jeudi 28 mai 2015

14-18, Albert Londres à Gallipoli



Dans la presqu’île de Gallipoli
Comment les Alliés ont pris Seduhl-Bahr

(De notre envoyé spécial)
Cap Hellès, … mai.
Le 25, des bateaux partis de Mudros, la moitié s’est arrêtée devant Séduhl-Bahr. Le débarquement anglais va s’opérer. À cette pointe, le courant est terrible. Ils ne pourront pas aborder par petites barques. Il faut trouver un moyen. Ils vont échouer un paquebot sur la plage, tout près du Château d’Europe. Ils lancent le bâtiment qui se pique dans la terre. Il leur servira de quai et d’abri. Toutes les embarcations sont dirigées sur cette épave et filent derrière. Les balles, la pluie des mitrailleuses s’écrasent sur la grosse coque penchée. Derrière, les pontons filent, filent.
Les eaux, se brisant sur ce cap, font un tel remous qu’aucun cargo ne peut approcher. Il leur faut deux fois de l’aide : les torpilleurs remarquent les remorqueurs qui remorquent les transports. Le feu est plus violent qu’à Koum-Kaleh. C’est sur cette côte qu’ils s’attendaient à l’attaque. Toutes les bouches à flamme sont dirigées sur elles : les fusils, les mitrailleuses, les canons. Une grosse pièce circulant sur rails, de la rive d’Asie, collabore à la défense. Un avion turc à bout de bras, sur les vaisseaux, sème des bombes.
La chaîne d’un remorqueur qui traînait un chaland, se brise. Pris par le courant, le chaland tourne sur lui-même et menace de s’abîmer contre un croiseur. Le croiseur l’empoigne d’un côté, le remorqueur de l’autre. Sous le bousculement des vagues, on met une demi-heure à lui passer une nouvelle chaîne.

L’assaut à terre

Les Turcs sont sur le rivage même. Ils ne cessent de tirer. Ils sentent qu’en ce moment ils jouent la partie. Ils sont retranchés, les Anglais ne peuvent les atteindre à balle. Les cuirassés, les torpilleurs qui donnent ne les ont pas non plus délogés. Il faut y aller à la baïonnette. Ils sautent des embarcations pour se précipiter. Il n’y a même pas à respirer, ils doivent du même élan qui les jette sur la rive commencer le pas de charge. Ils recevront de toutes parts des coups de feu sans en tirer un seul. Ils y vont à la baïonnette. Beaucoup meurent dans la seconde où ils pensaient toucher le sol, le courant les chasse à travers le dédale des grands et des petits bateaux. D’autres tombent sur le premier mètre conquis. Ils seront le rempart des camarades. C’est l’assaut à la terre.
C’est tellement chaud qu’ils ne peuvent attendre qu’être plus en avant pour donner des soins. L’ambulance débarque sous le feu. Elle commence par perdre quelques hommes destinés à sauver les autres. Elle s’installe derrière le Château d’Europe. C’est chaud. C’est qu’il n’y a pas de temps à perdre. La seule chance est d’enlever le village rapidement, il faut l’écorcher vif de toutes les peaux turques qui le recouvrent. C’est la seule façon de pouvoir débarquer son monde.
Les bords de Séduhl-Bahr sont déjà nettoyés. Toujours à la baïonnette, les Anglais, ruelles par ruelles, déblayent. Maintenant que les barques peuvent porter à terre des hommes qui ne sont pas tués dans la descente, cela va plus vite. Tous les coins se hérissent. Méticuleusement, comme ils font chaque chose, nos amis avancent maison par maison. Ils seront bientôt en haut de Séduhl-Bahr. En trois heures ils ont tout le village. Ils l’ont payé richement.

Dans Séduhl-Bahr

Maintenant ils avancent. On croirait que la résistance est brisée. C’est que les Turcs se retirent jusqu’à leur première tranchée.
Le 28, les transports qui, la veille, ont pris les troupes françaises à Koum-Kaleh, se présentent, devant le cap Hellès et Séduhl-Bahr. Les zouaves, les Sénégalais, l’infanterie, la coloniale redescendent dans les barques. Elles les portent à la côte d’Europe.
Ils rentrent dans Séduhl-Bahr. Les maisons ne sont plus que des lambeaux de pierre. Sans lutte ils traverseront ce village. Ils verront ainsi un chemin de l’enfer. Un Turc est sur le dos avec un fusil dans le ventre, encore tout droit. Un chien s’enfuit avec son petit dans la gueule. Ce n’est pas le seul vivant. Sur un caisson sans roues, un fils d’Allah s’est redressé au bruit des pas. Il a la bouche emportée. Il lève une main sale de sang coagulé. Il demande grâce. On l’évacue à l’ambulance. Et vingt mètres plus loin, avant même d’avoir quitté le village, les Français marchent sous des lilas…
Les deux alliés se sont rejoints. Les Français occupent la droite, le long du détroit, les Anglais la gauche. C’est le 28. Nos troupes sont gênées par le feu de la pièce roulante que les Allemands font circuler sur la côte d’Asie. On gagne cependant quatre kilomètres sans grand embarras. Mais nous tombons sur les positions. Et voici la nuit.

On se bat dans la nuit

C’est la nuit que les Turcs préfèrent se battre. Dès 10 heures du soir, ils sortent de leurs retranchements, et, forts de leur nombre – ils sont cent cinquante mille – tombent sur l’ennemi. Cette nuit, pour la première fois, ils ont essayé de la ruse. Sur les lignes françaises ils criaient : « Ne tirez pas, nous sommes les Anglais ! » Ils allaient crier qu’ils étaient les Français sur les lignes anglaises. Si prévenu que soit un officier de ces coups de guerre, il arrête toujours le feu pour contrôler. C’est ce que fit un lieutenant sénégalais. Les Sénégalais, peut-être à cause de leur apparente parenté avec la nuit, percent mieux qu’aucun les mystères de l’obscurité. L’un d’eux se hissa jusqu’à l’oreille du lieutenant et lui dit tout bas : « Non chef, c’est Tourc. » Le combat reprit au cri d’Allah ! Il continua les nuits du 29 et du 30. Il continua dur, sanglant.
Les Turcs sont dressés à l’allemande, ils ont leurs tireurs d’officiers, et leur seconde ligne qui abat la première dès qu’elle fléchit. Fanatisés, ces tireurs de chefs sont pleins de magnifique audace. On en trouvera dans des arbres, au milieu de la troupe ennemie. Ils se seront laissé entourer pour être plus sûrs de descendre leur victime. Allah ! fera le reste.
Sans repos, le 28, le 29, le 30, la nuit, le jour, les alliés avaient combattu. Dans la nuit du 1er au 2 mai, ils pensaient dormir jusqu’à cinq heures du matin. Minuit, une heure, rien ne bougeait. Deux heures : baïonnette au canon ! Les Turcs s’étaient massés et travaillaient notre droite. Ils s’étaient massés aussi à la gauche, sur les Anglais. Ils fonçaient quatre fois supérieurs en nombre. Les deux ailes faiblirent. Massés sur notre centre, ils descendirent. La droite, le centre, la gauche n’avaient que deux pièces pour les soutenir. Les canons des navires ne pouvaient tirer. On plia. Ils étaient soixante mille, ils connaissaient le terrain, ils connaissaient les embûches qu’ils y avaient laissées. Les ordres arrivaient difficilement. Cette armée d’Anglais, de Français, de Sénégalais luttant coude à coude, en pleine ombre, saignant ensemble, ne se comprenait pas toujours. Lentement, on pliait. On ne voyait rien, on ne faisait que sentir de plus en plus le nombre. On pliait lentement. Les chefs tombaient. Le premier matin, l’aurore, non plus aux doigts de rose, mais aux doigts de sang, apparaît. On reculait. On ne pouvait plus reculer. Cette armée, vous le savez, n’a pas droit à la retraite. Le général Vandenberg, chef de la brigade d’Afrique, se met en avant, la canne à la main. Il dit : « Allons, mes enfants ! » Les zouaves crient : « En avant pou le généal ! » Ils jettent leurs fusils, ils se défont de leurs chaussures et se précipitent le poignard en l’air. Toute l’armée se précipite. Il n’est plus question d’être rejeté à la mer. Ceux qui ne tombent pas, aidés de ceux qui tombent, reprennent huit tranchées. Le général est blessé. C’est l’aspect des grands champs de carnage. C’est quinze mille Turcs sur le carreau.
Les canons arrivent. Ce qui est gagné est bien gagné. Les alliés atteignent la cote 216.
À cette heure, nos troupes sont en demi-cercle autour du village de Krethia.
Le soleil est de feu.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 6 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume).

