lundi 29 février 2016

En rayon : Oscar Wilde, par André Gide

Quel hasard conduit à croiser plusieurs fois en peu de temps le nom d'un écrivain vers lequel on ne retourne pas toutes les semaines? Oscar Wilde est le dédicataire d'une nouvelle de Georges Eekhoud dans Le cycle patibulaire, que je me prépare à rééditer - cela aurait dû être en vente demain, mais j'ai pris du retard et peut-être n'y aura-t-il tout simplement pas de nouveautés en mars à la Bibliothèque malgache, la faute à d'autres tâches assez prenantes...
Et revoici Oscar Wilde par l'intermédiaire d'André Gide qui publie en 1910 un double texte sur l'auteur mort dix ans plus tôt. Le premier avait été publié dans Prétextes en 1903, le second dans une revue, en 1905. Hommage, certes, mais hommage critique, comme on va le voir en lisant la première page.

Il y a un an, à même époque, c’est à Biskra que j’appris par les journaux la lamentable fin d’Oscar Wilde. L’éloignement ne me permit pas, hélas ! de me joindre au maigre cortège qui suivit sa dépouille jusqu’au cimetière de Bagneux ; en vain me désolai-je que mon absence semblât diminuer encore le nombre si petit des amis demeurés fidèles ; — du moins les pages que voici, je voulus aussitôt les écrire ; mais durant un assez long temps, de nouveau, le nom de Wilde sembla devenir la propriété des journaux… À présent que toute indiscrète rumeur autour de ce nom si tristement fameux s’est calmée, que la foule enfin s’est lassée, après avoir loué, de s’étonner, puis de maudire, peut-être un ami pourra-t-il exprimer une tristesse qui dure, apporter, comme une couronne sur une tombe délaissée, ces pages d’affection, d’admiration et de respectueuse pitié.
Lorsque le scandaleux procès, qui passionna l’opinion anglaise, menaça de briser sa vie, quelques littérateurs et quelques artistes tentèrent une sorte de sauvetage au nom de la littérature et de l’art. On espéra qu’en louant l’écrivain on allait faire excuser l’homme. Hélas ! un malentendu s’établit ; car, il faut bien le reconnaître : Wilde n’est pas un grand écrivain. La bouée de plomb qu’on lui jeta ne fit donc qu’achever de le perdre ; ses œuvres, loin de le soutenir, semblèrent foncer avec lui. En vain quelques mains se tendirent. Le flot du monde se referma ; tout fut fini.
On ne pouvait alors songer à tout différemment le défendre. Au lieu de chercher à cacher l’homme derrière son œuvre, il fallait montrer l’homme d’abord admirable, comme je vais essayer de faire aujourd’hui — puis l’œuvre même en devenant illuminée. — « J’ai mis tout mon génie dans ma vie ; je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres », disait Wilde. — Grand écrivain non pas, mais grand viveur, si l’on permet au mot de prendre son plein sens. Pareil aux philosophes de la Grèce, Wilde n’écrivait pas mais causait et vivait sa sagesse, la confiant imprudemment à la mémoire fluide des hommes, et comme l’inscrivant sur de l’eau. Que ceux qui l’ont plus longtemps connu racontent sa biographie ; un de ceux qui l’auront le plus avidement écouté rapporte simplement ici quelques souvenirs personnels.

dimanche 28 février 2016

La mort de Liliane Wouters

Un livre de Liliane Wouters, Trois visages de l'écrit, paraît dans quelques jours. Elle en a vu un exemplaire imprimé avant de disparaître à 86 ans - je dois l'information à Tanguy Habrand, pour la collection Espace Nord où sort ce volume.
Liliane Wouters était une grande dame tout court, et donc aussi des lettres belges. Rendue célèbre par une pièce de théâtre aussi pertinente que drôle, La salle des profs, elle était avant tout poète (je crois me souvenir qu'elle m'avait dit un jour ne pas aimer le mot "poétesse") et, à ce titre, avait reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Goncourt de la poésie et le Prix Apollinaire.
On gardera néanmoins à l'esprit tous ses talents d'écriture, sans oublier ses travaux d'anthologiste. Pour ne rien en oublier, voici donc deux articles parus il y a longtemps déjà, en 1991 pour le poème et le théâtre, l'année suivante pour une grande anthologie établie avec Alain Bosquet.

Journal du scribe et Le jour du narval (Les Éperonniers, 1991)

Plutôt poète ou plutôt dramaturge ? Liliane Wouters ne se pose apparemment guère la question puisqu’elle poursuit ses travaux d’écriture dans les deux registres.
Journal du scribe avait déjà fait l’objet, en 1986, d’une édition à tirage limité. Elle a, depuis, complété son texte dont la version définitive vient donc de paraître. Elle y développe une voix d’écrivain porteuse de toutes les voix d’écrivains. Le scribe représente, dans ce journal poétique, la pérennité de l’écriture :

Je viens d’avant le souffle
du commencement.
Je n’aurai pas de fin.
Je, c’est-à-dire le
principe qui m’anime
et qui poursuivra son
voyage en me quittant.

La trace du calame sur les tablettes vient de loin. Il faut, pour lui rendre sa netteté, que des poètes comme Liliane Wouters entretiennent, de l’intérieur, le feu de la découverte de soi. Ici, le discours est clair, il ne souffre aucune ambiguïté. Ce texte est de ceux qu’on porte en soi comme un viatique, parce qu’il éclaire la voie à suivre. Elle n’est pas la même pour chacun, mais les différentes clefs d’interprétation du mystère de la création sont maintenant en notre possession.
C’est d’un autre mystère que nous entretient Le jour du narval : le pouvoir. La présence floue d’un animal mythique croisant dans les eaux proches d’une capitale annonce un malheur dans la famille royale. Et pourtant, en apparence, le malheur a déjà eu lieu puisque le frère du roi est mort au combat. Mais sa disparition est plus trouble qu’il y semblait, et il reste à comprendre ce qui s’est passé, en même temps que ce qui se passera quand tout le monde aura compris. Cette pièce est une fable. Sa lecture est, elle aussi, une expérience initiatique. On verra, à partir de mardi, comment son sens s’en dégage sur scène.
Toujours est-il que la publication simultanée d’un ouvrage poétique et d’une pièce de théâtre, qui en outre est montée, permet à Liliane Wouters elle-même de mesurer les différences entre les deux genres.
— Je suis un peu déconcertée. Je me suis dit qu’après tout, il y avait quand même un lien, mais je ne l’ai pas trouvé à première vue. Il y a chez moi une profonde différence entre les deux registres.
— D’où naît une pièce et d’où naît un poème ?
— C’est toujours une nécessité, évidemment. Il y a quelque chose de commun : on peut les porter en soi pendant des années. J’ai pensé pour la première fois il y a trente ans au thème du Jour du narval et j’ai aussi porté longtemps celui du Journal du scribe. Mais je n’y ai jamais pensé, c’est une somme de réflexions qui, un jour, ont abouti sous cette forme-là. Les deux correspondent à une très lente gestation, mais le poème s’élabore plus inconsciemment. Pour le théâtre, de temps en temps on voit surgir les personnages devant soi, on entend les répliques, on se dit qu’on va s’y mettre un jour. Et quand on s’assied devant sa table de travail, on sait à peu près où on va. Dans le poème, on ne le sait jamais…
— Le poème naîtrait-il davantage de l’écriture elle-même ?
— Peut-être. Mais le théâtre s’adresse quand même à un public. Donc on essaie de faire passer une communication. On pense toujours à l’autre en écrivant du théâtre, ou à l’effet produit sur une scène, tandis que dans un poème on ne pense pas du tout à cela. On pense simplement à écrire.
— Journal du scribe est en outre un poème sur l’écriture qui traverse le temps et qui se révèle plus forte que tout. Est-ce quelque chose que vous portez profondément en vous ?
— Je crois que, de tout ce que j’ai écrit, c’est ce que je voulais le plus dire. Je l’ai ressenti comme quelque chose, non seulement de littéraire, mais aussi d’extra-littéraire. Je me rendais compte que je travaillais ça comme un poème, bien sûr, d’ailleurs cela a été très très vite, j’en ai écrit la plus grande partie en moins d’une semaine, mais pour moi cela avait une importance autre. C’était comme le résultat d’une expérience de vie ou d’un voyage initiatique.
— Est-il possible de travailler en même temps à un recueil de poème et à une pièce de théâtre ?
— J’ai déjà essayé de mener les deux de front, mais quand je travaille à une pièce ou à un scénario, puisque j’écris aussi des scénarios maintenant, je ne parviens pas à poursuivre le poème. Je dois être dedans.
— Le théâtre pose des problèmes techniques qui n’existent pas dans la poésie. Après les pièces que vous avez déjà écrites et qui ont été montées, avez-vous eu le sentiment d’apprendre mieux la manière de résoudre ces problèmes ?
— Oui. Mais je ne le ressens souvent qu’au moment où je travaille avec le metteur en scène. J’aime bien travailler la pièce, dans son dernier stade, avec le metteur en scène lui-même. On pourrait toujours remanier une pièce. Pas les répliques, mais la succession des scènes, ou la situation en fonction des contraintes théâtrales. Ici, j’ai surtout resserré mon manuscrit, davantage encore dans le livre qu’à la scène.
— L’expérience avec différents metteurs en scène vous a-t-elle montré qu’il y avait plusieurs manières d’aborder le travail sur une pièce ?
— Oui. Certains travaillent davantage sur leurs fantasmes, d’autres davantage sur la précision.
— Quel type de metteur en scène est Bernard Damien ?
Je pense qu’il a un monde fantasmatique assez important, et je l’ai laissé libre de le développer. Je laisse toujours les metteurs en scène libres, d’ailleurs, pour une raison bien simple : quand j’ai écrit la pièce, elle est sortie de moi, c’est fini, il peut y avoir dix versions différentes, je ne serai peut-être pas d’accord avec l’une ou avec l’autre, avec toutes ou avec aucune, mais j’ai l’habitude de les laisser faire…

