien d’autre qu’un signe renvoyant à la pureté du monde, dans ce qu’il contient déjà comme dans ce qu’il pourrait receler. J’ai passé ma vie à convoiter cette beauté, hélas je n’ai pas réussi à m’en rassasier et la chance ne m’a guère souri. »
Symbole d’un absolu rarement atteint, cette beauté génère des éblouissements sans fin. Ils traversent le souvenir, posés en des lieux précis – dont la description est parfois splendide, comme celle de la mosquée de Cordoue. Ou attachés à une figure unique de femme qui contient toutes les autres. Inépuisable, le sujet captive le lecteur comme il a retenu l’écrivain, tant celui-ci transmet les vibrations du cœur et du corps avec finesse.

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