mardi 26 mai 2015

14-18, Albert Londres et les Français en Asie




Le débarquement héroïque des Français sur la côte d’Asie

(De notre envoyé spécial)
Cap Hellès, … mai.
Le silence un moment s’était fait à ces pointes extrêmes d’Europe et d’Asie. Même les troupes venues vers elles, mouillées à trois heures de ses bords, après plusieurs jours de rade, s’en étaient allées. La mer Égée paraissait avoir retrouvé son calme. Seuls, de temps en temps, les canons de l’escadre tonnaient et, du Pirée aux côtes de Grèce, de Bulgarie et de Turquie, quelques paquebots naviguaient.
Le 21 avril, à travers les petites îles qui parsèment l’entrée de l’Archipel, des transports venant d’Égypte passèrent sans discontinuer. Ils se suivaient à peu de distance. Beaucoup avançaient parallèlement. La mer n’était plus ce lieu de solitude qu’elle avait été. Subitement elle s’était peuplée. Cent cinquante bâtiments montaient vers les Dardanelles.
Ils n’allaient pas directement sur les côtes de Turquie. Arrivés devant Mudros, ils firent escale. Ils rentrèrent dans sa baie. C’était la veillée d’armes.
Tout est arrêté. Le général anglais, le général français, les amiraux, se sont mis d’accord. On débarquera tel jour. Ce jour, c’est le 25. Dans la nuit du 24 au 25, les transports quittent Mudros.
C’est alors que commence l’épopée d’Orient.
Il n’y aura pas plus d’héroïsme qu’ailleurs. Mais un reflet de légende restera sur ceux de Koum-Kaleh et de Sédul-Bahr. C’est qu’ils auront fait partie des troupes qui, dès leurs premiers coups de fusils devaient vaincre ou mourir : il n’y avait pas de retraite pour elles, dix pas en arrière et c’était la noyade dans une mer qui ce matin était grosse.

La feinte de Koum-Kaleh

C’est donc le 25. Le plan est arrêté. Il y aura plusieurs débarquements et une feinte. Tout cela aura lieu à la même heure. La feinte sera à Koum-Kaleh sur la côte d’Asie. Ce sont les Français qui vont la faire.
Les transports arrivent en vue des deux pointes au milieu d’un grand fracas. Depuis le premier matin, les navires de guerre préparaient le terrain. Ils tonnaient tous. Je ne crois pas qu’en aucun point d’un champ de bataille on ait entendu semblable bruit. C’était une intense vibration de l’air.
On met les barques à l’eau. On a emporté également des chalands et de pontons. Barques, chalands, pontons dansent autour des paquebots, des cargos, des raffiots. Les hommes descendent. Ils dégringolent rapidement les marches de l’escalier et sautent dans les embarcations. Elles filent vers la terre dès qu’elles sont remplies.
Koum-Kaleh depuis des mois bombardée n’est pas encore morte. Dès que les barques approchent elles reçoivent la fusillade. Un canon tire aussi entre les paquebots et la terre.
Une barque vient de se détacher de l’Askold, elle serpente comme les autres pour ne pas être atteinte.
Les canons des vaisseaux soutiennent toujours le débarquement. Les barques approchent. La première va pouvoir aborder. L’officier se lève. Il reçoit une balle en pleine figure et retombe sur ses hommes. Ses hommes étaient des Sénégalais. Pris de rage, ils n’attendent pas d’être à rive, ils se jettent à l’eau avec le sac et le fusil et, tels de nouveaux monstres immergeants, abordent ainsi tout ruisselants la terre d’Asie. Ce sont les premiers qui la touchent. Les autres suivent, et sur cent points, d’instant en instant, les hommes descendent. Il en débarquera trois mille cinq cents, sous le fusil, sous le canon et sur les vagues hautes. Ils vont se trouver en face de sept mille cinq cents Turcs, du 31e, du 36e, du 39e régiment. Le colonel allemand von Nicolaï les commande.
Les forts de Koum-Kaleh sont en ruines mais les Turcs ont fait de chaque maison, en ruines aussi, de petits forts. Ils ont remplacé les portes arrachées par des planches, ont bouché les fenêtres de sacs et de matelas. Ce sera le combat de rues. Des zouaves, des Sénégalais et un régiment de marche forment ce corps de débarquement.
C’est la bataille comme à Charleroi. Il fallait tirer en bas et en haut, rentrer dans le couloir, faire sa place à coups de baïonnette dans l’escalier et passer de pièce en pièce, toujours avec sa baïonnette – pour nettoyer.

Maison par maison

Ce n’est plus tranchée par tranchée, c’est maison par maison que l’on avance. Au détour d’une rue, quatre-vingts Turcs agitent un mouchoir. Ils crient : « Aman ! aman ! » Ils se laissent faire prisonniers. Cent autres, dix minutes après, en font autant. Ce serait donc facile ? Les Turcs vont-ils venir à nous les mains en avant pour se faire lier ? D’autres agitent un drapeau blanc. Nos soldats s’avancent vers eux. L’ennemi qui se rend est trois fois supérieur. Il s’en aperçoit. L’officier turc dit : « Mais c’est vous qui êtes nos prisonniers ! » Deux de nos officiers s’approchent. Les Turcs tirent sur l’un, le tuent, et entraînent l’autre. Ils fuient à travers les rues et s’échappent.
Ils sont sept mille contre trois mille cinq cents. Nous n’avons pas encore de canon. Sur un point, pendant deux heures, ils pressent tellement qu’ils arrivent à réoccuper une partie du village. Ils nous prennent une mitrailleuse. On la leur reprendra. Mais pour l’instant ils pressent. Nous ne sommes qu’à un kilomètre du rivage. Nous n’avons pas de tranchées, rien pour nous agripper. Pendant la nuit du 25 au 26, les zouaves, les Sénégalais, l’infanterie, tiendront.
Au matin, un 75 débarque. Il donne à cent mètres dans la chair turque. Les zouaves des batailles d’Arras et de Nieuport en étaient encore à voir ce spectacle. Têtes, bras, jambes, morceaux de poitrines, tout cela jonglait dans l’air en laissant retomber des larmes de sang. Ce fut le grand coup de Koum-Kaleh. Il dura jusqu’à trois heures du soir. Il dura avec tout l’héroïsme d’âme et tout l’effort musculaire qu’il faut à une troupe venant assaillir l’ennemi chez lui, arc-boutée seulement à la mer. À 6 heures, il ne restait qu’une maison debout dans le village. Elle enfermait cinquante-deux Turcs. Les Sénégalais s’en chargèrent. Avant la nuit, ses murs retombaient sur cinquante-deux cadavres. On avait trois cents prisonniers.
Pendant ce temps, sur la côte d’Europe, les Anglais s’étaient installés. Ils l’annoncèrent aux troupes de Koum-Kaleh. Elles pouvaient maintenant quitter l’Asie.

