vendredi 5 août 2016

En rayon, Vincent Borel avant la rentrée

On a, quelques jours avant la rentrée littéraire, l’œil forcément attiré - enfin, je dis forcément, mais c'est mon cas, peut-être pas le vôtre - vers des livres dont il se murmure qu'ils vont focaliser les regards des autres aussi. Alors que la rentrée est vaste, pensez donc, 560 romans annoncés. Et qu'il y a, chez des éditeurs aux catalogues moins vastes que les premiers auxquels on pense, des écrivains qui méritent d'être découverts ou suivis. Car non, on ne les a pas nécessairement ignorés jusqu'ici. Tiens, voici Vincent Borel qui publie, le 25 août chez Sabine Wespieser, son sixième roman à la même enseigne. Fraternels ne vient pas de nulle part, on le vérifie tout de suite avec Antoine et Isabelle, roman paru il y a six ans (et réédité en poche depuis). Article et premières lignes...

Ouverture en fanfare pour le nouveau roman de Vincent Borel : « Il n’y a jamais eu de chambres à gaz à Mauthausen, affirme posément Florian. » Qui est cette tête à claques de Florian ? Un anar de droite, « un Céline nain » qui veut faire son trou à la télévision. Pas de chance pour Florian, il brandit son brevet de révisionniste devant le petit-fils d’un homme qui a été déporté dans le camp dont il parle et en a ramené un témoignage poignant, qu’on lira peu avant la fin du livre. Doublement pas de chance pour Florian, il a lâché cette phrase devant Michel Ferlié, le patron qui a invité les deux hommes, avec quelques autres, en Jamaïque pour voir ce qu’ils avaient dans le ventre et choisir la prochaine vedette médiatique de la rentrée. Un soir, Michel expliquera à celui qui a visité Mauthausen pourquoi la conversation a suscité de la gêne chez lui. Il connaît l’histoire de la grande famille lyonnaise dont il est issu – et sa fortune aussi. Il sait que ses aïeux ont produit des gaz de combat pendant la Première Guerre mondiale. Et du Zyklon B pendant la Seconde…
Fin du prologue, début d’un roman qui va conduire d’Espagne en France, de 1917 à 1949, et retracer avec talent le parcours de deux familles. Les pauvres d’un côté, Antonio et Isabel. Les riches de l’autre, les Gillet et, plus tard, les Ferlié. D’une part Barcelone, de l’autre Lyon. Là, la lutte pour la république espagnole contre Franco, la poursuite d’un idéal après la défaite et la fuite en France, la déportation à Mauthausen, la nationalité française – Antonio et Isabel s’appelleront désormais Antoine et Isabelle. Ici, les alliances entre détenteurs du capital, par-delà les frontières, en Espagne, aux Etats-Unis, en Allemagne, sans se préoccuper d’idéologie, seulement d’argent – une autre forme d’idéologie, bien sûr.
A travers deux lignes tracées par des destinées aussi éloignées que possible l’une de l’autre, c’est toute l’Europe qu’embrasse Vincent Borel. L’Europe des grandes convulsions du siècle, accompagnées par les industriels qui rebondissent sans cesse, de la fourniture des uniformes à la fabrication de la soie artificielle, des gaz dont nous avons déjà parlé au nylon… Les mêmes convulsions sont en revanche subies par la plus grande partie du peuple, exploité par les patrons, avide d’une plus grande égalité et donc prêt à se révolter mais mal armés contre les puissants.
Antoine et Isabelle, malgré les deux logiques qu’il oppose, n’est pas un livre manichéen. Il se donne le temps d’approfondir les caractéristiques des différents personnages, il trouve un patron social en Espagne, il a du corps et du cœur. Malgré tout, l’auteur a eu beau faire, la figure d’Antonio-Antoine domine le récit. On ne s’en plaindra pas. Il a onze ans en 1917, quand sa famille quitte Miravet pour Barcelone. Il a tout à découvrir, et nous avec lui, d’une vie pour laquelle il est doué mais qui ne lui fera pas de cadeaux. Un beau roman, qui a déjà valu à Vincent Borel les prix Page et Laurent-Bonelli.
- Il n’y a jamais eu de chambres à gaz à Mauthausen, affirme posément Florian. Les traits blêmes de ses trente ans séchés par la tabagie se dessinent sur le golfe d’Oracabessa qui scintille sous la lune caraïbe. Je lui tape une cigarette. Je l’allume, énervé. - Comment tu peux dire ça ? Mon grand-père y a été déporté. Il a vu les cadavres qu’on en sortait pour les enfourner dans les crématoires. Ça marque un homme... À son tour Florian saisit une blonde. - Il a été abusé par sa mémoire. Toutes les victimes sont atteintes du même syndrome. Elles réinterprètent ce qu’elles ont vécu. Il ne faut jamais se fier aux témoins de première main. Ils mentent et ils se mentent. Je garde le silence. Venir de si loin pour entendre ça ? Ce propos délirant est-il la conséquence du décalage horaire ? Ou l’effet de la cocaïne pour l’achat de laquelle je lui ai prêté cinquante dollars ?

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