La poésie francophone de Belgique (1985-1992)

D’une anthologie, on peut tout dire. Parce qu’il est impossible, comme lecteur, d’être complètement du même avis que l’auteur – ici, les auteurs – de volumes qui, d’une certaine manière, réduisent un domaine à leurs propres choix quand on voudrait tant faire connaître d’autres textes, d’autres noms. Mais quand les concepteurs d’un ensemble comme celui-ci en viennent, dix ans après avoir débuté leur travail, à son terme, le moins qu’on puisse faire est d’en mesurer la portée.
Il faut le dire d’emblée, avant d’en venir au détail : c’est formidable ! Les deux volumes qui paraissent maintenant, et qui regroupent les poètes nés entre 1903 et 1962, sont de merveilleuses ouvertures vers des œuvres dont certaines, sans doute, sont très connues, mais dont d’autres gagnent à être revisitées avec le regard contemporain qui est celui de Liliane Wouters et d’Alain Bosquet. Sur la personnalité des deux auteurs de cette anthologie, il y aurait sans doute un avis à donner – certains, d’ailleurs, parmi les poètes qui s’estimaient mal traités, ne manquaient pas de le faire, en privé. Mais on ne peut leur reprocher d’avoir eu cette volonté de mener jusqu’à son terme une entreprise difficile, voire même suicidaire – Liliane Wouters nous a dit plusieurs fois, avant la publication de ces deux derniers volumes : Je prépare mon gilet pare-balles. Et si d’autres, à leur place, auraient été capables de le faire, pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? De toute manière, comme les deux compilateurs le disent humblement dans les préfaces des troisième et quatrième tomes, ils n’ont fait qu’un choix provisoire. L’épreuve du temps n’est pas encore venue sanctionner les goûts ni les enthousiasmes, écrivent-ils à propos des poètes nés entre 1903 et 1926. Le tome quatre, nous le voulons ainsi, est par nature expérimental, ajoutent-ils pour les plus jeunes.
Tout est d’ailleurs en nuances dans ces deux volumes, et tant pis pour ceux qui mesurent l’importance relative des poètes au nombre de pages qu’on leur accorde. Il faut lire aussi les notices, brèves mais très pertinentes, et pleines de formules qui touchent juste – encore une fois, même si on ne partage pas complètement l’avis des auteurs –, pour mesurer la lucidité avec laquelle Liliane Wouters et Alain Bosquet ont lu et relu les recueils, parfois peu connus, où ils ont choisi les textes repris dans leur anthologie.
Le plus excitant, dans des ouvrages de cette nature, tient dans les découvertes et les redécouvertes. Qui pourrait parler avec pertinence d’Alexis Curvers comme poète, de Marcel La Haye, d’André Allard l’Olivier, de Franz Moreau, d’Emmanuel Harou, de Valère Coopmans, de Michel Lambiotte, de Fernand Imhauser, de Marianne Van Hirtum, de Paul De Troy ? Les voici présents parmi leurs pairs avec, de la part des anthologistes, une volonté clairement affirmée de remettre les pendules à l’heure, dussent ces pendules n’être en concordance avec la sensibilité des lecteurs que le temps d’un tour d’horloge.
Découvertes et redécouvertes (pensons à des poètes qui se sont, d’une manière ou d’une autre, absentés de l’actualité, comme Françoise Delcarte ou Jean Tordeur) vont de pair avec un certain recul devant des auteurs qui ne peuvent être ignorés mais qui irritent visiblement le couple Wouters-Bosquet. C’est un auteur qui se relit assez mal, un autre qui, parfois, consent à émerger de la gangue de ses illuminations feutrées, un troisième qui a publié un nombre excessif de textes, un autre encore chez qui des négligences, des hâtes, des répétitions atténuent des beautés réelles et, enfin, pour en finir avec des citations qu’on pourrait multiplier, celui pour qui l’exercice de protestation n’est pas toujours à l’abri de la complaisance.
De complaisance, ces quelques éclats le montrent à suffisance, on n’en trouve guère dans La Poésie francophone de Belgique. Au contraire : Liliane Wouters et Alain Bosquet manient avec un savant équilibre le bâton et l’encensoir, n’abusant ni de l’un ni de l’autre, accomplissant un travail considérable pour retenir, même chez des poètes dont une lecture rapide pourrait faire croire qu’ils ne méritent pas d’être retenus dans ce type d’ouvrage, le meilleur, ce qui peut toucher, dégageant parfois d’une gangue trop lourde la colonne vertébrale qui tient debout une voix presque étouffée sous les pages superfétatoires.
Liliane Wouters et Alain Bosquet ne se sont – cela paraît naturel mais combien d’autres auraient trouvé le choix inverse tout aussi naturel ? – pas cités dans leurs anthologies. N’oublions cependant pas qu’ils sont poètes eux aussi, et c’est sans doute d’ailleurs à l’aune de leur sensibilité qu’il faut lire et écouter ce choix, partial, partiel, mais surtout curieux de noms mal connus, méconnus, et qui méritent mieux que l’ignorance dans laquelle la paresse les retient.
Il y aurait, bien sûr, d’autres remarques à faire. Positives ou négatives. Qu’importe ! Ces livres existent, même sans la caution de l’Académie qui les publie – le « prière d’insérer » fait observer, finement, presque avec perversité, que les volumes relèvent uniquement de la responsabilité des deux auteurs, mais n’oublie pas de signaler qu’ils sont devenus entre-temps membres de cette institution. Ils sont une invitation à lire davantage, à aller plus loin, voire même à susciter la discussion. Tant mieux !

