dimanche 31 juillet 2016

14-18, Albert Londres : «Il écrit ses pensées quand elles lui viennent»



Chez le vieux roi des Serbes

« La France, nous lui devons tout !
La Serbie est sa fille ! »
(De notre envoyé spécial.)
Athènes, 30 juillet.
Il est dans une maison en proue sur la mer, immense comme son malheur.
Je ne suis pas venu lui parler politique ; c’est son fils, maintenant, qui s’occupe de ça. Je ne suis pas venu visiter le roi en exil : ce poème-là se chantera plus tard. L’Europe est encore trop rouge. Mais, à la fin de ces deux années qui ont fait trembler toutes les femmes, c’est celui dont la capitale reçut les premiers obus, qu’à Chalcis, ville morte, je suis religieusement monté voir.
Il était à Edypsos ; c’était un lieu d’été. Le monde arriva : il s’enfuit pour ici.
Il va mieux. Ce n’est plus le roi paralytique que quatre bœufs firent gémir le long des pistes albanaises. Il s’est redressé. Par moments même, il regrette sa canne.
Il parle haut ; il écrit. Drapé dans sa légende, il pense à l’histoire.
À la nuit, j’ai traversé le pont qui relie le continent à l’île d’Eubée où Chalcis dort. Comme dans les temps anciens, j’ai payé péage. J’ai rencontré, tout de suite, un colonel serbe : ce ne pouvait être que son aide de camp, je l’ai arrêté :
— Oui, me dit-il, je suis au courant, il vous attend demain. Pourtant, si vous voulez l’apercevoir avant, soyez de bon matin sur ce chemin ; il passera à motocyclette, revenant de sa promenade.
J’attends le long de la mer ; je m’étais levé de bonne heure. Je perçus, en effet, le bruit d’un moteur. C’était le roi qui rentrait.
Pour dire vrai, il n’était pas sur la machine. Je le saluai. Il me répondit.
Sa demeure est au bout de la route. Elle s’arrête juste à temps pour ne pas tomber dans la mer. Devant, il y a un jardin et, dans ce jardin, des statues en quantité et toutes blanches ; en revanche, sa maison est toute rouge. Des gendarmes grecs la gardent.
J’ai poussé la grille.
Le gendarme grec ne m’a même pas arrêté ; il était appuyé contre une des statues. On m’a fait entrer dans la salle à manger. Ici, vous vous présentez comme vous êtes, avec de la poussière sur les épaules, et vous pénétrez directement dans la salle à manger.
L’aide de camp me fait apporter de l’eau et de la confiture. Un ami du roi est également autour de la table : c’est un vieux compagnon de tous ses exils, un de ces amis avec qui on a brûlé sa jeunesse. Il est là comme le souvenir de l’homme qu’a été le roi avant qu’il fût le roi.
— Je l’ai tutoyé pendant cinquante ans, dit-il, puis, tout à coup, quand, à Genève, il reçut la dépêche qui lui apportait la couronne, je l’ai appelé Majesté.
Sa Majesté est dans la pièce à côté. On entend tout. Les souverains ont des palais avec des gros murs, des triples portes et des pièces d’isolement. Celui-ci n’a qu’une maison à galandages.
Il parle avec son docteur ; il parle haut. Nous écoutons. Le roi, en colère, lui crie :
— C’est tout ce que vous avez appris en Allemagne ?
Maintenant, il remue une chaise.
— Il doit s’asseoir, me dit l’ami. Il écrit ses pensées quand elles lui viennent.
Que cette maison, subitement, me paraît sainte ! Mais voilà que l’on remue encore. La porte s’ouvre : c’est le roi.
J’ai cru que la légende m’apparaissait. Il ne savait pas que nous étions là.
— Ah ! des Français, dit-il.
Puis, se penchant sur l’image :
— Voilà ce que je serai pour l’histoire : un vieil homme usé traîné par des bœufs comme les rois fainéants !
Son aide de camp se tenait droit, un officier d’ordonnance était derrière lui ; son fidèle ami du temps qu’il n’était qu’un homme regardait par terre.
C’était la Cour !
— Je fus le premier à dire : la France, personne ne la connaît. Et pendant les affolantes journées de descente sur la Marne, chaque matin je répétais : « Elle va bondir. » Elle a bondi… Je la connaissais.
Il était sans épaulettes, sans insigne, on ne pouvait pas savoir si c’était un général ou un soldat.
— Nous lui devons tout ; la Serbie est sa fille. Elle est venue nous chercher parmi la mort et la famine. Elle nous a traînés sur les mers ; elle nous a donné des habits, des souliers, des fusils.
Là, il se mit à crier très fort.
— Et mes enfants qui sont à Salonique, eh bien ! ce sont aussi les siens. Avec elle, ils connaîtront la victoire car qui, maintenant, ne la sent pas ?
— Voici juste deux ans aujourd’hui, sire, que le premier obus a déchiré votre capitale.
Alors ce roi qui venait de crier si fort tomba dans le silence. Au nom de sa patrie, il était rentré dans son âme et, grand comme la misère, devant la mer bleue comme les veines, avec une voix de rêve :
— Belgrade ! dit-il.

