dimanche 28 juin 2015

14-18, Albert Londres navigue dans l'obscurité




Les voici, les Dardanelles !

(De notre envoyé spécial.)
À bord, en vue du cap Hellès.
Du pont d’un bateau, empoigné par une vibrante émotion, je regarde le spectacle grandiose qui se déroule entre le cap Hellès et Atisi-Baba.
Nous étions partis la veille de Moudros, avant la nuit. Derrière nous, à la sortie de la baie, on avait refermé les deux lignes de filets qui la défendent. Ce n’est rien cette manœuvre, nous savions qu’elle se faisait tous les soirs, que c’était l’heure, elle nous serra cependant imperceptiblement le cœur. On aurait dit que l’on nous mettait à la porte d’un abri, que nous étions un enfant chassé de sa maison, conduit au milieu d’un bois et auquel une voix criait : « Maintenant débrouille-toi tout seul contre les loups. »

Le sous-marin fantôme

Ce bateau, au cours de sa traversée de Marseille à Moudros, avait vu le sous-marin fantôme qui depuis plus d’un mois louvoie dans la mer Égée, celui qui coula le Triumph et le Majestic.
Il était environ à deux milles du bâtiment. Tout le monde en avait distingué le capot. Mais il ne donna pas la chasse. Manquait-il de pétrole pour se lancer dans une course ? Faisait-il le difficile sur sa proie ? Il demeura dignement à sa place.
Comme chaque soir, à cet endroit, avec la même gamme rutilante de feux, le soleil descendait derrière les montagnes divines de la Grèce. Cinq officiers avaient les yeux plongés dans cet incendie du ciel. Ils goûtaient ce bonheur contemplatif avec la même expression que s’ils l’avaient palpé. Les soldats, accoudés sur la rampe ou couchés sur le plancher, ou en grappes dans l’escalier le regardaient en silence. Les chevaux, les pauvres chevaux qui depuis huit jours piaffaient sur le pont, face à ce coucher de l’astre, paraissaient eux aussi, tellement ils semblaient attentifs, en deviner la beauté. On commençait à filer vite. On avait reçu l’ordre de piquer une grande pointe en avant, de ne pas prendre immédiatement la route du cap Hellès, de marcher deux heures devant soi, tous feux éteints, à la plus grande vitesse, et d’ouvrir ensuite un pli qui déciderait du reste.

Dans la nuit

La lumière cessa avec celle du jour. Insensiblement on entra dans l’obscurité. Le bruit des conversations s’éteignait à mesure que s’accentuait la pente de la nuit.
La mer n’était pas bonne. Depuis plusieurs jours un vent puissant soulevait en rade les eaux et dans l’île la poussière. Maintenant que nous étions au large les larmes ne s’ourlaient plus de petits flocons d’écume, mais montaient avec une arête compacte. Le bateau bougeait un peu.
Les deux heures pendant lesquelles le bateau devait marcher devant soi allaient être écoulées. Nous avions à notre gauche une grosse montagne noire qui sortait de la mer. Nous pensions tous : « Le commandant va bientôt ouvrir son pli. » Quelques minutes passèrent. Nous sentîmes que nous virions presque sur place.
Tout était sombre : la mer, l’horizon, le ciel. Les chevaux donnaient sans arrêt des coups de sabot sur le plancher du pont. Deux lieutenants tenaient à leur bouche une cigarette non allumée pour que leurs lèvres ne fussent pas trop désemparées. Un autre fredonnait l’air de Louise :
Depuis le jour où je me suis donnée…
On rêvait. C’était dix heures du soir, le commandant du bateau vint nous rejoindre :
— Nous ne sommes pas pressés, messieurs, nous venons de prendre la bonne route. Nous ne devons arriver devant Hellès qu’au matin.
Tout le monde rentra. Je restai seul à veiller avec ceux qui conduisaient le bateau et quelques sentinelles.
Minuit, rien. Une heure, rien. Rien à deux heures. Nous sommes une masse noire qui file dans du noir. Quel saisissement que cette obscurité ! La machine fait un bruit de boulangers qui se précipiteraient à pétrir la pâte. Les vagues se brisent en froufroutant contre le bâtiment. Je pénètre dans un salon pour me réchauffer. C’est à tâtons que je cherche la banquette. Je voudrais bien noter quelques mots. Il m’est défendu de m’éclairer même le temps de deux allumettes. Je sors cependant mon carnet, mon crayon, et, en pleines ténèbres, ne voulant pas oublier tel cri que j’ai entendu, tel coup que j’ai ressenti, une ligne par page, pour être sûr de ne pas en griffonner deux l’une sur l’autre, je me mets à écrire.

C’est là !

Le jour arrive. Je sors sur le pont. Les chevaux dorment. Je ne vois pas encore Hellès, je n’entends pas encore la guerre. Mais deux petits torpilleurs sillonnent. On approche. Le large peu à peu s’éclaircit. Et bientôt je reconnais les deux pointes, les deux pointes aujourd’hui marquées de sang français.
C’est là ! les Dardanelles ! Elles étaient les portes dorées, qui conduisaient le voyageur vers la cité enchanteresse. Parler d’elles c’était déjà sourire au fond de soi à toutes les somptuosités de l’Orient. Elles étaient le mot qu’il semblait suffisant de prononcer pour que l’on vît aussitôt à travers les voiles, les visages des femmes mystérieuses de ce pays. Leur nom était si joli qu’en les approchant on était tout prêt à entendre tintinnabuler les clochettes d’argent. Et c’est le canon qui va parler !
Nous jetons l’ancre. Un transport est à notre droite. Les deux petits torpilleurs continuent de tourner. Voici le River-Clyde, le cheval de Troie, qui sert de chemin de passage entre les navires et la côte pour le débarquement. Il n’est pas quatre heures du matin et il fume. Il est si fier de lui qu’il ne veut pas se séparer de son panache. Voici également, mais qu’est-ce que voici ? Une petite île ? Un gigantesque poisson ? C’est la coque du Majestic. Verte, elle émerge. Les algues se sont déjà accrochées tout autour. Qui penserait que c’est un grand tombeau ? Elle fait maintenant partie du paysage.
Ce n’est pourtant ni le River-Clyde, ni le Majestic qui vous trouble l’âme de la plus forte impression. C’est un arbre. Un arbre qui est à la pointe de la plage de Seduhl-Bahr, tout seul, sans une feuille malgré la saison, avec simplement deux branches qui clament leur détresse vers le ciel. Il est sur le passage des obus français, des obus anglais, des obus turcs. Ils ne lui ont rien laissé que ces deux membres écorchés. Il crie pitié au-devant des tentes, au-devant des ruines de Seduhl, au-devant de Crithia qui n’a plus son minaret. J’oublierai beaucoup de choses ; jamais cet arbre.
Les hommes, réveillés, pas encore levés, entre deux barreaux du pont, regardent avec étonnement cette terre vers laquelle ils vont depuis huit jours. C’est la terre à conquérir. Ils y sont.
Il est six heures. Sur la gauche de Seduhl-Bahr des gens s’agitent. Ils gesticulent même. Ce sont les Anglais qui jouent au football. Bon moyen, au réveil, pour se mettre en train.

Le canon tonne

Il est sept heures. Le premier grand déchirement éclate. La batterie roulante In-Tépé commence de cracher. Elle lâche sept coups de suite. On voit deux tentes emportées et des bouquets de fumée noire entre le village et le cap.
Huit heures, neuf heures, dix heures. Des obus entourent, inondent, écrasent Crithia. On voit s’écrouler cette petite ville blanche déjà écroulée.
À deux heures de l’après-midi, un bateau, arrivé avant le nôtre, décharge ses troupes. Les remorqueurs, soufflant, se démenant, placent les chalands au pied de l’escalier. Tout se fait rapidement. Avec le sac, le fusil, légers sous tant de poids, les Sénégalais descendent la coupée. Ils sautent les uns sur les autres et se tassent. Ce chaland est plein, il file. À un autre. Les obus de la côte d’Asie arrosent la mer. Un d’eux éclate à trois mètres d’un remorqueur. Nous avons tous un mouvement d’effroi. Le remorqueur et sa remorque filent. Les hommes touchent la terre. Trois n’arrivent pas. Un éclat les volatilise.
Cinq heures. Le vapeur de la poste quitte Hellès. Il aborde un paquebot et lui jette ses sacs. Il y a donc encore des gens qui pensent aux autres dans cette bagarre ?
Les navires de guerre ne restent pas en place. Quand ils s’arrêtent c’est pour lâcher trente coups de suite. La gueule de leurs canons se hérisse de longues aiguilles rougies à blanc.
On ne sait pas ce que l’on va décider au sujet des troupes de notre bateau. Les obus peuplent toute cette région. La nuit revient. Il n’y a plus que des éclatements intermittents et là-bas, sous une tente, une petite lumière invisible : Gouraud travaille.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 7 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume).

vendredi 26 juin 2015

589, le chiffre de la rentrée littéraire

Chaque année, on l'attend à cette période de l'année, il arrive un jeudi, fin juin, à la veille de la sortie du numéro où Livres Hebdo publie son dossier consacré à la rentrée littéraire. Le chiffre, c'est celui du nombre de romans à paraître entre mi-juin et fin octobre. En 2014, c'était 607. En 2015, ce sera 589. Moins, donc. Mais plus qu'en 2013 où on n'en avait dénombré "que" 555. Faut-il tirer des enseignements de cette production légèrement resserrée? Les spécialistes du marc de café y parviennent, jetés dans de longues transes qui leur permettent d'affirmer que le Goncourt sera attribué le mardi 3 novembre. Car leur boule de cristal se compose de trois lettres, WWW comme World Wide Web, et ils sont, comme tout le monde, allés sur le site de l'académie Goncourt vérifier la date, un peu déçus, certes, de n'y avoir pas trouvé déjà le titre du livre qui sera récompensé ce jour-là...
Alors, ils ont courageusement repris les chiffres, pesant au détail le nombre de romans français (393 contre 404 l'année dernière), y mesurant la part de premiers romans (68 contre 75, soit 17,3% contre 18,6%), comptant les traductions (196 contre 203, soit un tiers de la rentrée dans son ensemble en 2015, comme en 2014).
Mais encore? Vont-ils lire, ces amoureux des chiffres? Ou vont-ils attendre les parutions pour se mettre à analyser les premiers résultats des ventes? Un tuyau, à leur intention: Amélie Nothomb ne devrait pas se trouver loin de la première place dans les classements, fin août, avec Le crime du comte Neville (Albin Michel) - bien qu'il s'agisse d'un millésime assez moyen.
A la paresseuse, et parce que je n'ai encore lu que quatre romans de la rentrée (et encore, le quatrième, je ne l'ai pas tout à fait terminé, ce sera pour tout à l'heure - il reste tant de choses appétissantes à lire et qui sont en vente alors que ce n'est évidemment pas le cas des livres à paraître), voici les auteurs et les livres que Livres Hebdo met en évidence, côté français et côté traductions.