mercredi 24 février 2016

L'intégrale Paul Valéry commence aujourd'hui

Mort en 1945, à 73 ans, Paul Valéry appartient, ou plutôt ses écrits appartiennent, depuis le 1er janvier de cette année, au domaine public.
L'occasion, pour Le Livre de poche, de mettre en chantier une édition intégrale de l'œuvre dont le premier volume paraît aujourd'hui dans la collection La Pochothèque, qui fête son quart de siècle en 2016. Établie, présentée et annotée par Michel Jarrety, auteur d'une biographie parue en 2008, cette nouvelle édition vient faire la nique à celle qui existait dans la Bibliothèque de la Pléiade, excusez du peu - elle datait, il est vrai, de 1960.
Proposée dans l'ordre chronologique de publication, l'intégrale s'ouvre donc avec les œuvres de jeunesse, dès 1889 et s'arrête en 1931. L'éditeur donne cette présentation aux Œuvres complètes, tome 1:
À dix-huit ans, Valéry entame une première carrière qui le conduit à faire paraître une trentaine de poèmes, après quoi le sentiment, autour de 1892, de ne pouvoir égaler Mallarmé ou Rimbaud vient ouvrir une crise: il cesse d’écrire et néanmoins, trois ans plus tard, donne coup sur coup deux brefs chefs-d’œuvre: l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et La Soirée avec Monsieur Teste. Devenu rédacteur au ministère de la Guerre en 1897, il connaît une nouvelle, et plus longue, période de silence à laquelle la publication de La Jeune Parque ne mettra un terme qu’en 1917. Il continue cependant, chaque matin, à l’aube, à tenir les Cahiers où il consigne des réflexions sur des sujets divers, mais la suspension de l’œuvre est par moments vécue comme une panne douloureuse.Un nouveau départ est donné vers 1912 lorsque Gide lui demande de réunir ses œuvres de jeunesse et, de la relecture de ses anciens poèmes, vont naître tour à tour, après la Parque, l’Album de vers anciens et Charmes en 1922. À cet ensemble s’ajoute en 1919 la réimpression de l’Introduction et de La Soirée, et peu après les dialogues d’Eupalinos et de L’Âme et la danse: l’évidence s’impose qu’une œuvre majeure est en train de se construire, et cette gloire naissante vaut à son auteur de nombreuses commandes de préfaces, d’études ou de conférences qui viendront nourrir les volumes successifs de Variété, les Regards sur le monde actuel ou les Pièces sur l’art. Elle lui vaut également de participer à diverses commissions culturelles, en particulier dans le cadre de la Société des Nations, et de devenir ainsi, en Europe, une sorte de passeur de culture.
Les volumes 2 (1932-1938) et 3 (1939-1945) paraîtront le 20 avril.
Mais, puisque le domaine public est aussi le terrain de jeu de passionnés pour qui il est essentiel de partager la lecture, la Bibliothèque numérique romande s'est lancée depuis janvier dans des rééditions, proposant d'abord Poésie et Mélange, puis Le cycle de Monsieur Teste, dont je vous propose, grâce à eux, le début. Histoire de ne pas parler de Paul Valéry sans le lire un peu.

La soirée avec Monsieur Teste

Vita Cartesii est simplicissima…

LA bêtise n’est pas mon fort. J’ai vu beaucoup d’individus ; j’ai visité quelques nations ; j’ai pris ma part d’entreprises diverses sans les aimer ; j’ai mangé presque tous les jours ; j’ai touché à des femmes. Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres. Je n’ai pas retenu le meilleur ni le pire de ces choses : est resté ce qui l’a pu.
Cette arithmétique m’épargne de m’étonner de vieillir. Je pourrais aussi faire le compte des moments victorieux de mon esprit, et les imaginer unis et soudés, composant une vie heureuse… Mais je crois m’être toujours bien jugé. Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis détesté, je me suis adoré ; – puis, nous avons vieilli ensemble.
Souvent, j’ai supposé que tout était fini pour moi, et je me terminais de toutes mes forces, anxieux d’épuiser, d’éclairer quelque situation douloureuse. Cela m’a fait connaître que nous apprécions notre propre pensée beaucoup trop d’après l’expression de celle des autres ! Dès lors, les milliards de mots qui ont bourdonné à mes oreilles, m’ont rarement ébranlé par ce qu’on voulait leur faire dire ; et tous ceux que j’ai moi-même prononcés à autrui, je les ai sentis se distinguer toujours de ma pensée, – car ils devenaient invariables.
Si j’avais décidé comme la plupart des hommes, non seulement je me serais cru leur supérieur, mais je l’aurais paru. Je me suis préféré. Ce qu’ils nomment un être supérieur est un être qui s’est trompé. Pour s’étonner de lui, il faut le voir, – et pour être vu il faut qu’il se montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède. Ainsi, chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre perceptible, l’énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la joie de se sentir unique – grande volupté particulière.
J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides.
L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossier. Une opération aussi simple me livrait des étendues curieuses, comme si j’étais descendu dans la mer. Perdus dans l’éclat des découvertes publiées, mais à côté des inventions méconnues que le commerce, la peur, l’ennui, la misère commettent chaque jour, je croyais distinguer des chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais à éteindre l’histoire connue sous les annales de l’anonymat.
C’étaient, invisibles dans leurs vies limpides, des solitaires qui savaient avant tout le monde. Ils me semblaient doubler, tripler, multiplier dans l’obscurité chaque personne célèbre, – eux avec le dédain de livrer leurs chances et leurs résultats particuliers. Ils auraient refusé, à mon sentiment, de se considérer comme autre chose que des choses.
Ces idées me venaient pendant l’octobre de 93, dans les instants de loisir où la pensée se joue seulement à exister.
Je commençais de n’y plus songer, quand je fis la connaissance de M. Teste. (Je pense maintenant aux traces qu’un homme laisse dans le petit espace où il se meut chaque jour.) Avant de me lier avec M. Teste, j’étais attiré par ses allures particulières. J’ai étudié ses yeux, ses vêtements, ses moindres paroles sourdes au garçon du café où je le voyais. Je me demandais s’il se sentait observé. Je détournais vivement mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre. Je prenais les journaux qu’il venait de lire, je recommençais mentalement les sobres gestes qui lui échappaient ; je notais que personne ne faisait attention à lui.
Je n’avais plus rien de ce genre à apprendre, lorsque nous entrâmes en relation. Je ne l’ai jamais vu que la nuit. Une fois dans une sorte de b… ; souvent au théâtre. On m’a dit qu’il vivait de médiocres opérations hebdomadaires à la Bourse. Il prenait ses repas dans un petit restaurant de la rue Vivienne. Là, il mangeait comme on se purge, avec le même entrain. Parfois, il s’accordait ailleurs un repas lent et fin.
M. Teste avait peut-être quarante ans. Sa parole était extraordinairement rapide, et sa voix sourde. Tout s’effaçait en lui, les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules militaires, et le pas d’une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait jamais un bras ni un doigt : il avait tué la marionnette. Il ne souriait pas, ne disait ni bonjour ni bonsoir ; il semblait ne pas entendre le « Comment allez-vous ? »

