mercredi 14 octobre 2015

Le Prix Jean Giono à Charif Majdalani

Excellent, le choix du jury pour le Prix Jean Giono 2015, où Charif Majdalani succède à Fouad Laroui, avec Villa des femmes. Avant la ruée de la rentrée littéraire, j'avais tenu à l'interviewer, car il me semblait que l'oeuvre de cet écrivain ne bénéficiait pas de toute l'attention qu'elle méritait. L'essentiel de cet entretien est paru dans Le Soir, en voici l'intégralité.
Le premier enchantement, chez Charif Majdalani, naît toujours de l’écriture. Un paragraphe suffit pour donner le ton et ouvrir les portes d’un monde qui  se pénètre comme en rêve : aucun effort n’est nécessaire pour que chaque détail s’impose. Cette fois, on entre dans la Villa des femmes, avec le témoin de la longue histoire de la famille Hayek dont la gloire et la chute épousent en partie les soubresauts du Liban. La prospérité n’est jamais loin du malheur et les nœuds du récit enferment les personnages dans des rôles qui ne semblaient pas avoir été écrits pour eux.
Dans la plupart de vos livres, y compris dans Villa des femmes, vous évoquez une fiction qui éclaire une page de l’Histoire du Liban. Est-ce un projet global, une sorte de grand roman éclaté de votre pays ?
Je ne le dirais pas comme ça. D’ailleurs, il n’y a nulle progression temporelle d’un livre à l’autre. Je n’ai traité que deux époques, la charnière entre le dix-neuvième et le vingtième siècle, c’est-à-dire le passage de l’empire ottoman à l’époque moderne dans Histoire de la grande maison, et le passage de la paix à la guerre civiles dans les trois derniers livres. Si vous le remarquez, il s’agit toujours d’époque de changements, de transformations, de la fin d’un monde et de la naissance d’un autre à la place. C’est cela qui m’intéresse : le temps qui passe, la confrontation de l’homme aux violences de l’Histoire et sa capacité ou non à accompagner les changements qu’elle apporte. Certes, ce faisant, je trace forcément une part de l’histoire du Liban, un pays où les métamorphoses ont été nombreuses et brutales tout le long du XXe siècle. Et ce n’est pas fini. Mais je souhaite que ce que je dis à partir du Liban puisse être emblématique de toutes les situations historiques du même genre.
Peut-on écrire sur Beyrouth, sur le Liban, sans évoquer la guerre ?
La guerre colle à l’image de ce pays, et elle est en effet endémique à cause de la composition même d’une société caractérisée par ses déséquilibres. Mais cet état chronique de déséquilibre, qui peut à tout moment être mortel, est aussi l’occasion, pour la société libanaise, de trouver des solutions de coexistences toujours plus surprenantes. Ce qui fait du Liban un pays extrêmement dynamique et actif. On peut faire sur cela des romans, et je l’ai fait, dans mon premier livre et aussi dans le troisième, Nos si brèves années de gloire dont le titre dit bien qu’il n’y a pas que la guerre pour parler du Liban et de Beyrouth, heureusement.
Vous évoquez ceux, et surtout celles, qui restent, quoi qu’il arrive, et celui qui part, avant la guerre il est vrai. Mais vous vous gardez bien de donner raison à l’un ou l’autre choix…
Je me suis aperçu au fils des livres que ces deux postures, celle du sédentaire et celle du nomade ou de l’errant, étaient structurelles de mon imaginaire. Dans mes deux premiers livres, elles ont alterné, puisque le premier était l’histoire d’une maison, le deuxième celle d’un errant. Après cela, l’errance s’est trouvé n’être plus que fantasme de sédentaires. Villa des femmes est le premier de mes romans où les deux postures coexistent. Les sédentaires, c’est-à-dire ici les femmes, se retrouvent gardiennes d’un monde qu’elles n’aiment pas mais qu’elles vont quand même défendre héroïquement. Celui qui part, lui, le fait par fascination pour le grand monde et pour l’aventure, c’est-à-dire en fait par fascination pour ses lectures. Mais finalement, il est rattrapé par la nostalgie de la maison. La maison et le monde, c’est un thème éternel, qui vient de loin, de l’Odyssée, déjà, qui est autant un livre sur l’errance que sur la maison, la maison de Pénélope aussi bien que celle de Nausicaa.
Le narrateur de votre nouveau roman est un homme, au milieu des femmes, un observateur de ce qui se passe davantage qu’un acteur. Mais il sait presque tout des secrets de la maison. Sa position est-elle aussi le point de vue que vous offrez au lecteur ?
Cet homme n’a aucun rôle, et aucun pouvoir d’influer sur la marche des choses. Mais grâce au fait qu’il sait tout, parce qu’il est le confident de tout le monde, parce qu’il a le loisir d’observer, d’interpréter et de déduire, il a finalement le pouvoir le plus grand, celui de donner du sens à tout ce qui se passe autour de lui. Son regard et sa parole structurent le chaos ambiant. C’est grâce à lui que tout cela existe, en définitive, et résiste un peu à la destruction.
Votre écriture est à la fois narrative et poétique. Si l’on ne craignait pas les clichés, on oserait dire : orientale, comme dans les contes. Comment vous situez-vous par rapport à cela, stylistiquement ?
A vrai dire, je n’aime pas trop que l’on me compare à un conteur, parce que je ne sais rien des contes, je n’en lis pas, je n’en ai jamais entendu raconter. Toute ma culture est celle de la littérature écrite. En revanche, dire que mon écriture mêle poésie et narration, cela m’enchante et me fait immensément plaisir. Mais cela n’a rien à voir avec le conte. C’est un choix d’écriture, de prosodie, de rythme et un souci de rendre palpables les choses racontées. La littérature épique grecque, c’était déjà cela. Claude Simon, ce n’est que ça, sans parler de Pierre Michon, d’Antoine Volodine, d’Olivier Rolin…

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