Français
  • Mathias Enard. Boussole (Actes Sud)
  • Sorj Chalandon. Profession du père (Grasset)
  • Christine Angot. Un amour impossible (Flammarion)
  • Yasmina Khadra. La dernière nuit du Raïs (Julliard)
  • Carole Martinez. La Terre qui penche (Gallimard)
  • Delphine de Vigan. D'après une histoire vraie (Lattès)
  • Simon Liberati. Eva (Stock)
  • Alain Mabanckou. Petit Piment (Seuil)
  • Amélie Nothomb. Le crime du comte Neville (Albin Michel)
  • Bernard Chambaz. Vladimir Vladimirovitch (Flammarion)

Étrangers
  • Martin Amis. La Zone d'intérêt (Calmann-Lévy)
  • David Grossman. Un cheval entre dans un bar (Seuil)
  • Dinaw Mengestu. Tous nos noms (Albin Michel)
  • Toni Morrison. Délivrances (Bourgois)
  • David Foster Wallace. L'infinie comédie (L'Olivier)

De son côté, le magazine Lire a fait, cette semaine aussi, son choix des 15 romans les plus attendus de la rentrée. Ce sont en partie les mêmes, pour les deux tiers. On retrouve donc Mathias Enard, Sorj Chalandon, Christine Angot, Yasmina Khadra, Carole Martinez, Alain Mabanckou, Amélie Nothomb, David Grossman, Toni Morrison et David Foster Wallace. On y ajoute:
  • Boualem Sansal. 2084. La fin du monde (Gallimard)
  • Alice Zeniter. Juste avant l'oubli (Flammarion/Albin Michel)
  • Richard Powers. Orfeo (Cherche midi)
  • Marosha Pessl. Intérieur nuit (Gallimard)
  • Ryan Gattis. Six jours (Fayard)

De quoi mettre en appétit, non? D'autant que, personnellement, j'aurais bien ajouté quelques titres devant lesquels je salive - mais patience, ça viendra, le moment venu.

jeudi 25 juin 2015

Jonathan Coe à Bruxelles

En 1958, Bruxelles accueille l’Exposition universelle, pendant laquelle se situe le bien nommé roman de l’écrivain britannique Jonathan Coe, Expo 58. En fait, cette Expo n’arrange personne. Tous les pays ont autre chose à faire que de mobiliser leurs forces pour aller en représentation à Bruxelles. Quels emmerdeurs, ces Belges ! Mais, puisqu’il est hors de question d’être absent, on s’organise, en Grande-Bretagne comme ailleurs, pour faire bonne figure.
Il y aura deux pavillons, l’un réservé aux entreprises privées, l’autre étant la vitrine officielle du pays dans la grande tradition britannique, sans négliger la modernité. Entre les deux, on installera un grand pub, le Britannia, forcément, où on servira des chopes de bière brassée spécialement pour l’occasion, où l’on servira des fish and chips, où une accorte serveuse évoluera parmi les clients sous l’œil d’un professionnel aguerri mais porté sur la boisson et ayant généralement oublié toute sa compétence au cours de l’après-midi.
A cet homme de bars, il faut adjoindre un représentant de l’administration. Ce sera Thomas Foley, qui est jeune encore et a grimpé quelques échelons dans la hiérarchie du Ministère de l’Information. La perspective de passer six mois en Belgique, sans sa très chère épouse, le laisse perplexe : est-une une bonne nouvelle, porteuse d’une connaissance élargie du monde et de la perspective aventureuse de rencontres inattendues, ou bien va-t-il se languir de sa vie de couple malgré le peu d’enthousiasme qu’elle suscite chez lui quand il y pense honnêtement ?
Un des clous du pavillon britannique est la réplique de la machine ZETA, une technologie révolutionnaire permettant une avancée considérable dans l’exploitation de l’énergie nucléaire. Révolutionnaire et très secrète, bien entendu. Mais l’Union soviétique ne se trouve pas très loin dans le parc d’exposition et l’Expo 58 se révèle un nid d’espions au milieu duquel Thomas joue un rôle dont il ignore presque tout. Cornaqué par deux agents, un couple construit sur le modèle des Dupond et Dupont d’Hergé, Thomas observe avec inquiétude le rapprochement amical qui se produit entre le rédacteur en chef, soviétique, du magazine Spoutnik, une feuille de propagande, et un ingénieur britannique qui est son compagnon de chambre dans la zone assez spartiate où sont regroupés les invités étrangers.
Dans le même temps, il est séduit par une hôtesse belge de l’Expo, Anneke, avec laquelle il flirte gentiment en se demandant s’il ne devrait pas aller plus loin. A moins que cette actrice américaine, très séduisante aussi, ne soit le déclic qui le conduira vers une nouvelle vie – mais quel jeu joue-t-elle, celle-là ?
Expo 58 est un roman qui fait souvent sourire et qui, mine de rien, nous introduit au cœur de la Guerre froide, dans un lieu où tout se concentre pendant quelques mois. Thomas est un personnage d’autant plus attachant qu’il ne comprend pas grand-chose à ce qui lui arrive, ni dans le contexte géopolitique de l’époque, ni dans sa vie sentimentale – sur l’un et l’autre plan, le nombre d’erreurs qu’il commet est assez impressionnant.
Un vrai moment de bonheur pour le lecteur, en somme.

mardi 23 juin 2015

Le romancier qui ne voulait plus écrire

Alessandro Baricco est une huître perlière. Autour d’un noyau minuscule, il élabore un roman dont l’éclat dure longtemps. A la manière des perles les plus pures, ses meilleurs livres fascinent au-delà d’eux-mêmes, provoquant une émotion durable et diffuse. Soie en était l’exemple parfait. Mr Gwyn trouve aussi la lumière. Pas seulement au sens figuré, d’ailleurs.
Jasper Gwyn, à quarante-trois ans, est un écrivain au statut enviable. Ses trois romans ont été accueillis chaleureusement par le public et par la critique. Personne ne peut l’accuser d’écrire toujours le même livre. Il a commencé avec un thriller, a analysé l’impossible séparation entre deux sœurs, a terminé avec la confession d’un champion olympique d’escrime. Terminé, car, dans une chronique qu’il donne au Guardian, il établit une liste de cinquante-deux choses qu’il se promet de ne plus jamais faire. « La première était d’écrire des articles pour The Guardian. […] La dernière était : d’écrire des livres. »
Il n’a prévenu personne avant de rendre publiques ses résolutions. Pas même son agent, Tom, devenu l’ami qu’il commençait à être d’ailleurs avant même l’écriture du premier roman. D’abord, Tom n’y croit pas : il en a tant connu, des écrivains qui annonçaient leur retraite littéraire pour s’y remettre un jour, faute d’arriver à se passer de cette autodiscipline. Jasper lui-même éprouve le sentiment d’une déstabilisation. Ses repères ont disparu. Pour les retrouver sans trahir sa promesse, il se met à écrire mentalement. Travaille des phrases et des pages – et Tom de lui proposer de les dicter, mais le projet est incompatible avec la décision de Jasper. De toute manière, des pages éparses, non reliées entre elles, ne feront jamais un roman…
Jasper Gwyn fuit tout ce qui lui rappelle sa carrière d’écrivain. Il ne signe plus les contrats, ne lit plus son courrier. Il aurait peut-être mieux fait de rester accordeur de pianos. Mais une conversation avec une dame âgée qui aurait voulu lire encore d’autres livres de lui, le replace sur le chemin de la création. Création minimale : une exposition de portraits de nus lui fournit le moyen de s’occuper sans se trahir. Il va, à la manière d’un peintre, exécuter des portraits écrits de modèles qui auront, à l’exception du premier, payé pour cela. Le contrat passé entre Jasper et ses modèles est strict : le texte qu’il leur remettra ne doit être communiqué à personne, sous peine de sanctions financières.
Tom, l’agent, trouve évidemment l’idée stupide – mais, avant de mourir, demandera malgré tout à Jasper d’écrire son portrait. Ce sera le seul effectué ailleurs que dans le cadre choisi : un ancien garage à peine meublé mais où l’éclairage joue un rôle essentiel. Jasper a fait fabriquer par un artisan scrupuleux des ampoules délivrant une lumière particulière, « enfantine », chaque livraison de dix-huit ampoules étant destinée à mourir sans bruit après trente-deux jours environ. Soit la durée présumée de la « pose » du modèle, à raison de quatre heures par jour, la fin de cette période devenant une plongée progressive dans l’obscurité.
Jasper Gwyn a pensé à tous les détails et a fait composer une musique d’ambiance. Mais il ignore si son projet est réalisable et demande à Rebecca, une assistante de Tom, d’être son premier modèle. Elle sera, au contraire des autres, payée pour cela. La relation qui s’installe lentement entre le peintre-écrivain (qui préfère se dire copiste) et Rebecca annonce la suite : de longs moments vides desquels surgit une vérité profonde. Le but ultime consiste, en effet, à « ramener » les modèles chez eux.
On reste sans voix devant le talent avec Alessandro Baricco mène une entreprise improbable. Transmettant le récit, en cours de route, à Rebecca, devenue l’assistante de Jasper et qui découvrira quelques-uns de ses secrets. C’est irrésistible.

samedi 20 juin 2015

L'atterrissage final de James Salter

Pilote de guerre: c'est un titre de Saint-Exupéry, je l'avais choisi en forme de citation discrète pur un article paru ce matin dans Le Soir à propos du dernier livre paru en français de James Salter, Pour la gloire. Dans sa préface à une réédition de ce roman déjà ancien (sa première publication date de 1956); James Salter cite d'ailleurs Saint-Exupéry.