mardi 23 février 2016

Les familles déchirées de Taiye Selasi

Taiye Selasi puise en partie dans sa propre histoire la matière de son premier roman, Le ravissement des innocents. Elle est née à Londres dans une famille aux origines ghanéennes et nigérianes, elle a passé sa jeunesse aux Etats-Unis, à Brookline dans le Massachusetts, ses parents avaient divorcé et elle n’a rencontré son véritable père qu’à l’adolescence. Elle a une sœur jumelle. Tout cela est transposé dans une fiction impressionnante de maîtrise et de profondeur.
Un diagnostic est posé par Sadie, la plus jeune enfant de la famille Sai, environ à la moitié du récit : « Les Sai sont cinq personnes dispersées, sans centre de gravité, sans liens. Sous eux, il n’existe rien d’aussi lourd que l’argent, qui les riverait à la même parcelle de terre, un axe vertical ; ils n’ont ni racines, ni grands-parents vivants, ni passé, une ligne horizontale – ils ont flotté, se sont séparés, égarés, une dérive apparente ou intérieure, à peine conscients de la sécession de l’un d’entre eux. »
Les autres enfants ont, sur base de cette absence de fondations solides, tracé comme ils ont pu leur chemin aux Etats-Unis. Olu, l’aîné, est devenu médecin comme son père, s’est marié en secret avec Ling, originaire d’Asie, et cherche à se situer sur une échelle des valeurs qui reste marquée par l’archaïsme correspondant, dans l’imaginaire collectif, à ses racines africaines – c’est Ling qui le lui fera comprendre. Taiwo et Kehinde sont les jumeaux, fille et garçon, marqués à l’adolescence par une épreuve douloureuse qui a laissé des traces profondes, des cicatrices ouvertes, et dont on connaîtra le détail seulement quand ils finiront par la raconter à leur mère.
Celle-ci, Folá, flotte sur un monde dont elle n’a pas compris à quel point il était destructeur. Ni comment il avait fini par séparer les uns et les autres. Ils ne se retrouvent, au Ghana, qu’à la mort du père, Kweku, le médecin mort dans son jardin, avec l’ironie dont la vie est friande, d’une crise cardiaque à laquelle il aurait pu survivre si les choses s’étaient passées autrement, comme il en a conscience dans les derniers moments.
Tout le roman se déroule dans le temps bref entre la mort et l’incinération de Kweku. Le temps nécessaire à rassembler les cinq personnes dispersées. Mais, si le récit est enserré entre des bornes précises, il ne cesse d’en déborder pour chercher dans le passé ce qui a conduit à la situation actuelle, pour chacun des personnages.
Dans l’incessant va-et-vient entre les époques, la romancière nous balade sans nous perdre. Non seulement elle situe les événements dans le temps, mais aussi elle les fixe par quelques détails qui leur donnent une valeur concrète. Les artifices disparaissent derrière la perception qu’elle transmet de ces vies aussi ravagées qu’un cœur après l’infarctus, si on n’a pas pu intervenir avant qu’il soit trop tard. Mais, puisque les cinq personnages sont vivants, il est encore possible, pour eux, d’effectuer quelques réparations de fortune, grâce à la parole, et de restaurer l’affection. Peut-être même la famille.

lundi 22 février 2016

Foire du Livre de Bruxelles, encore un souvenir

Depuis lundi dernier, et jusqu'à ce matin, j'ai publié chaque jour, dans Le Soir, les souvenirs de quelques images fortes de la Foire du Livre de Bruxelles. L'édition 2016 fermera ses portes aujourd'hui (encore une chance d'y aller, donc, pour ceux qui ne sont pas trop loin et ont du temps livre, oups! temps libre). Pour ce dernier jour, encore un souvenir, qui date de 1991.

Canons à chaleur et mal de mer

Le lieu intrigue et tous les problèmes n’ont pas été résolus, le déménagement du Centre Rogier au Palais des Congrès, au Mont des Arts, souffre d’une part d’improvisation. Nous sommes dans les derniers jours de février, les premiers de mars, il ne fait pas chaud et des canons à chaleur ont été installés dans les parkings où les exposants se serrent dans un espace réduit presque de moitié. C’est bruyant, désagréable, les odeurs inquiètent. Dans le chapiteau monté sur pilotis par lequel on passe d’abord, et qui est « le » lieu plus aéré où on aime traîner, davantage qu’en profondeur, le plancher semble avoir été conçu pour favoriser l’élan d’un athlète qui ferait du saut en longueur : il est si souple qu’un visiteur a été pris de… mal de mer.

Richard Morgiève, lauréat du Prix Point de Mire, est l’occasion d’une belle rencontre avec un écrivain énervé par son changement de statut : il avait commencé par écrire des polars, dans le foisonnement de nouveaux auteurs qui avait accompagné, dans le genre, le surgissement d’une nouvelle école française, puis il s’en est éloigné. Du coup, le voici, pour ses éditeurs, devenu enfin écrivain, comme s’il ne l’avait pas été auparavant !

samedi 20 février 2016

Umberto Eco, mort aussi

C'est l'hécatombe. Avec Umberto Eco, 84 ans, disparaît un monstre de connaissances, un érudit d'une grande finesse, un sémiologue hors pair, un romancier de haut vol, une conscience politique, et j'en oublie probablement tant il avait débordé de toutes les catégories et investi celles où ne l'attendait pas avec talent et savoir-faire.
Umberto Eco ne pensait pas écrire de roman. Qu'il était, une fois pour toutes, du côté de la théorie et du commentaire et qu'il n'avait pas besoin de créer pour être heureux. Puis il a quand même commencé à écrire Le Nom de la rose...
Au départ d'une boutade, il s'est donc lancé dans l'écriture d'un vaste roman policier dont l'intrigue allait se dérouler dans une abbaye, au Moyen Age. Sur fond d'Inquisition, des morts mystérieuses et la quête obsédante d'un livre rare prenaient dans ce livre une dimension quasiment philosophique qui parvenait - c'était bien là que résidait la performance - à ne pas tomber dans l'obscurité, même s'il pouvait être question d'obscurantisme.
Le Nom de la rose est un livre dans lequel on plonge avec le ravissement qu'on éprouve pour les grandes profondeurs de l'océan quand on se sait capable de les dominer sans danger, serait-ce avec l'aide d'une bouée octroyée par l'auteur. Un livre dont le sujet est, pour une bonne partie, le livre - et la bibliothèque -, un instrument de culture pour lequel Umberto Eco éprouve une totale fascination. Il n'est pas le seul, heureusement. Et il voit même dans les modifications du monde moderne une victoire de l'écrit: «Nous ne vivons plus à l'école de l'image, nous sommes revenus à l'époque de l'écriture, l'époque de l'ordinateur, du Vidéotel, de la conférence télévisée, dans laquelle les informations seront transmises par l'intermédiaire de l'écran, une époque de nouvelle alphabétisation accélérée. Ce n'est pas tout: la plus grande part de ce que nous serons amenés toujours davantage à voir sur l'écran dans les années à venir sera parole écrite plutôt qu'image», disait-il en février 1989 dans un entretien au Magazine littéraire.
Quand je suis allé à Bologne, il y a bien longtemps, je ne pensais en réalité qu'à une chose: croiser Umberto Eco, qui y enseignait. Le hasard n'a pas concrétisé cette espérance, et c'est a la Foire du Livre de Francfort que je l'ai aperçu, sans avoir le temps de lui poser une seule question: il descendait, je montais, sur deux escaliers roulants parallèles mais suivant des directions opposées.
Ce qui ne m'a pas empêché de lire les romans et d'aller voir, parfois, du côté de l'essayiste, avec par exemple La guerre du faux. Une intelligence en mouvement qui est toujours un régal. Dans des articles (presque toujours) lisibles par le commun des mortels, Umberto Eco observe la société et démonte ses mécanismes. Du football à Superman, rien n’échappe à son œil vigilant et critique. Toutes les falsifications retiennent son attention. Et, avec un brin d’ironie, il pose les bonnes questions, loin d’un consensus mou politiquement correct.
Ou Confessions d'un jeune romancier. On rêve d'avoir eu Umbert Eco comme professeur, et le rêve devient accessible à travers ses essais. Celui-ci, composé de quatre conférences, est lumineux. Vingt-huit ans après avoir publié Le Nom de la rose, le romancier encore jeune, bien qu’il ait 76 ans au moment où il écrit ceci, n’a pas oublié l’art de transmettre. Ses réflexions sur la littérature, nourries d’abord de lectures puis de la pratique de la fiction, sont de nature à éveiller un esprit même assoupi.
J'attends maintenant le 30 mars avec impatience - c'est la date à laquelle Le Livre de poche rééditera le dernier roman de l'immense Italien, Numéro zéro.