D’Asie en Europe

Le réembarquement commença.
À 10 heures, les hommes arrivent à la côte. Les embarcations ne sont pas encore là. Ils attendent. Tandis qu’ils sont groupés sur la plage, dans le soir, des obus éclatent près d’eux. Les embarcations n’arrivent toujours pas. La canonnade cesse. Les engins d’usine ne troublent plus le grand silence des bords de la mer. Parfois un réflecteur des côtes d’Asie passe au-dessus de leurs têtes. Il passe trop haut pour les éclairer. Tout de même, ils se baissent. À dix heures et demie, les barques, les chalands, les pontons accostent. La mer est douce. Tout est retombé dans le calme. Les Turcs, ignorant la manœuvre, ne surveillent pas. Ils se gardent, en dehors du village, contre de nouvelles attaques. Et ceux qui, voilà trente-six heures, sous le soleil, par un bruit affolant, dans la précipitation, se jetaient sur ses rives, s’en retournent cette nuit, sur les mêmes embarcations, sans lumière, sans canon tonnant, sans bousculade. Les chalands sont seulement moins lourds…
Cela dura jusqu’à cinq heures du matin. À son tour, l’arrière-garde arriva sur la côte. Elle avait conservé les clairons. Ils se retournèrent du côté de la terre et se mirent à sonner. Pour qui sonnaient-ils ? Pour Achille qui, à deux kilomètres, dormait sous son tombeau ? Non ! Ils sonnaient pour les morts qu’on laissait en Asie, pour les morts dont des yeux français ne verront plus jamais les tertres, pour les morts qui étaient tombés en sachant que ce n’était pas pour conquérir ce sol, pour les morts qui étaient morts, afin, qu’en face, pendant ce temps, d’autres remportent des victoires.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 6 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume).

lundi 25 mai 2015

Paula Jacques, Haïfa - Saint-Malo

Dernier jour, déjà, du Festival Etonnants Voyageurs (essayez d'y aller voir, vous constaterez que le temps y passe à tout allure). Et rencontre avec Paula Jacques, parmi des centaines d'invités.
En dix romans, depuis Lumière de l’œil, Paula Jacques a écrit une sorte d’autobiographie de biais. Dans le plus récent, Au moins il ne pleut pas, Lola et Solly Sasson, 15 et 14 ans, débarquent à Haïfa, dans le pays encore neuf qu’est Israël en 1959. Ils ont quitté l’Egypte où leurs parents sont morts dans un accident de voiture et craignent d’être séparés après leur prise en charge par l’Agence juive. Ils ne connaissent rien du monde où ils arrivent. Mais pressentent qu’ils vont devoir mentir pour rester ensemble et compter aveuglément sur l’aide d’inconnus, au risque de tomber sur d’autres menteurs. Une vie sur le fil de la précarité, avec la volonté de s’en sortir.
Vous vous défendez souvent d’utiliser une inspiration autobiographique…
C’est situé le plus souvent dans le même univers d’immigration de Juifs d’Egypte, mais mes romans ne sont autobiographiques que sur le plan affectif. Les sentiments que j’exprime, les situations que je peux inventer découlent d’un rapport émotionnel à ces situations.
Dans cette mesure-là, Lola est quand même un peu vous ?
C’est moi par l’obsession de la lecture, par la propension à imaginer des secrets et des mystères derrière les choses et les gens les plus banals en apparence. Mais je n’ai pas été aussi empotée qu’elle peut le paraître dans le livre. Parce qu’après un certain nombre d’expériences douloureuses dans mon enfance, j’ai toujours eu un côté « survivante », j’ai su que plus jamais je ne connaîtrais ça et que j’arriverais toujours à me sortir des pires situations en ne comptant que sur moi-même. J’avais un peu le côté débrouillard et voyou du petit frère.
Votre frère Victor, à qui vous dédiez le livre, ressemblait-il à Solly ?
Je lui ai emprunté beaucoup de choses, c’était un garçon un peu délinquant, parce que ne sachant pas comment s’en sortir autrement. Jusqu’au jour où il a rencontré une Corse dont il est tombé amoureux et qui l’a remis dans le droit chemin.
Quand vous racontez les premiers temps de Lola et Solly en Israël, cherchez-vous à décrire leur côté perdu ?
Oui, et c’est exactement mon expérience. A peine étions-nous arrivés que nous avons été séparés, le grand frère, le petit frère et moi. Nous ne nous sommes pas vus pendant trois ans. Le sentiment d’être perdu et d’avoir été remis à une autorité qui décide de tout, de votre destin, je l’ai éprouvé.
Ils arrivent sur une terre où l’immigration est d’origine variée. Comment peuvent-ils comprendre ?
Lola ne vit que dans ses livres et, quand elle ne lit pas, elle invente des histoires romanesques, notamment à propos de la sexualité de Ruthie. On ne sait pas si c’est vrai, mais c’est vraisemblable. Lola, en revanche, ne voit pas que le secret le plus lourd se cache sous l’apparence rayonnante de Magda.
Vous n’expliquez pas tout…
Non, ce n’est pas utile. Ce qui est intéressant, c’est le renversement dans l’évolution psychologique des personnages. Comment Ruthie, quand Magda tombe dans la dépression, monte au créneau. La force de l’une passe dans l’autre, ce qui permettra de maintenir la famille. J’ai voulu travailler là-dessus aussi, parce que c’est aussi l’histoire universelle d’une recherche d’amour et de protection dans un monde très dur, d’une famille qui se constitue avec deux orphelins et deux femmes qui, ayant tout perdu, n’auront pas d’enfants.
Au-delà de la famille, c’est aussi un pays qui se constitue ?

Oui, il doit accueillir des groupes de cultures et de traditions différentes et, à l’époque, il n’est pas du tout expansionniste. C’est un Israël qui ne ressemble pas du tout à ce qu’il est aujourd’hui.