La loi des séries, qui fait de ce blog, depuis une semaine, un véritable cimetière (Alain Nadaud, puis Jean Vautrin viennent aussi de mourir), se teinte d'une légère ironie: j'étais en train de charger la version PDF du Soir d'aujourd'hui quand, picorant sur des sites d'info, j'ai appris la mort, à 90 ans, de James Salter... Je n'ai pas lu toute son oeuvre. Chacun des livres que j'ai lus m'a impressionné. En voici trois autres.

James Salter n’a pas la biographie classique d’un écrivain : né en 1927, il a été pilote dans l’US Air Force avant de se consacrer à la littérature. Pourtant, les deux livres qui ont été traduits en français depuis le début de l’année dernière ne tirent parti de son expérience que pour installer, souvent dans American Express, un recueil de nouvelles, et toujours dans Un sport et un passe-temps, un roman, un cadre européen vu par un œil américain.
C’est la France dans le roman qui vient d’être traduit, mais une France visitée par un narrateur américain dont les sentiments doivent beaucoup à ceux qu’éprouva l’auteur lui-même au début des années soixante. Ce rapprochement entre une expérience vécue et la fiction doit avoir une certaine importance puisque James Salter prend la peine de l’effectuer dans une brève introduction : « C’était il y a longtemps. J’avais si peu de cheveux gris que je pouvais les couper un par un avec de petits ciseaux. C’était l’hiver et il faisait froid. Je rentrais tard du bar ou du restaurant et m’asseyais seul, ténèbres alentour, et j’écrivais. Presque tout ce que je ressens et chéris à propos de la France me vient de cette année-là – pour moi le millésime du siècle, pourrait-on dire. »
Le titre fait référence à une citation du Coran : « N’oubliez pas que la vie en ce monde n’est qu’un sport et un passe-temps, mais on a tendance à l’oublier au fur et à mesure qu’on avance dans une histoire où ce sont l’amour et le désir qui paraissent représenter ce sport et ce passe-temps. » Le narrateur observe en effet la vie que mène un de ses amis en compagnie d’une jeune femme par laquelle il est violemment attiré. Il est assez curieux de lire des descriptions très intimes faites par quelqu’un qui n’est pas censé assister aux scènes les plus chaudes. Pourtant, il les détaille de manière presque entomologique, et le pouvoir de son imagination fait vaciller la raison qui ne sait plus à quel effet de réel se fier.
Dean, l’amant magnifique, passe à travers ces pages comme un héros que rien ne peut atteindre. Il est l’archétype d’une virilité jamais prise en défaut et dont se repaît, avec un naturel charmant, une maîtresse plus exigeante qu’il y paraît.
Pourtant, il faudra bien que le roman s’achève, sur une note qui, malgré le silence définitif installé après elle, n’a rien de désespérant. James Salter mène ce récit qui ressemble à une montée vers l’orgasme avec une sûreté qui doit beaucoup à son sens de la brièveté. Quelques mots, en apparent décalage avec ce qu’il veut dire, suffisent à un décor, un climat, et le lecteur n’a qu’à se laisser faire pour participer à cette belle réussite littéraire, dont l’auteur fixe haut l’ambition dans son introduction : « Mon ambition était d’écrire un livre dont chaque page pourrait séduire, un livre qui serait flagrant mais délibéré, composé d’images et d’obsessions impérissables, et avant tout un livre qui mettrait en contraste l’ordinaire avec – quelque illicite que ce puisse paraître – le divin. » Objectif atteint, sans trembler un seul instant…
On avait pu, l’année dernière déjà, mesurer les qualités de James Salter. American Express est une collection de moments au cours desquels, parfois, il ne se passe presque rien, mais qui laissent tous une impression forte, et des traces profondes dans l’esprit du lecteur.
Deux exemples très différents peuvent donner une idée du ton de ce livre.
Dans « Akhnilo », un homme qui a été alcoolique se lève une nuit en ayant cru entendre un bruit. Il ne verra rien, mais renouera un instant avec ses peurs anciennes, sans raison. Sa déroute arrive sans avoir été annoncée, et crée un effet plus terrifiant sans doute que le mérite ce moment d’égarement. Mais c’est tout l’art de Salter : frapper violemment l’esprit de son lecteur.
Dans « Le cinéma », on prépare le tournage d’un film. Des relations personnelles se nouent entre différents acteurs, mais celui qui retient l’attention n’a qu’un rôle de deuxième plan. Il se trouve là, un peu comme le personnage d’Un sport et un passe-temps, en situation de voyeur, bien qu’il n’ait pas ici le statut de narrateur. Mais ce qui se passe autour de lui influence sa propre trajectoire, jusqu’à une sorte d’extase finale.
Chacune des nouvelles possède la force de l’évidence, ce qui leur permet d’atteindre un degré de réussite très rare.


Depuis 1997 et la traduction française d’Un bonheur parfait (publié vingt ans auparavant en version originale), les lecteurs de James Salter s’accordaient à peu près pour en faire le sommet de son œuvre. Mais voici qu’avec Et rien d’autre, il donne à près de 90 ans un des sommets de la rentrée littéraire qu’il semble observer, dans l’espace du livre, avec une parfaite compréhension. Et pour cause : Philip Bowman, qu’on suit pendant quatre décennies, de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 80, est éditeur.
Il est donc bien placé pour rendre compte, de l’intérieur, de l’évolution d’une profession où le flair financier a souvent remplacé le goût et où le rôle des agents est devenu prépondérant. On était pourtant encore loin d’Amazon, mais les fonds littéraires se revendaient déjà comme des biens immobiliers. Aussi, quand un agent doté d’un beau portefeuille d’auteurs cesse ses activités, tout se négocie avec le repreneur, venu d’une maison d’édition : « Delovet prenait sa retraite, un associé et lui allaient racheter l’affaire, expliqua-t-il. Ils s’étaient mis d’accord sur un prix et sur quels livres Delovet continuerait à toucher une partie des commissions. »
Le décor d’Et rien d’autre est bâti sur la culture et l’argent, l’amour de la littérature et celui du gain. Il reste néanmoins un décor à l’intérieur duquel Philip Bowman, plus soucieux des textes que de son compte en banque, se bat avec ses propres démons.
Un démon, en particulier : celui de l’amour, avec son cortège d’espoirs d’autant plus déçus qu’ils étaient grands. Vivian, qu’il épousera, est définitivement la femme de sa vie : « Il se rendit compte combien il était amoureux d’elle. Si elle le souhaitait, elle pourrait lui offrir des trésors de bonheur. Quand ils se dirent au revoir à la gare, il eut l’impression que quelque chose de définitif s’était passé entre eux. Malgré ses doutes, il était habité par une certitude qui ne le quitterait jamais. »
Philip n’est pas un véritable naïf. La littérature et les dangers de la guerre lui ont formé le caractère. Bien que les pièges sentimentaux soient d’une autre nature et qu’il y tombe avec une facilité déconcertante. Jusqu’à subir une véritable arnaque, plus tard, dans un couple reformé et sur lequel il compte à nouveau, quand il sera dépossédé de la maison qu’il a achetée. Mais sa vengeance sera terrible, s’il s’agit bien d’une vengeance. Peut-être s’est-il seulement laissé entraîner par une possibilité nouvelle avec une jeune femme qu’il avait, un temps, considéré comme sa fille…
Le mélange, chez lui, de force et de faiblesse, est saisissant. Il n’est pas un personnage tout d’une pièce, des failles s’ouvrent sous ses pieds et il est assez lucide pour comprendre qu’il les a lui-même provoquées – mais il ne parvient pas à s’en empêcher.
Amoureux des femmes sans prendre la mesure exacte du monde qui l’entoure, malgré l’observation précise des autres couples, amoureux de l’amour dans lequel il continue à croire, il finit par prouver qu’il n’avait pas complètement tort. D’être passé par les pires difficultés n’aura, au fond, rien empêché. Son apaisement tardif et enfin heureux, si la sérénité s’apparente au bonheur, en est la preuve.

vendredi 19 juin 2015

Jim Crace, lauréat de l'Impac Dublin literary award

L'Impac Dublin literary award est un prix littéraire important, son palmarès international est impressionnant - et, ce qui ne gâche rien pour les lauréats, il est richement doté (100.000 euros). Cette année, le lauréat en est le Britannique Jim Crace, pour Harvest, traduit en français sous le titre: Moisson (contrairement à ce que je disais dans une première version de cette note de blog - merci aux lectrices et lecteurs attentifs). D'autres livres le sont, dont Le garde-manger du diable (2005), saine lecture mais peu susceptible de donner à l'écrivain l'autorisation de faire la cuisine s'il devait recevoir les jurés. Le diable aime les champignons. Jim Crace aime tout, dès lors que la cuisine plaît, surprend ou choque. En soixante-quatre histoires, la dernière étant la plus courte, il visite quelques tables peu communes. La boîte de conserves sans étiquette y acquiert une valeur emblématique. Le gâteau se multiplie, mais c’est peu biblique. Le farfale au rouge à lèvres est inattendu. Et le repas se poursuit en lisant, sans aucun respect pour la norme.
Voici deux autres ouvrages, des romans, parmi ceux qu'on peut lire en français (il y en a dix au total).