Harper Lee est morte hier

Harper Lee, qui avait 89 ans, est la femme d'un livre, un seul, Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, paru en 1960. Certes, au moment où vous avez appris sa mort, hier soir, alors que j'étais dans les orages et sans électricité, vous avez peut-être pensé à un second roman, paru à grand bruit l'an dernier: Va et poste une sentinelle. Certes. Il existe. Mais un peu par accident. On reviendra donc toujours au premier texte, un classique avant l'heure, vendu à plus de trente millions d’exemplaires dans le monde, un livre majeur de la littérature américaine. Ancré dans le Sud profond des années trente, il restitue, par le regard d’une petite fille effrontée, une atmosphère raciste. Comme une enfant, elle veut savoir pourquoi ceci, pourquoi cela… Et dévoile, du même coup, l’envers d’une société confite de préjugés.
En mémoire de l'écrivaine, voici quand même les débuts des deux romans, dans une traduction réactualisée l'an dernier pour le premier, le principal.

Mon frère Jem allait sur ses treize ans quand il se fit une vilaine fracture au coude mais, aussitôt sa blessure cicatrisée et apaisées ses craintes de ne jamais pouvoir jouer au football, il ne s’en préoccupa plus guère. Son bras gauche en resta un peu plus court que le droit ; quand il se tenait debout ou qu’il marchait, le dos de sa main formait un angle droit avec son corps, le pouce parallèle à la cuisse. Cependant, il s’en moquait, du moment qu’il pouvait faire une passe et renvoyer un ballon.
Bien des années plus tard, il nous arriva de discuter des événements qui avaient conduit à cet accident. Je maintenais que les Ewell en étaient entièrement responsables, mais Jem, de quatre ans mon aîné, prétendait que tout avait commencé avant, l’été où Dill se joignit à nous et nous mit en tête l’idée de faire sortir Boo Radley.
À quoi je répondais que s’il tenait à remonter aux origines de l’événement, tout avait vraiment commencé avec le général Andrew Jackson. Si celui-ci n’avait pas croqué les Creeks dans leurs criques, Simon Finch n’aurait jamais remonté l’Alabama et, dans ce cas, où serions-nous ? Beaucoup trop grands pour régler ce différend à coups de poing, nous consultions Atticus, et notre père disait que nous avions tous les deux raison.

Depuis Atlanta, elle regardait défiler le paysage par la vitre du wagon-restaurant avec une exaltation presque physique. Devant son café, au petit déjeuner, elle vit s’éloigner les dernières collines de la Géorgie et la terre rouge apparaître, avec ses maisons au toit en tôle posées au milieu de petits jardins bien entretenus, et dans ces jardins l’inévitable verveine qui poussait, cernée de pneus blanchis à la chaux. Elle sourit en apercevant sa première antenne de télévision, au sommet d’une maison des quartiers noirs en bois brut ; bientôt elles se multiplièrent et sa joie s’intensifia d’autant.
Jean Louise Finch prenait la voie des airs, d’habitude, mais pour le cinquième de ses retours annuels au pays, elle avait décidé de faire le trajet en train, de New York à Maycomb Junction. D’abord, elle avait eu une frousse bleue la dernière fois qu’elle était montée à bord d’un avion : le pilote avait décidé de foncer droit dans une tornade. Et puis, prendre l’avion aurait forcé son père à se lever à trois heures du matin et à faire cent cinquante kilomètres de route pour venir la chercher à Mobile, le tout avant d’enchaîner sur une journée de travail ; il avait soixante-douze ans, elle ne pouvait plus lui imposer ça.

vendredi 19 février 2016

Foire du Livre de Bruxelles et Prix Prem1ère

Pour les dix ans du Prix Prem1ère, les Innocents sont montés sur scène à la Foire du livre de Bruxelles. Et Pascal Manoukian a été couronné avec son premier roman, c’est la règle, Les échoués. Un peu inférieur à beaucoup d’ouvrages primés les années précédentes, mais résonnant profondément avec l’actualité. Je ne l’avais pas lu au moment de sa sortie en août dernier, je viens de le reprendre et de faire, avec les quatre personnages principaux, une traversée éprouvante.
Je vois bien ce qui a touché les membres du jury cette année : un sujet fort, les réfugiés qui se retrouvent en France, sans papiers, illégaux donc, pressés par la nécessité de changer de vie et le besoin, tout simplement, de survivre. Le premier Prix World Press Photo, attribué hier aussi, est allé à l’Australien Warren Richardson, pour une photo nocturne d’un réfugié tendant un bébé à un autre, à travers les barbelés installés à la frontière serbo-hongroise. Le drame se déroule quotidiennement sous nos yeux, par médias interposés, et suscite des débats qui pèsent sur la société européenne, à en oublier parfois les enjeux bien plus fondamentaux pour les réfugiés eux-mêmes.
Pascal Manoukian, qui a fait une grande carrière de journaliste, n’a pas oublié ce qu’il a vu sur tous les terrains arpentés dans l’exercice de son métier. Ceux qu’il a vus, aussi, dont probablement s’inspirent les personnages de son roman. Virgil vient de Moldavie, où des familles en sont réduites à vendre les organes de leurs enfants. Chanchal a appris, au Bangladesh, la patience d’attendre la fin de la mousson – quatre mois par an. Assan était pêcheur en Somalie, avant que la guerre emporte avec sauvagerie presque toute sa famille, sauf sa fille Iman, qui l’accompagne dans la fuite.
Les trois hommes, dont aucun ne connaît le pays des autres, échouent au même endroit et partagent le destin des clandestins : vivre cachés et être exploités par des négriers pour qui cette main-d’œuvre capable de battre des records de productivité pour des sommes dérisoires est une aubaine. La vie ne leur a pas fait de cadeaux, et ça continue, à un détail près, dont on ne sait s’il est aussi bénéfique qu’il en a l’air. Quant à Iman, vous découvrirez comment le malheur la frappe plus durement encore.
Le romancier ne prend pas de gants et force même certains traits, si bien que les personnages manquent de nuances et semblent parfois n’agir que pour justifier le fonctionnement du récit. Celui-ci n’en garde pas moins une valeur de témoignage sur l’envers d’un décor auquel nous n’avons pas accès.
Ah ! un détail, qui n’en est pas un : tout cela se déroule non en 2015 mais en 1992. Car, oui, déjà alors…

jeudi 18 février 2016

Bret Easton Ellis, une intégrale

Moins Bret Easton Ellis écrit, plus on parle de lui. Sept romans lui ont construit l'image du grand écrivain américain (sans qu'il ait pour autant écrit le mythique Grand Roman Américain) qui a tout compris de son temps. Admettons. On peut en tout cas vérifier sur textes, puisque deux volumes de la collection Bouquins reprennent l'ensemble de son oeuvre de fiction. Parus aujourd'hui, ils me fournissent l'occasion de reparler du célèbre et scandaleux American Psycho, avec en prime deux notes brèves sur autant d'autres livres. Les dates données à titre indicatif sont celles de la première édition en français.