dimanche 24 mai 2015

Etonnants Voyageurs accueille Grégoire Polet

Grégoire Polet ne se contente pas, avec Barcelona !, de donner son ouvrage le plus épais (quelques pages de plus que Leurs vies éclatantes). Il fait aussi de ce sixième roman son plus impressionnant. Inscrit dans la durée, de 2008 à 2012, le récit convoque une foule de protagonistes dans une construction en kaléidoscope où le lecteur ne se perd jamais. Le roman grouille de personnages avec, en bruit de fond, l’actualité du monde et celle de Barcelone dans ces années-là, marquées par une crise économique majeure et ses conséquences directes sur la vie des habitants ainsi que sur l’aspect de la rue. La politique est représentée par deux hommes et commentée par des journalistes, ce qui nous plonge dans les différents aspects d’une réalité multiple. Pour rassembler tout cela dans une structure à la fois fluide et solide, il fallait la maîtrise dont Grégoire Polet fait preuve ici.
Vous avez bougé entre votre premier roman, Madrid ne dort pas, et celui-ci, même si Barcelone avait déjà fait son apparition plus tôt. Ce déplacement de lieu correspond-il à d’autres changements ?
Il y a surtout des éléments de constance. Comme dans Madrid ne dort pas, c’est de nouveau une tentative, à chaque fois plus large, de voir la réalité dans son ensemble, de la montrer de façon à la fois joyeuse et plurielle, dans une espèce de foisonnement. Je voulais déjà le faire dans mon premier roman, mais à l’échelle d’une nuit, puis une semaine à Paris dans Leurs vies éclatantes, et maintenant quatre ans. Si ça se passe à Barcelone plutôt qu’à Madrid ou à Paris, c’est parce qu’il est plus facile pour moi d’écrire dans la ville où je suis. J’écris en général au temps présent, et c’est très lié à l’expérience directe de ce qu’il y a autour de moi, des gens que je vois, des rues que je fréquente. Cette fois, en quatre ans, je voulais montrer le temps qui passe, les gens qui changent, comment quelqu’un peut être retourné par les événements qui lui sont arrivés entre le début et la fin du roman.
Quand vous avez écrit Chucho, un roman plus bref publié il y a cinq ans et qui était déjà situé à Barcelone, saviez-vous que vous alliez retrouver ce personnage ?
Depuis le début, j’ai le plan que tous les textes s’emboîtent les uns dans les autres avec une cohérence des personnages, d’espace et de temps. J’avais déjà fait revenir certains personnages. Ici, comme le roman se passait de nouveau à Barcelone, c’était l’occasion rêvée de reprendre Chucho et le montrer quatre ans plus tard. Surtout pour un gamin, quatre ans, c’est énorme. Le retour des personnages, c’est rassurant, aussi.
C’est une ambition balzacienne ?
Une ambition, non, mais un exemple. Il y a effectivement chez Balzac quelque chose de prodigieux qui se passe dans l’espace non écrit. Dans l’espace entre les romans, il y a des choses implicites qui se produisent. Le silence entre deux romans est encore du silence de Balzac, comme on le dit de la musique de Mozart. Ce sont des moments où personne ne parle, où pourtant des choses se passent et on les perçoit. C’est très fort chez Balzac et c’est cela que je voulais imiter.
Avant d’écrire un nouveau livre, avez-vous une idée précise de ce qu’il sera ?
En fait, j’improvise beaucoup. Pour ce genre d’aventure, je dois faire un plan minimal, sinon je me perds. Après, je viole constamment le plan mais, au moins, je viole toujours le même plan et c’est une manière de suivre une direction. Je sais grosso modo quelle est la fin des personnages même si certains d’entre eux me surprennent en cours de route. J’ai un cadre global…
Et quelques articulations ?
Oui, notamment le retournement de trois personnages. Begonya est une jeune fille de bonne famille que son insatisfaction conduit à changer complètement d’un point de vue social, voire même politique. Père Català, le navigateur solitaire, commence par un ras-le-bol devant la réalité et part loin de la ville procéder à une sorte de réapprentissage de l’émerveillement. Et la troisième articulation concerne Veronica qui était dans une forme de tristesse un peu inconsciente liée à la perte de sa mère et de son frère, et qui devient une fille très forte tentée par les spiritualités chrétiennes orientales. Ces retournements-là, qui représentent trois façons différentes de changer, étaient mes articulations majeures.

samedi 23 mai 2015

Eric Vuillard labellisé Etonnants Voyageurs

Quatre pages. C'est la belle évocation du Festival Etonnants Voyageurs aujourd'hui dans Libération, par Claire Devarrieux. (Après que Grégoire Leménager, de L'Obs, a expliqué comment il est devenu le plus gros festival littéraire du monde.) On lit ces pages à peu près à l'heure à laquelle la plupart des festivaliers doivent être occupés à se préparer pour prendre le train qui les conduira de Paris à Saint-Malo - et trois jours de rencontres d'une infinie richesse. J'ai dû le dire déjà, Etonnants Voyageurs est la seule manifestation littéraire qui me manque vraiment dans mon île lointaine. Mais je mesure la chance d'avoir l'essentiel, les livres de celles et ceux qui sont là-bas pendant le week-end de Pentecôte. Je leur souhaite du beau temps (il y a trois ans, la dernière fois que j'y suis allé, un froid soudain accompagné d'une pluie de la même température s'était abattu sur la ville le samedi soir, avant de disparaître le lendemain).
Aujourd'hui, premier jour d'Etonnants Voyageurs, on salue Eric Vuillard qui y recevra, demain, le prix Joseph Kessel pour Tristesse de la terre.

Qu’est-ce que la version officielle de l’Histoire ? Une manière de la raconter pour faire croire aux hommes, comme à des enfants, qu’on leur dit la vérité et que la vérité est bonne. Pour démonter ce mécanisme, Eric Vuillard devient horloger, fouillant d’un regard précis les entrailles d’une montre, ajustant ici des rouages qui tournaient n’importe comment, là un ressort à la détente lâche, constatant à la fin, quand tout est en place, que l’instrument ne donne pas tout à fait la même heure qu’avant.
Congo appliquait la méthode qu’on retrouve dans Tristesse de la terre. Le sous-titre, Une histoire de Buffalo Bill Cody, désigne la clef avec laquelle l’auteur va ouvrir la montre et exhiber son fonctionnement erratique. Ou, si l’on préfère, avec laquelle il va prouver pourquoi l’Histoire officielle est un récit biaisé : « Le spectacle est l’origine du monde », écrit-il en ouverture…
Avant la première phrase, on se sera arrêté, comme on le fera à l’entrée de chaque chapitre, sur une image. L’Indien emplumé qui posait pour la photo ouvre une collection de chromos destinée autant à l’édification des masses qu’à leur divertissement. Le Wild West Show, avec Buffalo Bill en tête d’affiche et Sitting Bull en vedette qu’on ose à peine dire américaine, participe de cette double démarche. Et attire les foules : quarante mille spectateurs assistent quotidiennement aux deux représentations, le spectacle se transporte jusqu’en Europe où son succès est comparable.
La troupe est monstrueuse : plusieurs bateaux ont été nécessaires pour faire traverser l’océan à ses huit cents personnes, aux chevaux, aux bisons, aux éléments des chapiteaux, aux décors, etc. Elle se trouve en France au moment où Buffalo Bill, ce héros qui avait inventé et laissé répandre sa légende, apprend que s’est produit, en décembre 1890 à Wounded Knee, un massacre qui deviendra une bataille dans l’imagerie populaire. Le passage d’un mot à un autre n’a rien d’anodin : Eric Vuillard les utilise dans deux chapitres distincts. D’un côté, la réalité. De l’autre, sa transformation après passage dans la moulinette de l’Histoire officielle.
Tristesse de la terre est un livre bref et brillant, là où on aurait pu attendre un gros essai. L’écrivain décrit, relate, glisse une incise, termine sur un chapitre consacré à Wilson Alwyn Bentley, qui consacra sa vie à photographier des flocons de neige, le givre, la rosée, sujets très éloignés de l’agitation du Wild West Show, avec ses coups de fusils, ses attaques, le sang qui coule. C’est la même terre, en moins triste.