Admettons que ce soit un roman policier : il y a eu en effet un double meurtre, commis dans les dunes par un rôdeur. Puis le couple a été abandonné dans ce lieu peu fréquenté, sans aucune chance de refaire bientôt surface. Pourtant, à notre grande surprise : « Les corps furent découverts immédiatement. »
Bien, pense-t-on, l’enquête peut avancer. Et puis, on doit relire trois fois la suite du paragraphe pour se rendre à l’évidence, parce qu’il ne s’agit pas du tout de ce qu’on pensait : « Un coléoptère d’abord, Claudatus maximi. Un mâle. Puis arrivèrent les pillards, convoqués par les blessures toutes fraîches et l’odeur de l’urine : mouches de charogne et crabes, qui normalement doivent se contenter de crottes de rats et de carcasses de poissons pour toute pitance. Puis une mouette. Personne, sauf les journalistes, ne pouvait prétendre qu’il n’y avait que la mort dans les dunes, par cet après-midi d’été. »
Joseph et Celice, les victimes, sont des zoologistes qui se sont rencontrés, trente ans auparavant, au même endroit. A l’époque, ils appartenaient à un petit groupe de chercheurs débutants, quatre hommes et deux femmes engagés sans le savoir dans une compétition sexuelle dont naîtrait leur couple, mais qui aurait aussi pour conséquence indirecte un incendie accidentel et la mort de Festa, l’autre femme.
Déjà, la vie et la mort s’étaient mêlées intimement, comme ils auront à l’observer toute leur vie dans leur travail, et à le subir après leur assassinat.
Donc, L’étreinte du poisson n’est pas un roman policier. Le criminel d’occasion n’a fait que passer, on l’oublie ensuite. Son bras, armé d’une pierre avec laquelle il a défoncé les crânes, aura été l’instrument initial de la décomposition des corps. Car du temps s’écoule avant que la disparition du couple soit constatée, avant qu’on se mette à leur recherche, avant qu’on les retrouve. Et les bestioles diverses dont il a été question plus haut, accompagnées de quelques autres, aidées ou contrariées par le vent, la pluie et le sable, mettent ce temps à profit pour accomplir leur œuvre de destruction physique. Pendant que les chairs entament leur processus de décomposition…
Le romancier suit celui-ci avec une précision d’entomologiste. C’est horrible ? Si l’on veut. Mais il y a, dans une dégradation physique naturelle, des moments de grâce : « Dans la lumière de l’aube, sous cette pluie dure et à quelque distance, les cadavres pouvaient passer pour des harengs humains brillants, façonnés par des joailliers de conte de fées et lancés par des géants, deux éclats de glace, deux feuilles de métal, deux sculptures écailleuses en fer-blanc martelé, vert-de-grisées de moisissure et de rouille. »
En outre, il y a aussi le contexte particulier de leur mort, dans un lieu de souvenir où Joseph a entraîné Celice, un peu réticente, avec un but précis : pour refaire l’amour là où ils l’avaient fait la première fois. Elle est à demi nue et lui, complètement. Il a eu le temps, avant de sombrer dans l’inconscience, de poser la main sur la cheville de sa femme et c’est dans cette position que la police les découvrira, bien après les bestioles, un peu avant que leur fille les voie. Une beauté tragique baigne la scène dont la violence s’est apaisée.
Bien sûr, Jim Crace profite lui aussi du temps pendant lequel les corps restent allongés dans les dunes. Entre les moments où il focalise sur eux l’attention du lecteur, il raconte la journée qui a précédé le meurtre, il revient sur les trente années d’avant, il fait entrer en scène la fille du couple. Il tisse des liens indestructibles entre la vie et la mort, envisagées sous le même regard d’une extrême douceur.
Quant au poisson du titre, il est le symbole de notre retour vers l’élément liquide de nos lointaines origines. Son étreinte dément la vérité biblique en vertu de laquelle nous retournerions en poussière. Et la démonstration, posée dans son irréfutable logique, est convaincante. Comme si L’étreinte du poisson était une fable valable pour tous : « Tels sont les jours infinis des morts. »


Aymer Smith a une mission désagréable : annoncer aux pêcheurs d’un village côtier que l’entreprise qu’il dirige avec son frère Matthias n’a plus besoin de varech pour fabriquer leur savon de luxe. Matthias se serait volontiers contenté d’une lettre. Mais Aymer estime devoir à ces familles une présence physique pour leur annoncer la mauvaise nouvelle, la perte de quelques revenus de complément. Le 19e siècle est celui du progrès : les composants organiques sont remplacés par la soude chimique dans la composition du savon…
Le voici donc à Wherrytown, dans la seule auberge. Elle n’est pas très accueillante, elle n’a pas de nom. Mais Aymer a le sens du devoir et, en outre, il est bien obligé de s’en contenter. Dans l’ignorance encore de tout ce qu’il va apprendre sur place, des rencontres inattendues qui se préparent et d’une conséquence douloureuse, plus tard.
En même temps que lui débarque, involontairement, l’équipage d’un navire américain échoué sur la côte avec sa cargaison de vaches canadiennes. Wherrytown est envahie comme elle ne l’a probablement jamais été et les chambres de l’auberge sont surpeuplées. Heureusement pour Aymer, il partage la sienne avec un jeune couple de futurs émigrants. La vision de la chair féminine et les bruits des ébats l’émoustillent d’autant plus que le sujet était auparavant loin de ses préoccupations – et qu’il est puceau, encore pour quelque temps.
Car Aymer est un homme qui respecte surtout les choses de l’esprit et possède une assez haute opinion de sa propre intelligence. Sceptique, il se tient à distance de la religion, ce que n’apprécie guère le pasteur de l’endroit. Abolitionniste, il prend des risques en libérant un esclave noir qui appartenait à l’équipage – et l’envoie peut-être à la mort en le lâchant dans la nature en plein hiver. Mais, curieux, il est aussi fasciné par l’environnement qu’il découvre dans des paysages si différents de son cadre londonien.
Quant aux personnes qu’il côtoie par nécessité, il leur trouve en général bien peu de qualités, et peu dignes des siennes. Les marins américains sont des rustres, les pêcheurs sont incultes. Lui-même, aux yeux de tous, est un assommant prétentieux.
La rencontre de plusieurs mondes, de différentes manières d’envisager la vie, est au cœur de ce formidable roman, aussi fin que drôle. Jim Crace prend un malin plaisir à mettre face à face des gens qui n’ont rien à se dire, ne se comprennent pas et se sentent néanmoins poussés à partager quelque chose. C’est l’exotisme dans son propre pays. Tous les autres à portée de la main. Avec la naissance de nouvelles tentations et, à la fin, une véritable transformation chez Aymer, que tous remarqueront à son retour à Londres. Qu’est-ce qui a changé chez lui ? Peut-être simplement est-il plus riche d’avoir abandonné un temps son monde confortable et ronronnant. Il s’est mis en danger, d’ailleurs plus qu’il le croit.

jeudi 18 juin 2015

Désérable, Prix des Lecteurs de L'Express-BFMTV

Deux bonnes nouvelles en une. D'abord, un formidable roman, Evariste, de François-Henri Désérable, reçoit le Prix des Lecteurs de l'Express-BFMTV. Ensuite, il existe des gens qui ne se contentent pas de regarder BFM mais misent aussi. Enfin, je veux le croire...
Le deuxième roman de François-Henri Désérable, inspiré par la biographie d’Evariste Galois, « mathématicien de génie qui mourut en duel à vingt ans », est l’exemplaire réussite d’un écrivain qui s’autorise toutes les libertés sans jamais oublier ce qu’il veut raconter. Le texte coule comme un torrent dont le flux s’anime selon les aspérités de son lit. On sait où il va, l’auteur nous le rappelle parfois : vers un vingtième chapitre, autant de parties qu’il y a eu d’années dans la vie du personnage, où celui-ci « dort pour de bon. Le Vieux a tourné son pouce vers le bas. » Le Vieux à barbe blanche était présent dès les premières lignes pour un claquement de doigts qui s’appellera le big-bang.
Pourquoi, en effet, ne pas remonter à la création de l’univers pour en arriver au père d’Evariste, Gabriel Galois ? Et pourquoi ne pas comparer le peu que nous savons de celui-ci à l’encore moins que nous savons de John Shakespeare ? Puisque, dans les deux cas, les pères ne doivent leur relative célébrité qu’à celle, éclatante, de leurs fils. Le romancier est omnipotent : il invente ce que la mémoire n’a pas enregistré, parce que les techniques n’étaient pas encore au point. Qu’en fut-il, par exemple, de la nuit où Evariste fut conçu ? « Les sextapes, hélas, n’existaient pas », ce qui n’interdit pas de raconter la scène avec les précautions que l’on prend à cette évocation devant une demoiselle, lectrice imaginaire…
La fiction racontera le vrai, il faut prendre l’affirmation pour ce qu’elle vaut : Evariste Galois non dans sa légende, nourrie par de nombreux commentateurs, mais « tel qu’il fut ». Le génie qui détestait Louis-le-Grand mais y découvrit, en 1827, « ce royaume des mathématiques dont très vite il devint le souverain. » Il avait quinze ans, il se lance à l’assaut d’une montagne – pardon, une Montagne – dont le sommet est d’accès plus facile pour lui que pour tous les autres. Nous le disions en ouverture : François-Henri Désérable ne perd jamais son sujet de vue. Il n’oublie pas non plus que les mathématiques, si elles sont la principale raison de vivre de l’adolescent, son aspiration ultime, s’accompagnent d’autres frémissements. Il est tenté par les barricades de 1830, il est secoué d’une manière qu’il ne comprend pas, car il n’a à peu près jamais vu de fille, par la vision de Stéphanie en 1832. La fin est proche, et probablement a-t-elle un rapport avec cet émoi-là.
Evariste, roman qui avance bien des hypothèses sans les démontrer toutes, possède la clarté d’une évidence.