American Psycho (1992)
Ce livre a une histoire étonnante : romancier remarqué et salué pour ses premiers livres (Moins que zéro, publié quand il avait vingt ans, et Les Lois de l’attraction, tous deux traduits en français chez Bourgois), Bret Easton Ellis s’est vu opposer un refus de son éditeur pour American Psycho. Le manuscrit était cependant attendu, mais sa lecture a dû provoquer trop de haut-le-cœur et l’auteur s’est retrouvé avec son texte sur les bras. Pas longtemps, cependant. Le parfum de scandale dorénavant accolé au livre a dû mettre plusieurs autres éditeurs sur les rangs et la très littéraire collection Vintage a finalement édité American Psycho, traduit à présent en français. Une lecture codée, sachant ce qu’on sait de l’accueil fait au roman aux États-Unis, s’imposait.
D’où vient le scandale ? À première vue, des horribles descriptions qui ponctuent, de plus en plus vite et de plus en plus fort, le livre, surtout dans sa deuxième partie – il faut, quand même, arriver à la page 173 pour voir couler le sang, ce qui est anormalement tard dans un roman réputé ultra-violent. Et il est vrai que la manière dont le personnage principal, qui est aussi le narrateur, Patrick Bateman, tue les femmes qu’il rencontre – et quelques hommes, mais c’est accessoire – a de quoi faire vomir. C’est tellement vrai que nous nous sommes rendu compte, en cours de lecture, que certaines pages glissaient sous nos yeux sans que l’esprit ait la moindre envie de s’y accrocher, parce que certaines scènes sont réellement insupportables. Même si l’éditeur défend l’auteur en prétendant que c’est du grand-guignol, l’atrocité gomme d’éventuelles intentions d’effets comiques que nous n’avons pas trouvés.
Cela étant dit, on a tant et tant écrit et publié d’horreurs, toutes pires les unes que les autres, que celles-ci ne devraient pas émouvoir particulièrement. Le scandale ne vient donc pas de là.
La vérité est probablement que l’aspect le plus gênant du roman tient dans le statut social de Patrick Bateman. À même pas vingt-sept ans, ce yuppie de Wall Street accumule les symboles de la réussite. Complètement hystérique, même quand il n’a pas sniffé de cocaïne – avec sa carte American Express platine, cela va de soi ! –, il est tout à fait incapable de décrire la moindre pièce de vêtement sans en citer la marque dont la réputation classe inévitablement celui ou celle qui la porte. Le mieux : Armani. Le pire : un vague Benetton qui n’en serait même pas. Les énumérations sont parfois fastidieuses, mais elles rendent bien compte de l’obsession du paraître qui habite Patrick Bateman et ses semblables. On devrait d’ailleurs se méfier quand, disant qu’il a en poche un couteau, il n’en donne pas la marque…
Son besoin de puissance ne se manifeste pas seulement dans les signes extérieurs d’importance – parmi ceux-ci, la faculté de réserver une table dans un restaurant tient aussi une grande place – mais encore dans son besoin de domination physique exercé sur les femmes. Et s’il y a scandale, c’est dans ce que Bret Easton Ellis induit par son roman : psychopathe, Patrick Bateman ne fait aucune différence entre les rites de Wall Street et ceux de ses mises à mort. C’est la même chose. La jungle économique conduit à une généralisation de ses lois, et la lutte pour la réussite devient lutte à mort, au sens le plus précis du mot.
American Psycho n’est pas exempt de longueurs. Celles-ci sont peut-être nécessaires, histoire de donner au lecteur le temps d’entrer dans la logique du personnage avant de se rendre compte qu’il est un tueur. Une question plus gênante est celle de la complaisance manifestée dans les scènes de meurtre. Chacun en pensera évidemment ce qu’il veut.
Cela étant, ce portrait d’un yuppie déconnecté de la réalité, finissant par trouver vaines et absurdes les morts qu’il provoque, a quelque chose de fascinant. La face cachée de Patrick Bateman, mais qu’il essaie parfois de montrer ou de décrire à ses proches, ceux-ci ne le croyant évidemment pas, serait-elle le nécessaire complément de sa face visible ?

Lunar Park (2005)
La vie déjantée d’un auteur à la mode. Et qui a plongé dans tous les excès avant de se chercher un nouvel équilibre : l’existence tranquille d’une famille unie, ou presque… Mais voilà que le tueur d’American psycho sort du roman et entre dans la vie de son créateur. Le vrai Bret Easton Ellis ? Ou s’est-il réincarné en personnage de fiction quand Patrick Bateman faisait le contraire ? Un jeu subtil sur un thème connu. Un rythme halluciné comme l’écrivain américain peut le tenir longtemps.

Suite(s) impériale(s) (2010)
Roman agité, électrique, vingt-cinq ans après Moins que zéro dont Bret Easton Ellis retrouve les personnages. Mais l’agitation est surtout de surface. Elle épuise Clay, scénariste de retour à Los Angeles après une installation à New York. Toutes pulsions lâchées, au bord de sentiments dangereux, le « partage des femmes », comme disent les ethnologues, devient une affaire qui dépasse, et de loin, le personnage principal. On le regarde s’empêtrer, avec circonspection.

mercredi 17 février 2016

Charles Dantzig en voyage, sans exotisme

Charles Dantzig avait publié Il n’y a pas d’Indochine en 1995. Une grosse vingtaine de textes correspondant à des voyages, d’Amsterdam à Paris en passant par quelques endroits plus lointains comme Vancouver ou la Malaisie. Mais des voyages décalés où le déplacement s’accompagne d’un mouvement intérieur souvent dirigé vers la littérature, ce qui ne surprendra pas ses lecteurs plus tardifs. Avant de rééditer cet ouvrage, il l’a relu, y a ajouté quelques notes et un chapitre liminaire dans lequel quantité d’écrivains parlent de voyages, puis Charles Dantzig lui-même : « je crois que “Il n’y a pas d’Indochine” veut dire : “Il n’y a pas d’exotisme”. » Cela méritait de plus amples explications.
Vous considérez-vous comme un écrivain voyageur ?
Non, pas du tout. Les écrivains voyageurs font très souvent une chose que font tous les voyageurs quand ils nous montrent les diapositives de leurs voyages. Rien ne m’ennuie plus que cela, dont mon livre est le contraire. Quand je vais à Paris, je ne regarde pas la Tour Eiffel. Il y a des lieux qui sont devenus des clichés et il n’y a aucun intérêt à les montrer encore une fois. Je trouve qu’au contraire, il est intéressant, quand on est dans un endroit, à montrer ce qui est au fond leur vérité. Par exemple, dans mon chapitre sur New York, au lieu d’aller visiter l’Empire State Building ou la statue de la Liberté, je décris la parade en l’honneur de Nelson Mandela, parce que la vérité d’une ville est là aussi, et ce sont des choses qu’on ne nous montre jamais. Je montre les librairies de New York parce que personne ne vous en parle. Pourtant, une librairie à New York, c’est plus véridique, aussi paradoxal que cela puisse paraître, que l’Empire State Building, parce qu’aucun New-yorkais ne va visiter l’Empire State Building. C’est pour les touristes. Les New-yorkais vont dans les librairies.
Dans ce chapitre, vous utilisez la liste à propos de la parade. C’est une des formes auxquelles vous reviendrez plus tard…
En effet, ce livre contient déjà tous mes autres livres. Il m’a permis de constater qu’à la longue, je compose ce qu’on peut appeler une œuvre. Une œuvre, ça ne se remarque pas tellement aux idées qu’on a, parce que les idées peuvent changer, mais à la façon qu’on a de dire les choses. Effectivement, je faisais déjà des listes parce que je pense qu’il existe non seulement une poésie des listes mais que la liste permet de faire cracher la vérité aux choses, parfois. J’ai découvert aussi, par exemple, la forme des chapitres : je mets des grands blancs à l’intérieur des chapitres. Cela m’est nécessaire parce que c’est une respiration et aussi une forme de politesse vis-à-vis du lecteur. Parfois, j’écris des paragraphes qui peuvent être assez denses, il faut laisser au lecteur le temps de respirer et de penser. Les blancs, c’est l’espace où le lecteur se met, là où il peut, avec son stylo, prendre des notes, contester, approuver… Mon lecteur est dans mes livres aussi.
Si on appelle écrivain, comme vous, « quelqu’un qui écrit pour quelque chose de plus haut que lui », est-ce que vous vous sentez écrivain ?
Je vais le dire très immodestement : oui. Je ne dis pas que je le réussis, mais je dis que je l’essaie. Et l’essayer, c’est déjà bien. Il y a des auteurs qui se contentent d’écrire… on ne sait pas bien pourquoi, d’ailleurs, pour raconter une histoire, parce qu’ils en ont l’habitude, parce qu’ils ont déjà publié un livre alors ils en publient deux et se contentent de raconter leur « moi ». Dans ce livre, je parle de moi mais seulement à titre d’exemple, par honnêteté intellectuelle : voilà qui vous parle. Quand il m’arrive de parler de moi, c’est parce que je lis un grand écrivain, que je regarde une grande œuvre d’art et que j’essaie de m’intéresser à quelque chose qui peut m’améliorer.
Le plus souvent, vous lisez des livres sans rapport avec votre destination…
A la fin, j’en ai fait une règle, pour la liberté du regard. Si on va à Moscou et qu’on lit Guerre et paix, on a le regard orienté par la vision que Tolstoï a de la Russie. Mon principe est que je vais à Moscou et que je lis un roman chinois parce que mon imagination, quand elle est dans le roman chinois, est libre de voir ce qu’elle veut de la ville de Moscou.