vendredi 22 mai 2015

T.C. Boyle : écologistes contre écologistes

Le romancier américain T.C. Boyle aime les sujets qui peuvent nourrir sans fin les débats au cours desquelles on refait le monde. Mais il ne s’en contente pas, il y ajoute la chair et le sang de personnages envisagés dans leur complexité. Dans leurs contradictions s’il le faut.
Après le carnage oppose deux visions de l’écologie. La première, celle d’Alma Boyd Takesue, se base sur des données scientifiques. La seconde, défendue par Dave LaJoy, se nourrit de sentimentalité. Les principaux protagonistes du roman ont été autrefois à deux doigts d’avoir une liaison mais l’entreprise de séduction conduite par LaJoy a échoué quand il s’est montré intraitable, au restaurant, sur la qualité du vin. La deuxième bouteille renvoyée, Alma s’est enfuie devant une telle prétention. Cet épisode n’améliorera pas leurs relations par la suite…
Alma dirige un programme destiné à éradiquer les rats sur la petite île d’Anacapa, au large de la Californie. Le romancier utilise, en la circonstance, des faits réels : arrivés par bateau, les rats avaient dévasté la faune particulière d’Anacapa et une opération de dératisation a été menée en 2000-2001. Mais, puisqu’il s’agit d’un roman, l’intérêt se porte sur le défenseur des rats qu’est devenu LaJoy. Effrayé par la manière dont meurent les bestioles se vidant de leur sang après avoir été empoisonnées, il mène campagne contre les autorités. Son action se transforme en guérilla quand, le premier programme mené à bien, Alma en conduit un second, plus ambitieux, destiné à éliminer les sangliers qui ravagent l’île voisine de Santa Cruz. Celle-ci, supérieure en superficie, est investie par des chasseurs australiens. Leur mission consiste, tout simplement, à abattre les cochons sauvages parqués derrière des clôtures de fil barbelé que LaJoy et quelques militants pro-sangliers tenteront de couper au cours d’une expédition qui tournera mal.
L’écologie est un combat, et celui-ci est particulièrement rude quand il oppose deux factions cherchant, au fond, la même chose : rendre la nature à la nature et y annuler l’action de l’homme. Mais à quel stade du passé faut-il restaurer les îles ? Celui d’avant l’arrivée, provoquée par l’homme et souvent accidentelle, d’espèces envahissantes et nuisibles à l’environnement ? Ou à leur état dans les années où se passe le roman, au début de notre siècle ? Alma et LaJoy posent sur des principes irréconciliables défendus de plus en plus radicalement par chacun d’entre eux, sans aucune concession à l’adversaire.
Le décor, ces îles dont la faune et la flore font de belles aires protégées, est somptueux. Mais dangereux. La mer devient rapidement mauvaise dans le chenal qui sépare les îles du continent, la météo est changeante. Alma a perdu, dans ces eaux, son grand-père et son père. La petite amie de LaJoy a vécu quelques années à Santa Cruz où sa mère était devenue cuisinière dans un élevage de moutons. Les rapports personnels entre les personnages et les lieux pour lesquels ils se disputent sont intimes et puissants. Ils déterminent au moins en partie la volonté qui les anime.
T.C. Boyle ajoute à tout cela, qui n’est déjà pas mal et suffirait à beaucoup, diverses difficultés dans les trajectoires individuelles. Celle d’Alma, en particulier, à qui on s’attache davantage qu’aux autres – selon la volonté de l’auteur, probablement, qui a dû en faire son double romanesque, bien qu’il ne le dise pas explicitement.
Pour toutes ces raisons, ce livre volumineux et dense est de ceux qu’on ne lâchera pas avant la dernière page.

mardi 19 mai 2015

Les finalistes du Man Booker International Prize

Les prix internationaux contournent, j'ai en tout cas envie de le croire, les pressions dont souffrent parfois les lauriers plus locaux - je pense aux prix littéraires français si souvent décriés pour cette raison. Certes, le Prix Nobel de littérature n'échappe pas toujours à une interprétation très éloignée de la qualité intrinsèque des œuvres. Mais le Man Booker International Prize, qui sera attribué aujourd'hui, ne semble pas suspect. Avant de découvrir le nom du lauréat, il n'est donc pas inutile de dresser la liste des finalistes. Ils sont dix, dont quatre femmes. L'un d'eux ou l'une d'elles succédera à Ismail Kadare, Chinua Abebe, Alice Munro, Philip Roth et Lydia Davis. Faisons connaissance...



César Aria est né en Argentine en 1949 et a publié plus de 80 livres, dont une vingtaine ont été traduits en français. Le plus récent, l'an dernier, Le testament du magicien Tenor. Son éditeur, Christian Bourgois, en fait cette présentation:
À l’article de la mort, dans la grande demeure délabrée où il réside en Suisse, le Magicien Ténor convoque le président Hoffmann pour lui remettre son testament. Il fait de Bouddha l’Éternel son unique bénéficiaire. Mais quelle est la nature exacte de cet héritage ?