Le Petit Journal, 31 juillet 1916.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

vendredi 29 juillet 2016

En rayon, Luc Lang avant la rentrée

Dix romans de 1988 à 2014 pour Luc Lang, quelques autres livres semés entre ceux-ci, et une nouvelle fiction le 24 août, Au commencement du septième jour. Le volume est copieux, plus épais même que La fin des paysages dont, il y a dix ans, j'avais pensé beaucoup de bien. J'aurais pu choisir Liverpool marée haute, son deuxième roman, ou même le premier, mais le deuxième n'était pas sans rapports avec celui que je glisse dans votre boîte à idées de lecture en attendant la rentrée littéraire: il en était, d'une certaine façon, un premier état. Non que Luc Lang manque d'imagination pour créer de nouveaux univers. Plutôt parce qu'il avait eu, je suppose, le sentiment de quelque chose d'inachevé qu'il avait les moyens de conduire plus loin. La preuve par un article et quelques lignes du début.

Il y a d’abord le rythme particulier du texte, provoqué par la multiplication des points de suspension – ils arrivent même avant le premier mot : « … oui, je peux très exactement reconstituer la scène… » Celui qui parle dans ce tempo haletant s’appelle Martin Finley. Un tragique concours de circonstances l’a rendu doublement responsable d’une exposition d’art africain à Liverpool : Un siècle d’africanismes 1850-1950. Il n’était que l’assistant de Sir Abel Manson, le Commissaire général. La disparition de celui-ci a propulsé Martin, alors qu’il n’a pas la vocation, sur le devant de la scène. En outre, il a eu à élucider un accident survenu lors d’un déchargement de caisses contenant des œuvres destinées à l’exposition. Une chute, un mort, des tableaux endommagés, des masques disparus – perdus dans les eaux du port ou volés ? Accident ou sabotage ?
Martin Finley s’essouffle à tout raconter, sans cesse interrompu dans son élan, par l’irruption d’une idée faisant suite à la précédente ou par l’intervention d’un autre personnage. Et il court ainsi, à travers ce gros roman, une urgence à laquelle il sera difficile de faire face. Car les nouvelles responsabilités du narrateur l’amènent à comprendre que rien n’est simple dans les relations entre Abel Manson et cette exposition. Entre la Grande-Bretagne et les pays de l’Afrique de l’Est appartenant au Commonwealth. Entre sa bonne foi et l’attitude qu’il pense devoir adopter. Souterrainement, La fin des paysages est un polar psychologique.
Et, plus souterrainement encore, l’amplification sous un autre angle – plutôt qu’une reprise – de Liverpool marée haute, un roman publié il y a seize ans. C’était déjà une sorte de naufrage. Ici, la familiarité imposée par la voix de Martin donne au lecteur l’impression de sombrer avec lui. Le port est envahi par la vase. Et les cœurs, par un sombre dégoût au sommet duquel ne peut survenir qu’une catastrophe.
Il faut se laisser envahir sans réticence par l’allure (au sens où on prend une allure de course) de ce livre. Le second souffle vient très vite et l’on est porté jusqu’au bout.