lundi 15 février 2016

En rayon : Maurice Blanchot, inoubliable

Ces auteurs qu'on a lus aux époques de vastes défrichages sauvages - défrichages destinés à faire pousser, non à détruire - et auxquels on revient toujours comme à une source lointaine dont on ne s'est pas déconnecté, tant cela continue à vibrer et à déclencher, en soi, quelque chose de puissant, dans des ébranlements vivifiants. Artaud, Bataille, Blanchot, de ces noms-là. Et, aujourd'hui, surgissement de L'attente l'oubli, texte singulièrement inoubliable. Je vous prends par la main, dirige vos yeux vers la première page, allez-y. Et, ensuite, à la première occasion, poursuivez...

Ici, et sur cette phrase qui lui était peut-être aussi destinée, il fut contraint de s’arrêter. C’est presque en l’écoutant parler qu’il avait rédigé ces notes. Il entendait encore sa voix en écrivant. Il les lui montra. Elle ne voulait pas lire. Elle ne lut que quelques passages et parce qu’il le lui demanda doucement. « Qui parle ? » disait-elle. « Qui parle donc ? » Elle avait le sentiment d’une erreur qu’elle ne parvenait pas à situer. « Effacez ce qui ne vous paraît pas juste. » Mais elle ne pouvait rien effacer non plus. Elle rejeta tous les papiers tristement. Elle avait l’impression que, bien que lui ayant assuré qu’il la croirait en tout, il ne la croyait pas assez, avec la force qui eût rendu la vérité présente. « Et maintenant vous m’avez arraché quelque chose que je n’ai plus et que vous n’avez même pas. » N’y avait-il pas des mots qu’elle acceptait plus volontiers ? qui s’écartaient moins de ce qu’elle pensait ? Mais tout tournait devant ses yeux : elle avait perdu le centre d’où rayonnaient les événements et qu’elle tenait si fermement jusqu’ici. Elle dit, peut-être pour sauver quelque chose, peut-être parce que les premiers mots disent tout, que le premier paragraphe lui paraissait le plus fidèle et aussi un peu le second, surtout à la fin.
Il résolut de repartir de là. Il ne la connaissait pas beaucoup. Mais il n’avait pas besoin de familiarité pour se rendre proche des êtres. Ce qui les avait mis si intimement en rapport, était-ce le hasard qui lui avait donné pour chambre précisément cette chambre ? D’autres l’avaient habitée entre-temps, et elle disait qu’elle les évitait au contraire. Sa chambre à elle était au bout du même couloir, un peu plus loin, à l’endroit où la maison se mettait à tourner. Il pouvait l’apercevoir, lorsqu’elle était étendue sur le large balcon, et il lui avait fait des signes peu après son arrivée.

samedi 13 février 2016

Patrick Modiano et le flou du passé

Deux larmes ponctuent le dernier roman de Patrick Modiano. Elles sont discrètes, car les sentiments s’extériorisent peu chez un écrivain qui présente les choses de biais plutôt que de face et qui cite, en exergue, cette phrase de Stendhal : « Je ne puis donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que l’ombre. » La première larme est « à peine visible ». La deuxième, dans le dernier paragraphe, est « si petite qu’on la voit à peine ». Annie Astrand, qui les verse, est une silhouette du passé de Jean Daragane. Il croyait ce passé totalement évanoui, la perte d’un carnet d’adresses et la rencontre avec celui qui l’a trouvé l’ont obligé à en reconstituer quelques pans. Des bribes qui ne composent pas une image globale, mais des détails émergent d’un brouillard qu’on tente, avec lui, de percer.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier est un livre dont la magie opère dès les premiers mots, en raison peut-être de leur caractère anodin : « Presque rien. » En effet, ce n’est presque rien, cette histoire d’un carnet perdu et retrouvé. Mais elle s’accompagne d’une sourde menace présente dans la voix de Gilles Ottolini, l’homme qui téléphone à Daragane pour le lui restituer. Il dira, quand ils se verront, qu’il s’est permis de feuilleter le carnet et qu’il y a trouvé un nom qui l’intéresse. Si Daragane pouvait lui donner quelques renseignements sur lui, ils seraient les bienvenus.
Guy Torstel. Le nom ne dit rien à Daragane, le numéro de téléphone à sept chiffres est ancien. Tout cela est vraiment trop loin. Et pourquoi Ottolini s’intéresse-t-il à ce Torstel ? Modiano a tiré sur un fil, le tricot doit maintenant se défaire maille après maille, jusqu’à retrouver un malaise ancien. Et les deux larmes d’Annie. Elles ne ponctuent pas seulement le roman. Elles correspondent à des tournants dans la vie de Daragane, à une enfance dont il a souffert et dont on comprend qu’il aurait préféré la tenir à l’écart.
Dans le dossier constitué par Ottolini, il y a le premier roman de Jean Daragane, écrit comme un message personnel adressé à quelqu’un qui n’a jamais réagi. Ce texte peut-il, des années plus tard et à contretemps, avoir un effet ? Daragane, qui ne lit plus que Buffon, ne se posait pas la question. Et la voici de retour après avoir franchi une faille temporelle à travers laquelle les époques entrent en collision.
Le travail de la mémoire s’apparente à la visite d’un grenier poussiéreux où on ne sait plus ce qu’on a rangé, et moins encore selon quelle logique. Le propriétaire de cette mémoire va donc de surprise en surprise au fur et à mesure que des indices le renvoient à ce qu’il était autrefois. Les traces ne sont pas tout à fait effacées mais il faut, pour les retrouver, décrypter des signes ténus, les relier entre eux, deviner leur signification jusqu’à y superposer une possible réalité. Celle-ci n’est jamais assez solide pour croire vraiment à son existence, les doutes ne sont levés qu’en partie. Et, de cette enquête hésitante, Patrick Modiano fait un grand livre.

mercredi 10 février 2016

Le roman sans avenir ?

Les Inrockuptibles fêtent leur trentième anniversaire et je m'en réjouis avec eux. Même si je ne partage pas toujours leurs choix, et surtout pas les plus radicaux d'entre eux qui paraissent souvent relever davantage de la posture que de l'analyse, il semble presque impossible de se passer des voix qui s'y font entendre et y attirent l'attention sur des créateurs à côté desquels je serais bien capable de passer.
Donc, pour ses 30 ans, l'hebdomadaire se livre à une de ces rétrospectives dont il a le secret et qui, pour donner parfois le sentiment d'un certain manque d'imagination, oblige à réfléchir sur ce qui a marqué, pour eux, pour nous (vous, moi), les trois décennies écoulées.
Allez, au hasard, pour le roman, par exemple.
On revient donc, et on n'a pas tort d'y revenir, sur American Psycho, de Bret Easton Ellis, L'inceste, de Christine Angot, Les particules élementaires, de Michel Houellebecq, La tache, de Philip Roth, Baise-moi, de Virginie Despentes.
Bon, résumer trente ans de création littéraire en cinq titres, ce n'était pas gagné.
Et, au fond, je suis d'accord pour un des cinq. (A vous de deviner, si ça vous amuse.)
Dans une deuxième partie du magazine paru aujourd'hui, plus brève, beaucoup plus brève cette partie, la rédaction parie sur l'avenir. Trente noms, c'est logique, avec une limite d'âge fixée à trente ans, sur tous les terrains culturels. Même le roman, donc.
Mais l'avenir du roman semble bien compromis si l'on en juge par le nombre de nos futurs grands auteurs. Un seul, une seule devrais-je dire, s'est affiché(e) dans la boule de cristal des Inrocks: Cécile Coulon, 25 ans et sept romans déjà à son actif.
De deux choses l'une: ou bien la littérature demande une plus grande maturité que, par exemple, la musique, ou bien l'hebdo ne s'est pas foulé.
Car je me refuse à croire que le roman ait son avenir derrière lui.