Quel intérêt la société Brain Force trouve-t-elle à soutenir financièrement ce Bouddha, ruiné et retiré dans une vallée reculée de l’Inde ? Jean Ball, l'assistant d'Hoffmann, va-t-il découvrir un mystérieux secret en traversant l’océan pour remettre à Bouddha l’enveloppe que le Magicien Ténor lui a destinée ?
Ibrahim al-Koni, né en Lybie en 1948, écrit en arabe et vit en Suisse (depuis 1993). Partiellement traduit en français, il semble cependant avoir été oublié depuis 2010, quand était paru Ange, qui es-tu? (Aden). J'avais lu, en 2005, Les mages (Phébus):
Le nomadisme se teinte volontiers d’ascétisme, ou au moins d’un désintérêt pour la possession. En revanche, le sédentaire est censé accumuler des richesses et y prendre goût. Sur cette dichotomie qui différencie des sociétés, et sur beaucoup d’autres choses, Ibrahim Al-Koni bâtit « Les mages ». Sur du sable, certes, ce qui n’est pas assuré d’être le meilleur moyen de s’assurer des fondations solides. Mais le désert dont il nous parle est à ce point habité de mythes et de croyances qu’il nous fait rejoindre et pénétrer des connaissances anciennes.
Voici un livre qu’on ouvre à peu près n’importe où et qui détient en chaque page les secrets d’une sagesse très éloignée de la logique européenne. Il s’y dit des choses définitives sur chaque instant de la vie, des derviches y possèdent les clefs de l’existence. Et gare à ceux qui ne les écoutent pas.
Ecoutons-les donc, afin de ne pas nous égarer au milieu des dunes poussées par les vents. Ce sont des mélodies porteuses de sens. Par exemple : Le désert est comme les chants célestes : si les entendre n’étanche pas ta soif, la passion et la folie te tueront ! Ou bien : Nous avons négligé les enseignements de nos pères contenus dans le Livre perdu, qui désignent les gens de l’Aïr comme des sorciers qui plient tout à leur loi : le vent, la pluie, les arbres et les pierres. Ou encore : Il n’y a pas de péché entre un homme et une femme. Dieu les a créés pour l’accolement et l’étreinte. Et beaucoup d’autres phrases à la même hauteur de ton.
L’histoire chemine lentement, au rythme d’une caravane paresseuse qui ne dédaignerait pas de s’arrêter dans un endroit accueillant, au risque de voir les nomades sédentarisés s’intéresser à l’or, interdit absolu dont la transgression entraîne les pires catastrophes.
L’histoire chemine aussi en profondeur, étendant ses racines dans tous les sentiments humains. Et le fossé culturel qui nous sépare des personnages se comble grâce au talent d’un écrivain capable de faire vibrer les cordes de la sensibilité.
Traduit en français depuis 1998 avec au moins cinq livres avant celui-ci (mais chez quatre éditeurs différents, ce n’est pas un atout), Ibrahim Al-Koni devrait fasciner ceux que le désert attire sans qu’ils y aient nécessairement jamais mis le pied. Et les amateurs d’une littérature nourrie au lait d’un monde à découvrir par l’intermédiaire d’un guide particulièrement doué pour nous en raconter les légendes. Cela fait un vrai public…
Hoda Barakat est née à Beyrouth en 1952. Ses livres sont publiés en français, pour l'essentiel, par Actes Sud, ce qui lui vaut de se retrouver parfois dans une collection de poche comme Babel ou, plus récemment (le mois dernier) J'ai lu avec Les illuminés dont son éditeur dit ceci:
Un homme et une femme sont rendus par l'amour fou à leur condition humaine originelle, au-delà de toute identité, comme s'ils aspiraient l'un et l'autre à réaliser le vieil idéal hermaphrodite. Nous ne connaîtrons jamais leurs noms, mais nous apprendrons peu à peu qu'il est chrétien de la montagne et, elle, musulmane citadine, et leur amour - en ces temps de guerre civile - les rejette hors de leurs communautés respectives. L'homme sombre dans une folie qui brouille les frontières entre le réel et l'imaginaire...
Dans ce roman poétique et passionné, la guerre civile libanaise est surtout prétexte à explorer les zones troubles, interdites, enfouies dans les profondeurs de l'être, là où l'amour côtoie la folie et la mort.
Maryse Condé nous est plus proche. Née en Guadeloupe en 1937, elle publie d'abondance depuis 1976. dernier livre paru, cette année chez Lattès, Mets et merveilles, que j'ai lu.
Parmi les personnes que Maryse Condé a rencontrées, et à commencer par sa mère, beaucoup n’ont jamais compris pourquoi elle s’intéressait autant à la cuisine, activité considérée comme très inférieure à la littérature qui a fait d’elle une écrivaine célébrée dans le monde entier. Elle est d’ailleurs finaliste du Man Booker International Prize qui sera attribué le 19 mai.
Pourtant, dès son enfance en Guadeloupe, la future auteure de Ségou a pris plaisir à mêler les saveurs sans toujours se soucier de respecter les traditions. Et, partout où elle a voyagé, elle est allée à la découverte des cuisines locales, à ses yeux aussi révélatrices de la culture d’un peuple que des productions plus « nobles ». Elle a parfois été déçue : son séjour en Inde est un enfer où les plats lui conviennent aussi peu que ce qu’elle voit. Quitte à retrouver des sensations agréables, dans un contexte plus apaisé, avec les mêmes recettes… Preuve s’il en était besoin que les repas ne sont pas étrangers à tout ce qui les entoure et qu’ils relèvent de l’esprit autant que du corps.
Mets et merveilles n’est pas un manuel de cuisine : en la matière, Maryse Condé préfère l’interprétation et l’invention à la stricte observance des règles écrites. La liberté et la fantaisie sont des lignes de conduite qui lui conviennent mieux. Elles s’accordent parfaitement avec son parcours littéraire et intellectuel, si bien que ce livre, au lieu d’être une vague annexe de son œuvre, s’y inscrit avec force et en fournit même quelques clés. Au goût, par exemple, de flan koko, auquel elle aime ajouter un peu de vieux rhum au mépris des habitudes les mieux partagées.
Mia Couto, né au Mozambique en 1950, est abondamment traduit en français. Et, récemment encore (en janvier), avec La confession de la lionne. Retour sur Chronique des jours de cendre, traduit en 2003 chez Albin Michel.
Pendant qu’un monde s’achève au Portugal, la colonie mozambicaine se défait sans en prendre immédiatement conscience : en douze jours, du 19 au 30 avril 1974, une poignée de personnages tracent pour Mia Couto une Chronique des jours de cendre violente et amère. Les rôles ont été distribués par la vie au petit bonheur la chance – et on sait que la vie fait parfois des erreurs de casting.Ainsi, l’inspecteur Lourenço est le représentant du pouvoir blanc dans ce qu’il a de pire. Mais il n’est pas à la hauteur du grand tortionnaire en chef qu’était son père, mort devant lui et dont la disparition a fixé Lourenço dans un imaginaire enfantin : il ne dort pas sans son doudou, il croit sentir repousser son cordon ombilical… Le policier portugais tente bien de donner le change quand il est en service, mais, au fond de lui, il se sait fragile. Comme cela arrive souvent, il ne peut s’affirmer que dans une violence plus sauvage encore qu’il le juge lui-même nécessaire.La stature paternelle idéale et inaccessible, qui pourrait être le pivot d’une manière de vivre, est en outre ébranlée par les doutes des femmes, à commencer par la mère qui se surprend à échanger pour la première fois, après vingt ans d’Afrique, des confidences avec une Noire. Voilà quelque chose qui ne lui serait pas arrivée quand son mari vivait, et qui dénote un changement d’attitude aussi soudain qu’inattendu.Irène, la tante, ne s’est en revanche jamais comportée comme une occupante, et il va sans dire qu’elle est considérée comme une demi-folle, pour le moins, par les partisans d’une ségrégation totale entre les populations occupante et occupée. Elle refuse de jouer le rôle dans lequel devrait la placer son origine européenne : « Elle se comportait comme elle était : étrangère, vivant en territoire colonial. » Elle s’est rapprochée de Marcelino, un métis (presque noir) qui avait embrassé la cause révolutionnaire, et en a payé le prix. Bien sûr, le prix est lourd…Les repères s’effondrent, l’Afrique gagne rapidement du terrain. Comme si la vérité, sous les tropiques, devenait une chose glissante, fluide. Le seul à voir clair est… un aveugle, qui a fait une arme de sa cécité en l’inventant peut-être, on n’en sera jamais tout à fait sûr. Andaré parle comme personne n’ose le faire, protégé par son handicap, il apostrophe et interpelle, dans une langue visionnaire pleine de symboles, que presque personne (sauf le lecteur) ne comprend vraiment, ou plutôt ne veut comprendre.Lourenço lui-même est contaminé par le doute quand il affirme : « L’Afrique a eu affaire à deux grandes tragédies : l’une a été l’arrivée des Blancs ; l’autre va être le départ des Blancs. » Mais cette tragédie-ci, qui se noue moins sereinement que la révolution des Œillets au Portugal, est surtout douloureuse pour les Blancs, jamais aussi puissants que sur les territoires conquis, et ramenés à leur fragile condition d’hommes.Mia Couto accélère le mouvement, le roman semballe et ses mots sont les échos dune histoire lointaine qui rattrape le présent. Il est aussi intemporel que contemporain des événements quil raconte. La fin du livre place en contraste la férocité et lapaisement. Lécrivain parvient à nous les faire accepter comme des images plus complémentaires que contradictoires.
Amitav Ghosh, né à Calcutta en 1956, a reçu de nombreux prix un peu partout dans le monde, y compris en France:  le Médicis étranger pour Les feux du Bengale en 1990, dont voici ce que j'écrivais à cette époque.
Amitav Ghosh y suit l’itinéraire d’un curieux personnage surnommé Alu, parce que sa tête a la forme d’une pomme de terre, pour la plus grande joie de son oncle Balaram qui s’est pris d’une véritable passion pour la phrénologie. À côté des crânes lisses qu’il a l’occasion d’observer habituellement dans son entourage, celui d’Alu est une merveille ouvrant la voie à un véritable délire interprétatif.
Du délire, il n’en manque pas dans ce roman. Le personnage de Balaram est un modèle du genre. Rédacteur très secondaire dans un journal, il s’est entiché de sciences et garde comme un talisman une Vie de Louis Pasteur en qui il voit son modèle. Employé comme instituteur dans une école dont le fondateur-directeur ne pense qu’à son propre profit, Balaram lutte en faveur de la désinfection et de la Raison. Il ira jusqu’à créer sa propre école (l’école Pasteur, bien sûr), divisée en deux sections : la Raison pure et la Raison pratique, en attendant d’en ouvrir une troisième, la Raison militante. Alu, sur le crâne duquel il a décelé un talent exceptionnel pour le tissage, sera le moteur de la Raison pratique, ce qui permettra en même temps de faire vivre l’école de la vente des étoffes. Ce beau projet utopique se heurte cependant à la puissance quasi armée de l’autre directeur. « Exit » Balaram, ce que regrette le lecteur qui avait trouvé chez lui une dimension presque mythologique.
Mais les aventures d’Alu ne s’arrêtent pas là. Il reprend le flambeau de la Raison dans une démarche cette fois plus militante que pratique et s’embarque sur un bateau qui croise en mer d’Arabie. Son seul bagage : un petit pécule légué par son oncle et… La Vie de Pasteur !
Il rencontrera d’autres personnages, il arrivera d’autres catastrophes. Jamais cependant le malheur qui s’abat sur les hommes et les femmes ne noircit exagérément le tableau. Des Indes à l’Afrique, en passant par l’Arabie, c’est toujours le même combat positif, voire même positiviste, qui est mené au mépris des superstitions et des coutumes. Celles-ci occupent néanmoins une place importante dans la vie des héros transplantés loin de leur Inde natale, quand il faut, par exemple, procéder à la crémation rituelle d’une femme morte. On est toujours, à ce sujet, entre le respect et le ridicule, tant les rites pris au pied de la lettre révèlent leurs faiblesses.
De faiblesses en revanche, il ne s’en trouve guère dans Les feux du Bengale qui ne cessent d’illuminer un décor haut en couleur sur lequel s’agitent les silhouettes d’hommes et de femmes auxquels on s’attache en raison même de leur singularité.
Fanny Howe, née en 1940 à Boston, est d'abord poète mais a malgré tout écrit et publié romans et nouvelles. Elle est peu traduite en français - je ne trouve qu'un volume, paru en 1997 au Mercure de France. Nord profond est présenté ainsi:
Comment être, lorsqu'on est sans identité ? Qui est G ? La petite fille porte un nom, Gemma, dur comme une pierre précieuse ; elle vit à Boston - le Boston des années cinquante - dans une famille d'intellectuels bourgeois. Elle a un frère, un père et une mère distants, avec lesquels nulle communication n'est possible. G fuit d'abord la maison familiale pour découvrir qui elle est et ce qu'elle est.Lancée dans sa quête existentielle, G choisit un temps l'errance, le militantisme politique aux côtés des Noirs (c'est alors l'époque de la marche sur Washington), se jette dans des amours destructrices. Profitant de la couleur mate de sa peau, elle se fait passer pour métisse. Quand sa supercherie est percée à jour, elle sombre dans l'alcool, se laisse glisser jusqu'à la lisière de la folie. Aux dernières lignes du roman, neuve et dépouillée de tout, G part pour une destination inconnue, poursuivant ou recommençant, «avec un nom nouveau et un nouveau but», sa recherche d'elle-même.
Laszlo Krasznahorkai, né en 1954 en Hongrie, est aussi scénariste. Sous le coup de la grâce vient de paraître en français (Vagabonde), après cinq autres ouvrages chez divers éditeurs. En voici la présentation:
Qu'il s'agisse de ressortissants pris au piège d'une attente insoutenable alors qu'ils s'apprêtent à s'exiler, de la vengeance exercée par un piégeur professionnel à l'encontre de ses concitoyens, de la fuite d'un homme en supposé danger ou des errances d'un autre ayant commis un crime « pour rien ni personne », l'irrésistible drôlerie du grand prosateur hongrois se révèle toujours aussi percutante. Mais derrière une apparente désinvolture, László Krasznahorkai interroge la nature humaine, les illusions, la perfidie, la trahison, la paranoïa, offrant ici une rhapsodie fantaisiste sous haute tension où se répercutent de l'un à l'autre de ces huit mouvements de multiples échos. Tour à tour séduits par des situations glaçantes et des personnages déchainés, c'est à un véritable tourbillon (sa langue jouant d'effets toujours aussi prodigieux) que nous convie László Krasznahorkai, qui accumule à plaisir les longs monologues entrecoupés de phrases détonantes.
Alain Mabanckou a-t-il vraiment besoin d'être présenté? Né au Congo en 1966, il est le plus jeune des finalistes. Presque au hasard parmi la demi-douzaine de ses romans, voici Black Bazar (Seuil, 2009):
A la fin, tout s’arrange : grâce à Sarah, le narrateur plonge dans la littérature belge qui, comme on sait, a le pouvoir de remettre les idées en place. Fessologue, rebaptisé « Léon Morin prêtre » par sa nouvelle amie franco-belge, lit non seulement Béatrix Beck mais aussi Maeterlinck, Henri Michaux, Dominique Rolin et Amélie Nothomb – tout en continuant à préférer Georges Simenon, qu’il connaissait déjà.