mercredi 17 juin 2015

La perspective Vautrin

Jean Vautrin, que décidément je ne me résous pas à abandonner si vite, c'était une manière de voir la vie et les gens. Son regard et son écriture, en partie commune avec Dan Franck pour les aventures de Boro, ont suscité chez moi, au fil des années, quelques articles dont voici, parmi ceux que j'ai retrouvés dans les archives, les principaux.

Un grand pas vers le Bon Dieu est un roman ample et touffu, aux rebondissements multiples, à l’écriture singulière. Bref, un livre inclassable, à moins de suivre Jean Vautrin dans sa définition du roman « aventureux » où il lui plairait de voir rangé son nouveau roman.
De Billy-ze-Kick à La Vie Ripolin, la langue de Vautrin a toujours traîné assez loin d’un français classique et policé :
— J’adore une expression d’argot qui dit qu’un poivrot « creuse un verre ». Moi, j’ai envie de creuser les mots. Donc mon écriture est très large, pléthorique, et, dans tous mes livres, les mots ont parfaitement le temps et le droit de faire la pirouette.
Au cours de ses voyages, Jean Vautrin s’est intéressé à la Louisiane et au cajun qu’on y parle :
— Le français y est archaïque, il y a une démarche de défense de la langue française, mais qui n’empêche pas la présence de mots anglais, par capillarité. Je me suis dit : « Voilà un fantastique creuset pour toi ! »
Dans ce torrent de mots apparaissent rapidement les personnages principaux, paysans et bandits…
— Puisqu’on est à la campagne et que j’ai situé ça près du Texas, ces paysans ressemblent à des personnages de westerns. Il y a les broncos, les chevaux sauvages. Il y a les gens qui se battent en duel, il y a des shérifs, il y a des bandits, et des chasseurs de primes aussi, bien sûr.
Situons le point de départ en deux mots – ce qui est bien peu. Edius Raquin, très attaché à sa terre, a épousé Bazelle il y a dix-huit ans. Leur fille Azeline est très belle… Et le bon temps roulait. Jusqu’au jour où arrive à la ferme le bandit Farouche Ferraille Crowley, blessé mais beau aux yeux d’Azeline, et sûr à ceux d’Edius. Voilà un mariage en perspective, sous le regard de Palestine Northwood, un chasseur de primes qui a attaché ses pas à ceux de Ferraille. La fête commence, la fête est finie, une autre histoire prend naissance…
— J’ai voulu qu’il y ait aussi cet autre itinéraire, de la campagne à la ville, et que cela se joue sur plusieurs générations. En outre, la musique est là, sous-jacente, qui débute en country et qui va elle aussi vers la ville, vers le jazz.
Pour goûter ces réjouissances langagières et aventureuses, il suffit de s’y laisser aller. Le rythme du roman fait le reste. Les personnages ont une telle manière de traiter sur le même pied leur vie quotidienne et les valeurs éternelles qu’on se sent, avec eux, dans le partage du monde. Ambitieux, Jean Vautrin est allé jusqu’au bout de ce qu’il voulait réaliser, avec la sérénité d’un artisan qui se sait en pleine possession de ses moyens. Quand il parle maintenant, avec un peu de recul, d’Un grand pas vers le Bon Dieu, il le fait avec un plaisir gourmand :
— Je voulais renouer avec une grande tradition tout à fait perdue en France, qui va de Marquez à Irving en passant par Conrad – je les cite volontairement en vrac, en mélangeant les valeurs –, avec de grands romans où le temps passe, où on assume une multitude de personnages, où on peut se situer dans un quotidien terre à terre, presque folklorique, et puis fiche le camp à des hauteurs… et devenir brusquement lyrique, employer un langage qui n’est pas tout à fait de la prose…

Le temps des cerises (Franck & Vautrin, 1991)
Souvenez-vous : il y a quatre ans, un nouveau héros de feuilleton naissait sous une plume tenue à la fois par Dan Franck et Jean Vautrin – en réalité, on n’arrête pas le progrès, plutôt sous les touches de leur Macintosh, avec échange de disquettes pour se communiquer les versions successives du texte. Un héros séducteur jusque dans son défaut physique : une jambe raide qu’il attribue, selon les interlocuteurs, à différents hauts faits de sa vie aventureuse. Hongrois, Blèmia Borowicz, dit « Boro », a connu la gloire en 1933, quand il a photographié « le chancelier Hitler la main sur la croupe d’Eva Braun ». Depuis, il a fait son chemin, fondant avec deux amis une agence de presse qui fournit les journaux du monde entier en clichés sensationnels.
L’actualité du temps qui passe leur procure, il est vrai, un matériau de choix. Surtout si on choisit, comme l’ont fait les créateurs du personnage, de remonter le temps à petits bonds : Le Temps des cerises, deuxième volume d’un cycle qui devrait en compter cinq et nous conduire jusqu’en 1956, plonge dans l’époque du Front populaire et des débuts de la guerre d’Espagne. En France, des clans fermement campés sur leurs positions s’affrontent dans l’ombre, et parfois même dans la rue. La belle Ashton-Martin de Boro subit la loi des casseurs et, aux galeries Lafayette, il se passe toujours quelque chose. De mystérieux flacons de parfum « Rouge Sang », qui se révèlent contenir de l’acide, mettent Boro sur la piste d’un trafic d’armes qui le conduit en Italie. L’internationale fasciste possède ses réseaux, que notre reporter-photographe, fidèle au moins autant à son sens de la justice qu’à son goût du scoop, suivra jusqu’à connaître même l’humiliation de devoir « planquer » dans une maison de passe italienne pour démonter tous les rouages de ce trafic. Humiliation, c’est une manière de parler, car en fait, il aime plutôt ça, Boro. Les dames appartiennent à sa vie quotidienne comme la photographie. Il n’est pas cynique, il serait même plutôt généreux, mais il ne cesse de tomber amoureux, d’un visage, d’une peau, d’une pose… quand ce n’est pas de la fraîcheur de Liselotte, dix-sept ans, embarquée bien malgré elle dans une aventure où elle n’avait rien à faire. Entre ses études de droit et son emploi de vendeuse aux… galeries Lafayette (vous l’aviez deviné !), elle devient un témoin gênant qu’il faut éliminer. Devant elle, Boro se comporte en père – elle vient de perdre le sien suite à un accident minier, dans le Nord – plutôt qu’en amant. Avec, néanmoins, quelque dépit de se comporter de la sorte. Elle est mignonne, Liselotte. Mais elle sera pour quelqu’un d’autre…
Simple, pour respecter la règle du feuilleton qui permet au lecteur de ne pas se poser trop de questions sur le pourquoi et le comment des réactions des personnages, Boro n’est cependant pas simpliste. Et comme Franck et Vautrin n’ont pas oublié non plus qu’ils étaient écrivains – pas seulement des tâcherons qui tirent à la ligne pour remplir leur contrat –, on se régale sur tous les plans : le scénario est parfaitement au point, la documentation est précise sans être envahissante, et l’ensemble du récit est tenu par un style réjouissant qui aide à traverser, l’œil rivé sur le viseur du vieux Leica de Boro, les temps de troubles dont la dimension est véritablement romanesque.

Courage, chacun (1992)
Jean Vautrin aime les gens et ne s’en cache pas. Il leur invente des histoires. Un visage, une attitude, et le voilà qui démarre au quart de tour : « C’était. C’était banal comme une bougie éteinte. Un homme penché sur une femme. Un couple arrêté non loin du parapet d’un pont. » C’est le début de la nouvelle la plus courte de son recueil : Courage, chacun, en regroupe neuf, neuf doux délires qui parfois basculent dans « Ma Haine mortelle », parce qu’ainsi va la vie et qu’il ne faut pas toujours se laisser manipuler par les autres.
Jean Vautrin aime les gens et le leur dit à sa manière. Une manière bourrue, histoire de ne pas pleurer avec les autres mais de les engager au contraire à résister quand quelque chose vous fait mal, quand on croit que tout va bientôt s’arrêter. Il arrive que cela s’arrête, d’ailleurs : il ne faut pas imaginer que les choses durent éternellement.
Jean Vautrin aime les gens et ne se contente pas des romans pour les raconter. Animateur de la collection de nouvelles où il publie ce recueil, il reste le défenseur d’un genre auquel on se demande pourquoi le public ne fait pas davantage confiance. Alors que les nouvelles, et celles de Vautrin en particulier, permettent de multiplier les rencontres, d’avoir en kaléidoscope une vision de notre monde, entrevu parfois sous des angles tout à fait inattendus.
Jean Vautrin aime les gens, il serait juste que les gens le lui rendent en restant ou en devenant ses lecteurs.