samedi 6 février 2016

Romain Puértolas passe d’une armoire à la tour Eiffel

Avant même la réédition en poche, cette semaine, de son deuxième roman, La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la tour Eiffel, l’auteur de L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea en a publié un troisième, Re-vive l’Empereur. Arrêtons-nous sur le format de poche, avec un entretien réalisé il y a un peu plus d’un an.
Dans son premier roman, sous couvert de fantaisie, Romain Puértolas abordait les problèmes des sans-papiers et la question de l’immigration clandestine pour raisons économiques. La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la tour Eiffel a les poumons envahis par une sale maladie, qui se soigne encore plus mal à Marrakech qu’en France. Mais Zahera garde une chance de guérir : Providence, qui est factrice, est en route pour venir la chercher et la confier aux meilleurs médecins. Sinon que, le jour de son départ, les avions ne décollent pas. La faute à un foutu volcan islandais.
L’histoire est racontée par un coiffeur à un de ses clients, les niveaux de narration s’imbriquent comme dans un conte oriental et le lecteur plane par-dessus avec un bonheur constant. Comme Providence planera au-dessus des nuages… Mais impossible de raconter en quelques mots comment elle y parviendra. L’écrivain s’amuse à un itinéraire capricieux qui requiert une assistance technique très supérieure à celle de n’importe quelle assurance de voyage.
On rit beaucoup. On tremble un peu. C’est ce que Romain Puértolas appelle sa marque de fabrique, et il s’en sert comme un fildefériste de son balancier.
Quand nous avions parlé du Fakir, vous m’aviez dit que le roman suivant était prêt et que votre éditeur l’aimait beaucoup. C’était celui-ci ?
Oui, il était écrit avant la sortie du Fakir et j’ai eu un an pour modifier quelques petites choses, en ajouter d’autres, pour fignoler.
Vous l’avez donc écrit sans pression, puisque c’était avant le succès ?
En effet. Je sens un peu plus la pression pour le livre que je suis en train d’écrire. Quand on a des lecteurs, on se demande si ça plaira ou non. Mais je fais ce que j’aime et les autres livres ne seront pas le Fakir. A l’exception de la suite du Fakir que je suis en train d’écrire.
Quelle distance y a-t-il entre le premier et le deuxième roman ?
Il y a des ressemblances et des différences. Je voulais une marque de fabrique. Elle tient à l’universalité, parce que j’aime parler de personnages de différentes cultures. C’est un peu le monde Benetton. Moi-même, je parle plusieurs langues et j’ai vécu dans plusieurs pays. Il y a aussi, en toile de fond, un sujet plus sérieux que la forme, celle-ci étant humoristique, décalée. Une troisième constante est l’optimisme. Je suis né heureux et j’ai toujours été heureux malgré les difficultés. Un « happyculteur », comme je dis. Une différence réside dans le fait que, dans ce livre, j’ai été poétique et dans l’émotion.
Vers la fin du roman, on perd les points de repère qu’on croyait bien installés. Est-ce conscient ?
J’avais d’abord écrit le livre sans ce coup de théâtre, et puis je me suis dit que ce serait bien. Dans ce que j’écris maintenant, j’y prends goût. Je trouve que ça redonne vie à l’histoire. C’est un peu comme, en mangeant un plat, un nouveau goût, une nouvelle saveur qui éclate sur le palais à la fin. Retourner l’omelette, comme on dit en Espagne.
Peut-on dire que le premier roman avait été écrit sans se poser de questions sur le fonctionnement du récit, et qu’il y a une évolution sur ce plan dans le deuxième ?
Oui, avant j’écrivais de manière linéaire, une chose en entraînant une autre comme dans le Fakir qui est une chaîne de rebondissements. A présent, j’avance dans le travail de la structure.
Sans crainte de perdre la spontanéité ?
Non. De toute façon, les idées me viennent sans que je les cherche. Et j’écris vite : j’ai mis deux semaines et demie pour celui-ci.
Sous une forme poétique et drôle, vous abordez un sujet grave, la mucoviscidose. Comment est-ce arrivé ?
Je ne sais pas du tout, je me le demande parfois. On pourrait d’ailleurs remplacer la mucoviscidose par n’importe quelle maladie, le cancer par exemple. Je voulais aborder ce thème : quand on est malade, tant qu’on est vivant, il y a toujours de l’espoir. Peut-être que j’ai vu un jour Grégory Lemarchal à la télé. La fin de sa vie m’a beaucoup touché.
Le récit est mené à un rythme soutenu, à travers notamment les dialogues. Est-ce volontaire ?
C’est peut-être mon oreille musicale. J’ai été compositeur pendant des années et les mots me viennent comme une musique et un rythme, ce qui me conduit quelquefois à changer leur ordre.
Savez-vous combien d’exemplaires du Fakir ont été vendus ?
Dans le monde, un demi-million, dont trois cent mille en France.
Avez-vous l’explication de ce succès ?
Non, cela a été une énorme surprise. Je ne me retrouve pas dans la littérature française d’aujourd’hui et je ne croyais pas que le livre pouvait marcher en France.

vendredi 5 février 2016

Eléments de langage : je suis circonflexe

Voyez comme la langue française nous embrouille. Je voulais écrire: je suis circonspect, et la virulence du débat sur la (vieille, déjà vieille) simplification (relative, très relative) de l'orthographe transforme le titre de cette note en revendication, genre "Je suis Charlie". Alors que pas du tout, et je ne voulais même pas en parler, de cette vague de mécontentement reposant sur rien, ou pas grand-chose, sinon des recommandations de l'Académie française datant de 1990 que les éditeurs hexagonaux de manuels scolaires vont suivre, un quart de siècle plus tard. On savait que l'Académie française n'était pas un lieu de débats révolutionnaires, on ignorait que les éditeurs étaient encore plus conservateurs.
Et vous? Et moi?
Vous, je ne sais pas.
Moi, je conserve (le vilain mot!) mes habitudes et les accents circonflexes là où on m'a appris à les poser. Je laisse aux générations suivantes le soin d'absorber progressivement des modifications très raisonnables.


En revanche, il y a longtemps que je grogne (tout seul, dans mon coin) sur une confusion souvent rencontrée et même, me semble-t-il, de plus en plus souvent - ceci étant dit sans aucune étude statistique, de peur d'être démenti.
Hier encore, dans un roman que je lisais avec plaisir, deux brèves douleurs (certes purement intellectuelles) m'ont traversé aux moments où des tâches avaient remplacé des taches.
Je tâche toujours de ne pas tacher mes livres, j'ai donc évité les gestes brusques.
La tache est, outre le titre d'un roman de Philip Roth (que j'ai déjà vu orthographié: La tâche, quelle horreur!), une bavure, une éclaboussure, une souillure, la liste est longue qui comprend aussi la tache de couleur dans une peinture.
La tâche est un travail, quelque chose à faire - et qu'on n'a pas nécessairement envie de faire, qui peut donc éventuellement faire tache dans l'écoulement d'une journée. Quelque chose qu'on va retrouver, faisons une rapide concession aux anglicismes afin de nous faire bien comprendre, dans la Todo List.
J'ignore d'où vient cette confusion entre deux mots certes proches par l'orthographe mais aux sens si différents.
Je sais en tout cas que l'accent circonflexe de l'un n'est pas menacé par la simplification dont on parle tant depuis hier.
Et je vous prie donc d'éviter cette faute, car c'en est une, si facile à éviter.
Votre tâche, si vous l'acceptez, consistera à effacer cette tache.