Fessologue n’est pas son vrai nom, bien entendu. Mais au Jip’s, le bar afro-cubain où il boit ses Pelforth, tout le monde l’appelle ainsi parce qu’il a, sur la face B des filles, des idées très arrêtées, des interprétations toutes personnelles : « Je suis maintenant convaincu que comme pour les cravates on peut lire la psychologie d’un être humain par la façon dont il remue son arrière-train. » La théorie vaut ce qu’elle vaut, elle est en tout cas illustrée par de nombreux exemples…
Le plus beau de ceux-ci, et qui a accru l’obsession du narrateur, est sans aucun doute illustré par celui de Couleur d’origine, équipée d’un « derrière à vitesses automatiques » peu banal. Elle a par ailleurs la peau très noire et un père avocat installé à Nancy avec son épouse en attendant de prendre le pouvoir au Congo, mais Couleur d’origine ne s’entend pas trop avec lui. Elle a aussi un cousin musicien, L’Hybride, par qui naissent les problèmes.
Au fond, les choses se présentaient plutôt bien : Fessologue et Couleur d’origine se sont installés ensemble et ont eu une jolie petite fille qui affiche une parfaite ressemblance avec son père… du moins, par les orteils. Pour le reste, c’est moins visible. Et L’Hybride s’incruste. La débâcle prévisible a été annoncée dès le prologue : « Quatre mois se sont écoulés depuis que ma compagne s’est enfuie avec notre fille et l’Hybride ». La messe est dite, ou presque.
Désemparé – le mot est faible –, Fessologue s’accroche à son envie d’écrire un livre qui s’appellera, bien sûr, Black Bazar. Un livre dans lequel il n’y aura pas de mouton blanc. Pas de vieil homme qui va à la pêche avec un petit garçon. Pas de vieux qui lit des romans d’amour. Pas de jeune Japonaise mythomane. Pas d’ivrogne cherchant un tireur de vin de palme au pays des morts. Pas de grand amour au temps du choléra. Pas de peintre qui tue une femme rencontrée dans une exposition. Pas d’enfant avec un tambour, qui refuserait de grandir.
Mais alors, quoi ? « J’écris comme je vis, je passe du coq à l’âne et de l’âne au coq ».
Voici donc la vie ordinaire d’un Congolais arrivé en France quinze ans plus tôt, qui se débat avec ses peines de cœur et les grandes idées de ses interlocuteurs. Voici une succession de scènes hautes en couleurs, dans lesquelles s’échangent des certitudes sur l’Afrique et sur la colonisation, sur les femmes et la littérature, toutes certitudes reçues par Fessologue avec un brin de scepticisme.
C’est sûr, il préfère la compagnie de Louis-Philippe, un écrivain Haïtien dont il a fait la connaissance dans une librairie, lors d’une séance de signature. Chez Louis-Philippe, le rhum est bon, quoique puissant, et la conversation prend des chemins inattendus – comme Black Bazar qui serpente entre les grandes questions que se posent les hommes, et auxquelles ils répondent trop vite.
Fessologue a sa dignité congolaise : il est un adepte de la Sape, de la fringue chic. Weston, Church, Versace, Smalto, Cerruti sont ses amis. Jusqu’au jour où il n’en aura plus besoin, quand la valeur de l’apparence diminuera. C’est au moment où son roman se termine, après des journées entières passées à frapper sur sa machine, dans son appartement ou dans un parc. C’est au moment aussi où Sarah lui demande si sa couleur est aussi une couleur d’origine – elle est blanche.
Alain Mabanckou reprend un peu le fonctionnement de Verre cassé, son précédent roman. Il invente des propos qu’il aurait pu écouter. Il reconstitue des tranches de vie à partir de quelques détails. Il multiplie les clins d’œil littéraires qui sont autant d’hommages aux écrivains qu’il admire. Mais ce personnage-ci, au contraire de Verre cassé, n’a pas encore tout vécu. L’écriture s’en ressent, entre l’audace et la retenue, comme si le romancier avait éprouvé quelques difficultés à trouver la voix de Fessologue. Et pour cause : pendant Black Bazar, cette voix est en pleine mue.
Marlene Van Niekerk est sud-africaine, elle est née en 1954 et deux de ses livres ont été traduits en français, dont Agaat l'an dernier, présenté ainsi par Gallimard, son éditeur parisien:
Milla est clouée sur son lit, paralysée. Seule sa domestique noire prend soin de cette femme abandonnée de tous. Quarante ans plus tôt, Milla régnait pourtant en maîtresse sur cette grande ferme près du Cap, et sa vie était pleine de promesses. Maintenant, la mort est proche, et sa mémoire passe en revue les souvenirs éparpillés d’une vie en morceaux : la décision d’adopter Agaat – une petite fille noire – quand son mariage avec Jak ne lui donne pas les enfants espérés, puis la naissance tardive d’un fils qui transforme Agaat en servante, et les conflits incessants avec son mari… 

