vendredi 4 novembre 2016

14-18, Albert Londres : «Rien ne remplace ce qui meurt.»



Deux chemineaux

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Verbini, octobre.
Le père a cessé d’errer, les fils cheminent.
J’allais de Verbini à la cote 735. Le voïvode Mitchich, col bleu ciel, figure tannée, mains dans les poches, regardait 802 Bulgares que les siens venaient de ramener prisonniers. Il se tenait à distance, peur des poux.
L’armée serbe était en train d’opérer la manœuvre qui laissait en attente, devant Monastir, l’armée franco-russe. Elle passait la boucle de la Tcherna, essayait de crever les Bulgares et par là de tout déclancher, et leur retraite de Kenali et leur retraite de Monastir et leur fuite où ils pourraient.
La veille on avait appris le plan sur le front français et, sous l’émotion, tous s’étaient tournés vers la Tcherna. À huit heures du soir, on avait connu et les huit cents prisonniers et que les Serbes, ayant avancé de trois kilomètres derrière la rivière, demandaient du renfort à Cordonnier, et que Cordonnier avait téléphoné sur le coup à Sarrail, et que Sarrail avait tout accordé.
Les Serbes, aujourd’hui, jouaient la partie.

Deux officiers cheminaient…

Deux jeunes officiers montaient devant moi. L’un était maigre, avec de grandes jambes, un grand nez, un teint jaune et une seule étoile sur l’épaulette : commandant. L’autre était plus petit, avec un lorgnon et pas d’épaulette. Ils avaient les mains dans leurs poches et le grand traînait encore dans les cheveux de la nuque et dans le dos de son manteau des brins de paille, ce qui prouvait que ce n’était pas dans des draps qu’il avait dormi. Il était sept heures du matin. Le gros canon crachait déjà.
Les Serbes font le dernier sacrifice. Les 100 000 qui restent sont revenus sur la lisière de leur pays pour se mettre en demeure d’y entrer. Sur cette lisière, il y a le feu. Ou ils pousseront le feu ou ils seront dévorés par lui. S’ils poussent plus vite que le feu ne dévore, ils reconquerront la Patrie ; si le feu dévore plus vite qu’ils ne poussent, ils fondront devant. Rien ne remplace ce qui meurt.
Les deux jeunes officiers avançaient sans se parler. Ils étaient tous les deux, rien que tous les deux, ni un soldat ni un général ne les accompagnaient. Le grand pouvait avoir de trente à trente-deux ans et l’autre dans les vingt-sept. Le grand ressemblait étrangement à une figure que l’on avait vue il y a quelques années, des milliers de fois dans les journaux et sur des images d’un sou et sur des cartons plus chers, et l’autre aussi lui ressemblait… mais le père a cessé d’errer.
Ils étaient chaussés de bottes, celles du petit étaient celles du petit étaient cirées, celles du grand ne l’étaient pas. Le petit fumait une cigarette, le grand avait refusé d’en prendre une et ils marchaient et s’ils avaient eu une besace, surtout le grand, ils auraient tout à fait eu l’allure de chemineaux, de chemineaux qui ont eu beaucoup plus de pluie que de soleil.
Le canon qui frappait fort et coups sur coups était français, les uniformes des soldats qu’ils croisaient étaient français, tout l’aspect extérieur de cette armée était français, de sorte que les deux officiers qui, eux, étaient habillés en Serbes, en traversant leurs propres troupes, avaient l’air de deux étrangers.

Toujours errants

Un commandant à cheval arriva au galop. Il salua raide d’émotion, mit pied à terre et marcha avec eux. Le grand s’écarta. Le grand officier, celui qui n’est que commandant, celui qui ressemble si étrangement à cette figure que tout le monde connaît, s’écarte toujours de tout. Un général, tout à l’heure, va venir les prendre sur la cote 735, il s’écartera ; un colonel va dérouler son plan devant eux, il s’écartera ; un soldat va leur apporter une tasse de café turc, il la prendra, regardera autour de lui qui n’en a pas, la lui donnera et s’écartera. Il s’est écarté, auparavant, de bien plus haut !
— Georges, lui dit le petit, celui qui n’a pas d’épaulette, celui qui ressemble aussi à ce portrait tant tiré, viens-tu ?
Et Georges suit de son grand corps, de son pas balancé, de son regard d’oiseau las.
Ils habitent tous les deux la même bicoque. C’est la deuxième depuis quinze jours, ils déménagent à mesure qu’on avance. Ils sortent généralement ensemble. Quand une autre personne les accompagne, Georges monte à côté du chauffeur. Quand il n’y a qu’un lit, Georges couche dans la paille et Georges, parfois, s’en va tout seul. Il va dans les régiments qui doivent attaquer.
Et on voit, à l’heure du combat, apparaître un grand commandant qui n’a pas de commandement. Il se met à la tête des soldats qui chargent et hurlent des injures aux ennemis. Les soldats, enivrés, le suivent, hurlant, car s’il n’a pas de commandement, il a une ressemblance.
Il a été prince héritier, c’est maintenant le petit qui l’est. Ils sont seuls dans la vie, car pour faire comme tous les princes de leur âge, et au moins être deux, il est nécessaire d’avoir une maison. Une princesse avec eux n’en aurait pas.
Ils couchent dehors en 1912 à cause des Turcs, en 1913 à cause des Bulgares, en 1914 à cause des Autrichiens, en 1915 à cause des Allemands, en 1916 par habitude.
— Georges, tu viens ?
Et ils vont !
Le Petit Journal, 2 novembre 1916.


La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume paraîtra dans quelques jours, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

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