Les noces de Guernica (Franck & Vautrin, 1994)
Il nous a déjà entraînés dans quelques aventures hautes en couleur, ce reporter-photographe à la jambe folle (une seule jambe, heureusement, abîmée après une histoire dont les versions diffèrent selon les interlocuteurs auxquels il la raconte). Boro, dans La Dame de Berlin, photographiait Hitler avant son grand avènement, dans une position compromettante. Dans Le Temps des cerises, il démontait la conjuration de la Cagoule et, déjà, donnait un coup de main aux Espagnols, côté République.
Car voici l’Espagne en plein, et même en pleine guerre, dans Les Noces de Guernica, troisième épisode des aventures de Boro dont Dan Franck et Jean Vautrin nous régalent depuis 1987. Le photographe boiteux et néanmoins talentueux a été fait prisonnier et se retrouve dans une sorte de nid d’aigle dont il paraît difficile de sortir autrement qu’en subissant l’envol final, celui qui précipite les corps des condamnés sur les rochers, beaucoup plus bas.
L’essentiel du roman nous entretiendra de cela : de cette détention qui prendra des aspects bien particuliers, dont il convient de ne pas trop parler ici pour laisser fonctionner l’effet de surprise. Disons seulement que la très belle Solana a bien des arguments pour troubler Boro, homme destiné à tomber d’un amour dans l’autre, comme à répétition. Car, tandis que Boro se morfond dans sa cellule avec un petit espoir d’en sortir (et, dans la cellule d’à côté, devinez qui on trouve ? Arthur Koestler !), sa cousine, la très belle, elle aussi, Maryika, amour de jeunesse dont il reste plus que des traces dans les sentiments partagés entre ces deux personnages, remue ciel et terre pour retrouver l’homme de sa vie…
Documentées comme seuls les meilleurs romans historiques le sont, Les Noces de Guernica nous emportent une fois encore dans des aventures à n’en plus finir, avec, d’ailleurs, la promesse, reçue avec plaisir, d’épisodes suivants, dès avant le traditionnel « À suivre » qui clôt l’épisode. Quelques allusions sont faites déjà, en effet, à ce qui se produira ensuite, au cours de la seconde guerre mondiale, dans le maquis du Vercors. Il ne faut même pas demander le programme, il nous est offert, et on est heureux de prendre rendez-vous.
En attendant cette suite, les cinq cent et quelques pages que voici méritent bien d’être placées sous les yeux gourmands. Elles ont tout pour séduire les amateurs de grands destins conjugués sur le ton du feuilleton.
On retrouve, comme dans tout feuilleton qui se respecte, des personnages déjà rencontrés précédemment, mais les auteurs ont soin de résumer leur parcours, à l’intention des lecteurs qui prendraient le train en marche. De sorte que chacun, familier ou non de la série en cours, peut trouver ici de quoi titiller son imagination, sur plusieurs registres qui vont de l’histoire au roman d’amour, sans négliger un engagement politique qui n’hésite pas à se faire du bon côté…

Mademoiselle Chat (Franck & Vautrin, 1996)
En 1987, Dan Franck et Jean Vautrin, qui avaient déjà derrière eux et poursuivent depuis une œuvre personnelle de romancier, se lançaient dans l’écriture à quatre mains, imaginant un personnage de reporter-photographe boiteux mais très séduisant, originaire de Hongrie et, à partir du début des années trente, présent sur tous les terrains de l’actualité européenne. La dame de Berlin avait ouvert le bal, puis avaient enchaîné Le temps des cerises et Les noces de Guernica. Voici le quatrième volume de ce feuilleton de notre temps, Mademoiselle Chat, toujours aussi plaisant, plein de rebondissements, d’humour, écrit d’une plume très sûre et pas du tout à la va-comme-je-te-pousse. Autant dire qu’on ne se lasse pas de retrouver Boro, de loin en loin, dans sa traversée de l’histoire contemporaine.
La Seconde Guerre mondiale se prépare, mais tout le monde ne le sait pas encore. Même Boro, comme fatigué de l’actualité après la guerre d’Espagne, est allé s’égarer en Inde pour un reportage exclusif qui ne donnera pas vraiment de résultats, sinon par la bande : il a eu accès, par hasard, à un des secrets les mieux gardés de l’Allemagne, le système de codage Enigma.
« Au début, nous avons une idée qui tient en un demi-feuillet », explique Dan Franck (tout seul ce jour-là mais il nous avait averti : Je fais très bien Franck & Vautrin tout seul, comme Jean, d’ailleurs). « Sur cette idée de base, l’un des deux se lance. Quand il est fatigué, il passe le manuscrit à l’autre, qui réécrit un peu le texte et continue. Ainsi de suite jusqu’à obtenir un gros roman dans lequel chacun essaie d’étonner son premier lecteur – l’autre auteur. »
Depuis le début de ce grand feuilleton, la technique de travail n’a pas vraiment varié, mais des habitudes se sont prises, qui aident à obtenir un résultat plus cohérent. Car Dan Franck et Jean Vautrin n’ont pas vraiment, dans leurs propres ouvrages, le même type d’écriture, et il faut bien que se crée un style « Franck & Vautrin », quelque part entre les deux. « Au début, on essayait de s’imposer une sorte d’écriture blanche, mais c’était impossible. Il fallait repasser sur chaque chapitre. Encore maintenant, mais il y a moins de travail d’unification. On a trouvé un style. En raison de cela, je crois que ce quatrième volume est un bon Boro. »
Impression confirmée par la lecture, agrémentée de clins d’œil plus ou moins discrets, comme une rencontre avec d’autres personnages romanesques, Léa Delmas et François Tavernier (les héros de La bicyclette bleue, de Régine Deforges), ou le fait de croiser sans cesse, d’une aventure à l’autre, un André Malraux dont Boro oublie toujours le nom.
Et puis, bien entendu, il y a les péripéties elles-mêmes, enlevées en chapitres brefs au cours desquels la tension ne se relâche jamais, si bien qu’on galope à travers ces pages avec le sentiment que ce n’est jamais trop long, et on en redemande.
Si tout va bien, on en aura encore. Franck Vautrin n’arrêteront que s’ils s’ennuient, et c’est loin d’être le cas actuellement. Comme ils avaient le projet de mener Boro jusqu’en 1956, histoire de lui faire retrouver sa Hongrie natale, en cinq volumes, et qu’après quatre volumes il n’est encore qu’en 1939, on peut penser qu’il aura encore à vivre bien d’autres événements, pour notre plus grand plaisir…

Jean Vautrin se souvient qu’il a écrit des romans noirs, très noirs, et repique au jeu avec un plaisir qu’il nous fait partager en même temps qu’il perd son prénom. Le roi des ordures se passe autour des décharges de Mexico, sur lesquelles des familles entières récupèrent les matériaux les plus divers. Ces activités se déroulent sous l’autorité toute-puissante d’un roi des ordures, un parrain local au pouvoir absolu, droit de cuissage compris. Don Rafael Gutierrez Moreno choisit des femmes en échange, pour leurs familles, d’un droit d’exploitation sur une parcelle. Ce monde est la parfaite illustration d’une déliquescence sociale née d’une course aux profits qui annihile tout espoir de sursaut moral.
Il n’est pas de meilleur contexte pour agiter quelques personnages dans un bocal empli d’eau trouble. Car nul n’est net dans ce sac de nœuds où s’accumulent les ennuis. D’abord pour le personnage clef du détective : Harry Whence est arrivé au Mexique parce que, plus au nord, cela sentait mauvais pour lui. Habité par des pulsions malsaines, il a besoin de changer d’air régulièrement, mais rien ne s’arrange jamais pour lui. Il n’a guère d’affaires à traiter, il continue à se jeter comme un damné sur les femmes et la voix imaginaire de son père mort ne cesse de lui dire qu’il n’arrivera jamais à rien. Même son modèle, Philip Marlowe, ne peut pas grand-chose pour lui. Harry Whence est décidément trop nul…
Malgré tout, il se prend parfois d’affection pour un client, comme ce nain malade dont on a volé la chaise roulante. En authentique héros, qui joue le rôle de celui qu’il voudrait être en permanence, Whence affronte les pires ennuis pour parvenir à son but…
Il y a, dans ce roman, des scènes extraordinaires, dignes du cadre dans lequel elles se déroulent. Voici, par exemple, comment Harry Whence se défoule parfois à la tequila, dans les moments de tension, avant de relever quelque défi imbécile à l’issue trop prévisible :
« Un peu de sel, une rondelle de citron. Sous sa calotte blanche, Tête-de-poivron me regarde boire le premier verre. Il sait qu’un bronco va entrer dans le corral de mon estomac et attend de voir monter mes larmes. L’étalon effectue une série de ruades, mais je garde le cavalier. »
Quelques tequilas plus tard, Harry Whence est prêt à regarder la mort en face : « Quand le temps s’accomplit, nous sommes sans défense. »
Harry Whence est un loser magnifique (et non un looser, comme l’orthographie malheureusement Jean Vautrin). Le temps que nous passons avec lui est gagné non seulement sur sa mort mais aussi sur la nôtre.