Milla est condamnée au silence, mais en clignant des yeux, elle espère encore communiquer avec Agaat qui veille sur elle, malgré tout. Entre loyauté et vengeance, fierté et tendresse, un combat silencieux s'engage entre les deux femmes, pendant qu’à l’extérieur le monde de l’apartheid vit ses toutes dernières heures. 
Agaat impressionne par sa puissance, à la fois épique et polyphonique, et plonge le lecteur dans un drame intime et familial d’une rare densité.

lundi 18 mai 2015

Chawki Amari deux millénaires après Apulée

Dans une ancienne pizzeria nichée au cœur des montagnes de Kabylie, Izouzen, le libraire qui en est devenu propriétaire, a gardé le four et a préparé un repas à Tissam, Mounir et Lyès, de passage dans la région pour des raisons complexes. La pizza avalée, Izouzen leur demande : « Vous connaissez L’âne d’or d’Apulée ? »
La question rappelle aux trois amis l’âne mort planqué dans le coffre de leur voiture et à cause duquel ils ont quitté Alger. La question les inquiète un peu, aussi : Izouzen doit connaître leur secret, mais comment sait-il ? La question, enfin, renvoie à « Afulay-Apulée de M’Daourouch, premier romancier du monde, premier auteur algérien » auquel Chawki Amari rend explicitement hommage avant le début de L’âne mort, son nouveau roman.
L’entreprise est donc fondée d’abord sur des échos littéraires. Izouzen fait une lecture très personnelle de la métamorphose survenue, dans L’âne d’or, à Lucius que son amante a transformé en âne : « Si tu te transformes en âne, c’est que tu l’étais déjà, sans le savoir. » Et des lignes vaguement parallèles permettent aux deux romans, à presque deux millénaires d’intervalle, de se rejoindre dans leur interprétation du monde.
Car Chawki Amari est aussi, dans son pays, un symbole de l’impertinence telle que peut la pratiquer, non sans difficultés parfois, un journaliste et dessinateur. Le réel n’est jamais très éloigné de ses textes les plus écrits, au meilleur sens du mot. L’âne, qui ici s’appelle Zembrek, possède une véritable biographie qui le lie à son propriétaire, Bernou. Bernou est commissaire et sa part d’humanité se manifeste surtout par l’intense affection qui le lie à Zembrek. Pour rien au monde il ne se séparerait de son âne, membre de la famille à part entière et même, au fond, un des premiers.
Par ailleurs, et en vertu de sa fonction, Bernou est un homme de pouvoir et d’argent, les deux éléments ayant depuis longtemps noué d’excellentes relations sans tenir compte de la légalité. C’est donc à lui qu’on fait appel, contre une juste rétribution, quand il s’agit de faciliter des opérations commerciales pas très claires. Exactement du genre qui excite, ces jours-là, le trio d’amis déjà évoqués plus haut, et à une altitude plus élevée, dans un tout autre décor.
Tissam, Mounir et Lyès, en attendant le commissaire sur sa pelouse du commissaire, jouent avec son âne. Jeu dangereux quand une piscine se trouve à proximité et qui conduit la petite bande à embarquer l’âne mort, avec l’espoir de cacher son cadavre le plus loin possible et d’échapper à la vengeance de Bernou, qu’on imagine terrible.
Chemin faisant, Apulée fait son apparition, la poésie se fraie un chemin dans les montagnes et le romancier emprunte les accents d’un conte contemporain, faisant de L’âne mort un roman à plusieurs niveaux de signification.

P.-S. Cet article était destiné à un autre support, avec lequel il est cependant trop difficile de travailler à distance pour que j'insiste...

samedi 16 mai 2015

Maylis de Kerangal au cœur du réel

Maylis de Kerangal cisèle les détails tout en ouvrant de larges perspectives. Ce double regard, ouvert et précis, lui avait réussi dans Naissance d’un pont, son précédent roman, Prix Médicis 2010. Elle affine encore son travail dans Réparer les vivants, qui vient de paraître en poche.
Le texte est servi par une magnifique écriture, d’une rare souplesse, sinuant en phrases souvent longues qui se balancent en rythme et fournissent, dans le même temps, les multiples informations nécessaires pour suivre le récit, dense bien que d’une durée limitée – moins de vingt-quatre heures. La matière est technique et plus complexe encore que les calculs d’ingénieurs ou de chefs de travaux occupés à couler le béton d’un pont, à lui assurer son assise, sa résistance et sa flexibilité. Car il est question ici, comme l’annonce le titre, d’un matériau vivant : le corps humain et ce qui lui assure, au moins pour partie, la vie, c’est-à-dire le cœur, pompe résistante et pourtant sujette aux accidents en même temps que siège symbolique des sentiments.
Le cœur de Simon Limbres est présent dès la première phrase. Un cœur de jeune sportif, battant au ralenti au repos, accélérant quand il le faut. Un cœur fait pour durer et qui accomplit, ce matin-là, ses fonctions sur les vagues où Simon, avec deux amis, est allé surfer. Sa grande passion du moment, peut-être liée au fait que son père, Sean, construit un tas d’objets flottants. Sean vient de Nouvelle-Zélande et le tatouage maori qu’arbore Simon n’est pas sans rapports avec des origines dont il semble vouloir s’approcher. Mais nous n’aurons pas la réponse à toutes les questions posées par la vie de Simon, car voici qu’elle s’interrompt quand le van dans lequel il rentre avec ses amis s’encastre dans un poteau.
Pierre Révol entre en scène, il est réanimateur à l’hôpital le plus proche et prend Simon en charge. Sans espoir : le cœur bat mais l’encéphalogramme est plat. Le jeune homme est entré en coma dépassé et, selon la redéfinition de la mort faite en 1959, l’année de naissance du médecin, « l’arrêt du cœur n’est plus le signe de la mort, c’est désormais l’abolition des fonctions cérébrales qui l’atteste. » Une révolution qui modifie la donne et ouvre la voie aux greffes d’organes. Donneur sain, Simon est un sujet d’exception dont plusieurs organes peuvent être proposés à des patients compatibles.
Le ballet de la médecine de pointe est sur le point de démarrer – mais seulement quand les parents de Simon l’auront accepté. Le temps disponible est limité, pas question de prendre plusieurs jours de réflexion. Thomas Rémige, coordinateur des prélèvements et chanteur à ses heures, refuse pourtant de les bousculer, il expose les faits à Marianne et Sean sans tenter d’infléchir leur décision…
Le roman de Maylis de Kerangal mêle intimement les questions médicales au bouleversement émotionnel lié à la mort d’un fils, une mort d’autant plus difficile à accepter que le cœur, oui, ce cœur bat toujours. Les deux niveaux de récit se croisent sans cesse, parfois se superposent, indissolublement liés autour du corps et de la personnalité de Simon. Chacun des êtres qui gravitent autour de lui possède en outre sa biographie, envisagée par bribes assez explicites pour lui donner de l’épaisseur. Les détails s’inscrivent avec force dans le paysage global qui n’est jamais perdu de vue. Et Réparer les vivants est un livre qui saisit d’emblée au… cœur, pour ne plus vous lâcher.