Jean Vautrin a toujours été sensible aux mécanismes de haine qui, souterrainement, minent notre société. Un monsieur bien mis, roman très bref, presque un conte – illustré par lui-même –, relate un moment dans la vie d’une cité pareille à toutes les autres, où les gens se côtoient, venus d’horizons divers, et constituent des familles de bric et de broc, des ensembles sans autre intersection qu’une curiosité malveillante.
Arrive, dans ce jeu déjà complexe, « Un monsieur bien mis ». Il passait par hasard, sur un quai de la gare locale, et il n’a pas supporté l’attitude de Locomotive Baba N’Doula, viré depuis six mois mais qui continue à balayer nonchalamment les quais. L’homme au chapeau noir a mis le pied sur un tas de poussière, a glissé, a failli tomber, et l’Africain l’a rattrapé. Le monsieur bien mis est entré dans une colère… noire, l’Africain a rigolé. Crime contre la France, n’est-ce pas, qui se passerait bien de tous ces immigrés !
De ce sursaut d’indignation nourri de thèses dignes de celles du Front national va naître, selon une logique d’autant plus implacable qu’elle est irréfléchie, un de ces actes inqualifiables comme il s’en commet discrètement dans des pays développant un phénomène de rejet de l’autre. Jean Vautrin ne tire pas de conclusion, le lecteur est assez adulte pour le faire lui-même. Mais, sous le plaisir d’une lecture agréable, quel malaise salutaire !

Il y a chez Jean Vautrin une générosité qui s’étend à toutes les catégories humaines, sans la moindre restriction. Comme un avocat peut être amené à défendre l’indéfendable assassin, l’écrivain porte la responsabilité de donner la parole à ceux qui n’ont pas le droit à la parole. L’homme qui assassinait sa vie est un roman si bouleversant, si perturbant, que l’auteur s’est senti obligé de le faire précéder d’un bref avant-propos qu’il est utile de citer en partie avant d’aller plus loin : « Gigolettes, rebuts, transfuges, paumés, otages, beurettes, obèses, négros exportés-Boeing, funkies, junkies, prolos ou petites gens en quête d’un moyen bonheur, j’aime la terre entière. J’ai peur, je ris, je vomis, je m’éraille, je proteste pour elle. C’est l’homme qui m’intéresse. Sa noblesse souillée. Sa vérité violée. Sa dignité détruite. Et aussi ses chemins douloureux. La contradiction de ses pas. Son devenir incertain. Ses fantasmes, sa fornication, qui le soumettent au troupeau. Ses gestes qui trahissent ce qu’il enferme dans son cœur. »
Et ce sont des pensées bien sombres qui habitent le cœur de l’homme au volant d’une Mercedes. Il s’arrête pour tuer, avant de s’arrêter tout à fait, ceux qui appartenaient au cercle de sa vie. Le malheur profond a gagné son esprit, il n’en sortira plus – mais les autres ne doivent pas s’en sortir non plus. Anti-héros par excellence, il n’a plus d’autre but dans la vie que la destruction, la sienne pour finir.
L’homme qui assassinait sa vie est une saleté d’histoire. Surtout pour Gus Carapate, détective privé, qui se trouve embringué dans une sorte de molle complicité dont il ne peut se défaire. L’empathie qui rapproche les hommes dans la douleur peut ne pas avoir de limites. Celles qu’on pourrait imaginer sont franchies à toute berzingue, dans un roman fou qui « s’autoroute » avec le frémissement du vent et de la peur.
Il pleut beaucoup dans les pages de ce livre. Au cas où on serait inattentif, Vautrin le répète même trois fois dans la première page, ajoutant pour faire bonne mesure des filles qui s’abritent sous les porches, un homme qui s’essuie le visage avec la main et finit par se couvrir la tête de son bras replié, des hachures de pluie, l’averse, les flaques.
Ça n’a l’air de rien, mais, pour un début de roman noir, c’est une sacrée manière de façonner le rêve. Un rêve en forme de cauchemar éveillé, et on n’a pas le droit de dormir. Le récit n’en laisse pas le temps, qui court à travers les heures et les jours sans désemparer, jusqu’à extinction totale de l’espèce humaine la plus proche du tueur.
Tel est le climat, et on ne s’étonnera pas de ce que la dernière phrase est la même que la première : « Il pleut. » Bordeaux et ses environs sont le théâtre d’un drame dont le lecteur ne se relèvera pas. L’embellie n’est pas annoncée de sitôt.
Greffées sur le récit principal, d’autres histoires dérapent sur les bas-côtés. Ce n’est guère plus joyeux. Dans le fatras nauséabond d’un monde qui se retient à grand-peine de hurler, Vautrin puise à pleines mains et nous jette au visage les résultats de ses trouvailles. On a envie de lui demander d’arrêter, et on se presse pourtant de continuer, avec lui, sur les chemins de cette vie à laquelle nous appartenons, bon gré, mal gré.
Se souvient-on que le même écrivain a publié, il y a une douzaine d’années, un recueil de nouvelles dont le titre était Dix-huit tentatives pour devenir un saint ? Nous voici à l’extrême opposé du titre, c’est-à-dire peut-être, sur le cercle des possibilités réduites offertes à l’homme, au même endroit. C’est sa façon d’embrasser la totalité des hypothèses, dans une œuvre qui ne laisse pas de marbre et se distribue, de livre en livre, comme autant de coups de poing destinés à réveiller les (bonnes) consciences endormies.
Il convient d’être reconnaissant à Vautrin de ne pas ronronner, comme le font tant d’autres, et de secouer avec fracas les idées reçues. Si, une fois le roman terminé, on se trouve déçu de l’homme, c’est qu’on refusait de voir la vérité de celui-ci. La voici en pleine lumière, pour notre édification personnelle.

Cher Boro (Franck & Vautrin, 2005)
Depuis les débuts de ses aventures, le photographe boiteux d’origine hongroise auquel Franck et Vautrin ont donné vie il y a bientôt vingt ans est marqué par la Seconde guerre mondiale. Elle n’était pas commencée dans La dame de Berlin mais Hitler était déjà un personnage qui allait imprimer sa marque sanglante sur l’époque. Et un cliché à la sauvette avait fait de Blèmia Borowicz le précurseur des paparazzis en même temps qu’une vedette dans sa profession.
Ce farouche défenseur des libertés devait, en raison de son métier autant que de ses convictions personnelles, traverser les grandes pages historiques de ces années-là : le Front populaire, la guerre d’Espagne et, bien sûr, celle dans laquelle il se trouve encore en plein pour le sixième épisode de la série, Cher Boro.
Le 1er janvier 1942, au milieu de la nuit, Boro est largué d’un avion anglais dans le sud de la France, avec quelques autres personnes chargées de diverses missions très secrètes. Si secrètes qu’il ne connaît aucun de ses compagnons, et qu’il ne connaîtra même pas le nom de celle à côté de qui il atterrit. Pendant tout le roman, au hasard de leurs rencontres qui déboucheront sur une belle liaison amoureuse, elle sera Bleu Marine, à cause de la couleur de ses yeux, mais se fera appeler par une multitude de prénoms, promettant de lui révéler l’authentique le jour où il livrera lui-même la vérité sur ce qui est arrivé à sa jambe – selon les moments, il imagine des histoires plus invraisemblables les unes que les autres pour l’expliquer.
Voilà ce qui fait le charme de Boro : les petites histoires qui tissent une familiarité avec le personnage au fil des épisodes, une cohérence parfaite dans la désinvolture apparente avec laquelle il traverse les événements. Ceux-ci tiennent pourtant du tragique puisqu’il est recherché par des Allemands d’une rare cruauté pour lesquels la torture est un jeu. Auquel succomberont plusieurs protagonistes de Cher Boro.
Il est peu probable que nous lisions un nouvel épisode dès l’an prochain, puisque nos auteurs n’ont jamais mis moins de deux ans à terminer un volume. Mais Boro reviendra quand même en librairie dès 2006, grâce à Enki Bilal, qui dessine les couvertures depuis le début et qui reprend la série en bande dessinée chez Casterman.

Jean Vautrin est depuis toujours un homme en colère, un rebelle. Il l’est resté. « Je ne suis pas un écrivain convenable », rappelle-t-il, au cas où nous l’aurions oublié, dans La vie badaboum. Ce recueil de textes jette quelques coups de projecteur sur des épisodes de sa vie. La découverte de l’Inde, de la photographie, du cinéma avec Rossellini. Le roman noir au moment où fleurissait le « néo-polar » français, en compagnie de Manchette ou d’ADG. L’art de la nouvelle, genre pratiqué avec bonheur par son maître Raymond Carver. Le goût pour les mots : « Toujours, il faut que j’aille fouiller les mots. Que je les détrousse, gratte, repeigne, attise. C’est un exercice musculaire, presque. Un très puissant bazar. » Rabelais n’est pas loin, ni Céline, ni Queneau…
Vautrin raconte ses coups de cœur pour des maisons et les régions où elles sont posées, où il s’est implanté pleinement avant de migrer ailleurs. Il prouve sa fidélité en amitié, notamment dans deux très belles lettres à Jean-Paul Kauffmann, du temps de sa détention au Liban, ou dans un hommage à Yves Gibeau.
Il marche avec le monde, avec son époque, en élevant la voix quand il le pense nécessaire. Même si « un écrivain est un explorateur, pas un endoctriné », il dénonce l’ère du fric roi, appelle la jeunesse à se révolter, plaide en faveur d’une Europe culturelle plutôt qu’économique. Il ne supporte définitivement pas les inégalités, les injustices. Et, tout aussi définitivement, il tend la main, dans un mouvement spontané qui n’a pas besoin d’être justifié, aux faibles, aux démunis.
Jean Vautrin serait un magnifique personnage de roman. Cet autoportrait éclaté en dessine les grands traits. Les détails complémentaires sont à imaginer à travers ce qu’il a écrit, à puiser dans les vies imaginaires proposées par ses fictions.
Précisément, en voici quelques-unes dans Maîtresse Kristal et autres bris de guerre. Ce recueil de nouvelles, un des trois livres publiés par l’auteur en ce début d’année très faste, est animé par une autre de ses détestations capitales : la guerre. « Ce qui compte à mes yeux / C’est qu’on a eu tort de la faire », écrit-il. Toujours et partout. Lui qui a « joué, tendre enfant, sur la tombe du uhlan de la mort et du cuirassier français qui s’étaient mutuellement embrochés au milieu des sépultures et reposent désormais côte à côte », ne s’est jamais remis de la violence des hommes. Ne s’est jamais remis d’avoir filmé, alors qu’il était « griveton » (simple soldat) en Algérie, le premier essai nucléaire français.
Alors, il raconte, dans Maîtresse Kristal, comment le jeune Ali Bouchaieb, treize ans, fils de harki, décide de changer le cours de son existence. Ali a pris le revolver de son père, qui a pris l’habitude de frapper sa mère. Ali braque une femme dans la rue. Il ne lui fait même pas peur. Madame Ben Bouzrara, réputée riche en raison de sa profession – elle est prostituée –, l’invite chez elle, le séduit, lui raconte la Maîtresse Kristal qu’elle fut, dans une autre vie. La guerre qui grondait dans la tête d’Ali se défait sur les draps trempés par l’amour…
Ailleurs, les morts d’un cimetière militaire se rebiffent. L’armistice de 1918 est annoncé avec bonne humeur par le frère du chauffeur d’un général, qui a transmis la nouvelle avant son officialisation. Mais la bonne humeur ne dure pas : Poupette, la femme du chauffeur, retourne dans les bras de son mari et une belle aventure amoureuse se termine.
Jean Vautrin souffle le chaud et le froid. Ne fournit pas toutes les explications. Les situations sont assez claires pour amener le lecteur à se poser les bonnes questions, et à y répondre pour lui-même. Ce qui fait bouger le cœur des hommes est, au fond, universel. Les guerres et leurs conséquences exacerbent partout le désir et les sentiments, quand elles ne provoquent pas un abattement duquel il est difficile de se relever. Le chaud et le froid… Côté température, l’écrivain possède un thermomètre d’une rare précision. On aura compris qu’il ne mesure pas en degrés, mais en unités beaucoup plus sensibles, enfouies dans l’intimité de chacun.

La dame de Jérusalem (Franck & Vautrin, 2009)
D’une dame à une autre, de La dame de Berlin qui ouvrait le cycle à La dame de Jérusalem qui le prolonge aujourd’hui après six autres volumes, Boro, intermittent de l’amour et permanent de la photographie, a traversé bien des guerres. En reporter chasseur d’images inédites, son enthousiasme reste pourtant entier. Quand il reçoit un coup de téléphone anonyme lui demandant d’être à Jérusalem le 22 juillet 1946, Boro saute dans un avion sans savoir ce que cela lui réserve. Il n’aura pas à le regretter : à midi vingt, l’hôtel King David, qui abrite le commandement britannique en Palestine et devant lequel il se trouve, explose. Un nouveau scoop pour la presse internationale. Et le premier moment fort d’un roman où s’en annoncent beaucoup d’autres. Sans oublier la rencontre avec Lika, qui lui avait fixé le mystérieux rendez-vous.
La suite, au fil d’événements qui appartiennent aux manuels d’histoire mais sont envisagés ici comme de l’actualité très brûlante, conduira Boro à s’intéresser de près à ce bout de territoire très convoité. L’occupation britannique et ses excès – avec un deuxième séjour en prison pour le photographe, qui avait déjà goûté des geôles espagnoles. Les voyages clandestins des survivants juifs aux camps de la mort. La tension croissante entre Arabes et nouveaux occupants. Les enjeux politiques de la reconnaissance d’un nouveau pays qui n’a pas encore de nom – Israël ou Sion ? La guerre qu’il faut préparer…
La documentation, abondante et précise comme de coutume, n’empiète pas sur le caractère éminemment romanesque d’une vie privée agitée. Boro et les femmes, c’est à chaque fois un nouveau chapitre ouvert sur de nombreuses possibilités. Outre Lika, déjà signalée, il y aura aussi et surtout Sasha, une jeune médecin qu’il se décidera à aimer pour toujours – mais pas toujours. D’émouvantes retrouvailles avec sa cousine Maryika se produisent à New York, où il est enfin obligé de reconnaître que Sean, le fils de son amour d’enfance, est aussi le sien. Et non celui de Dimitri, son presque frère, lui aussi passé dans la vie de Maryika. Dimitri qui meurt au combat, après que Boro s’est en outre trouvé un oncle dont il ignorait tout, mais qui savait tout de lui. C’est beaucoup d’émotions pour un seul homme.
Mais quel homme ! Un héros digne des grands feuilletons du dix-neuvième siècle, qui parcourt les champs de bataille avec sa canne et son Leica. Quand il revient à Paris et retrouve les complices de l’agence qu’il a fondée, il sait aussi faire la fête et briser d’un bon mot quelque tension naissante.
Entre-temps, nous aurons eu droit à quelques nouvelles versions de l’origine de sa claudication. A de mémorables coups de gueule. A des scènes de bravoure que Franck et Vautrin alignent avec générosité.
Le roman populaire, quand il est de cette qualité, a toujours raison. Il nous emporte avec ses personnages dans des remous incessants et lève toutes les réticences que l’on pourrait avoir sur un genre que l’on dit, à tort, dépassé.

Jean Vautrin a mis en route un sacré feuilleton en 2004 quand il s’est mis en tête de suivre la vie de Quatre soldats français, titre d’un ensemble qu’il a découpé en autant d’épisodes que de personnages : Adieu la vie, adieu l’amour, le premier, campait le décor des tranchées en 1917 du côté du Chemin des Dames ; La femme au gant rouge, sans oublier la boucherie de la guerre, retrouvait la frénésie parisienne ; La grande zigouille, fin 1917, était marquée par le complot des quatre personnages principaux, que l’on retrouve aujourd’hui, après l’armistice, rendus à la vie civile et poursuivis par leurs fantômes dans Les années Faribole, ultime livraison du cycle.
Une fois n’est pas coutume, il faut dire un mot des couvertures de cette série. Jacques Tardi y pose son empreinte en familier de la Grande Guerre dont il a plusieurs fois peint l’horreur, en familier aussi de Jean Vautrin, dont il a adapté Le cri du peuple, roman situé à l’époque de la Commune de Paris en 1971.
Revenons à nos quatre soldats, aussi dissemblables que possible, dont le groupe constitué par le hasard symbolise le rapprochement, sur le front, d’êtres peu faits pour se rassembler. Ceux-ci, pourtant, se donneront rendez-vous chaque 1er janvier, à partir de 1920 (le temps nécessaire pour se remettre des combats) chez l’un d’entre eux, le plus apte à recevoir fastueusement ses compagnons d’armes. Raoul Montech, propriétaire de prestigieux vignobles, éleveur de Sauternes, accueillera donc les trois autres : Guy Maupetit, dit Ramier, « l’ouvrier, le rêveur, le libertaire », Boris Malinowitch Korodine, « l’émigré russe, le bohème, le bon géant de Vilnius, le peintre de Montmartre, le chantre du cubisme » et Arnaud de Tincry, « le séduisant aristocrate lorrain, le gentleman cambrioleur ».
Ensemble, ils ont assassiné le colonel Hubert Rémuzat de Vaubrémont dont l’autorité bornée devenait criminelle. Ensemble, ils ont gardé secret cet acte qui leur vaudrait à coup sûr la cour martiale, mais Alphonse Charpaillez les soupçonne et les traque. Caporal, il était déjà à l’affût de tous les renseignements qu’il pouvait glaner ci ou là. Entré dans la police après la fin de la guerre, il poursuit son œuvre en marge de ses enquêtes officielles et devient l’auteur de menaçantes lettres anonymes que Tardi a placé au premier plan sur la couverture…
Jean Vautrin était comme chez lui quand il pataugeait dans la boue des tranchées. Un dernier épisode le rappelle d’ailleurs au début du livre. Mais il s’agit cette fois de fraternisation entre les ennemis d’hier. Le romancier est comme chez lui dans la salle où Fariba Faribole danse presque nue, ou dans les vignes du Sauternais, ou dans la belle affaire de cambriole montée par Tincry avec ses complices – parmi lesquels le formidable Désiré Marie-Joseph Benkélélé, autoproclamé ambassadeur des Grands Lacs, et remplaçant du quatrième soldat le 1er janvier 1920, pour des raisons très légitimes qu’il faudra découvrir.
Car tout s’explique au fil de l’écriture torrentueuse de Jean Vautrin, une sorte d’Alexandre Dumas qui aurait lu Louis-Ferdinand Céline. Du premier, il adopte le sens d’un récit au cours duquel il tire son lecteur par la manche. Du second, il a la respiration haletante, le rythme haché. Ajoutons qu’il ne déteste pas teinter sa langue d’un argot d’époque, que les scènes sur le vif rappellent ses années de cinéaste et qu’il semble vraiment heureux de tirer les fils de ces quatre destins croisés. De la même manière qu’on est heureux de le suivre dans le dédale luxurieux qu’il a organisé.

Gipsy Blues (2014)

Jean Vautrin, animé par une noble cause, prête sa plume à Cornélius Runkele, un jeune gitan que la société place sur de mauvais rails. On aurait aimé applaudir sans réserve. La langue, inspirée d’un argot qui aurait convenu il y a un demi-siècle à un roman noir, l’interdit. Il est difficile de croire à la manière dont s’exprime Cornelius et, par conséquent, le personnage perd l’essentiel de ce qui aurait pu être sa consistance. Dommage.