… oui, je peux très exactement reconstituer la scène… le plateau de déchargement se balance mollement dans le vent froid, à plus de 12 mètres en surplomb de l’arête du débarcadère ; l’un des câbles cède, un accord de contrebasse vibrant dans l’air sourdement… les quatre caisses qui s’y trouvent empilées – comme si l’on n’avait pu les mettre en containers ! – s’engouffrent alors dans le vide… deux d’entre elles tombent entre le quai et la coque rouillée du Port Harcourt  ; avec le ressac de ce matin de janvier, le cargo achève de les concasser comme des noix sèches et elles se perdent dans les eaux grasses et mazoutées du port… une troisième éclate sur une bitte d’amarrage ; des statuettes et des masques se dispersent en gerbes d’ombres et d’or sur les pavés luisants, et la dernière, énorme, s’écrase plus doucement sur le sol… miraculeuse… le bois craque et gémit, dans un nuage de poussière, les parois se tordent puis s’abattent comme des cartes, mais la caisse, tombée à plat, laisse nus cinq grands tableaux, debout sur la tranche de leurs cadres dorés, tenus entre des cales de polystyrène… la poussière se dissipant, on découvre l’envers du dernier tableau, son châssis couvert d’étiquettes de galeries et de musées, et la toile brune, auréolée d’huile par endroits… plusieurs dates y sont inscrites au pinceau ; de l’autre côté de la caisse fracassée, on peut contempler le spectacle de la première peinture : près d’un oued bordé d’une maigre végétation exotique, à l’orée d’un désert pierreux et torride, des cavaliers, drapés de chatoyantes étoffes, s’affrontent en une espèce de fantasia, leurs visages d’un noir mat rend plus inquiétants les feux de leur regard… deux explosions donc, puis un silence lourd, oppressé, qui se répand en cet endroit des docks… parmi les éclats de bois et de plastique, parmi les masques, les statuettes, les parures, les bracelets de cuivre, les morceaux de vases funéraires qui jonchent le sol, les marins et les dockers se sont immobilisés, et ceux qui font face à la peinture croient à une apparition, cette chaude lumière d’Afrique, dans la grisaille des grues, des entrepôts et de la mer d’Irlande au fond de l’horizon… un miracle, j’insiste…

jeudi 28 juillet 2016

En rayon, Jean-Paul Dubois avant la rentrée

Grégoire Leménager, dans L'Obs paru aujourd'hui, explique qu'il a trouvé le temps long: cinq ans sans un nouveau livre de Jean-Paul Dubois. La dernière fois, c'était Le cas Sneijder. Du moins cela a-t-il laissé à Thomas Vincent le loisir de terminer tranquillement son adaptation cinématographique, sans se demander si le roman suivant n'aurait pas donné un meilleur film. Le suivant, il arrive presque: La succession sort le 18 août, et Grégoire Leménager a l'air d'aimer ça. Je suis bien obligé de lui faire confiance pour l'instant, ce qui est en général une attitude raisonnable, nos goûts ne divergeant pas trop. De toute manière, si je n'avais pas confiance en Grégoire Leménager critique, j'aurais confiance en Jean-Paul Dubois écrivain. Il m'a donné assez d'occasions de vérifier que je me vautrais avec plaisir dans ses livres. Hop! encore un au programme de lecture, donc.
Pour l'instant, contentons-nous de faire un grand pas vers le passé, à propos de deux livres parus simultanément en 1992. J'avais même rencontré leur auteur - au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, si mes souvenirs sont exacts. L'Obs s'appelait encore Le Nouvel Observateur, Jean-Paul Dubois y travaillait et nous avons dû parler de bien autre chose que de ses dernières publications, semble-t-il, du moins si j'en juge par ce qui reste, dans mon article paru à l'époque, de notre conversation. Et vous n'aurez pas d'extrait cette fois-ci, je n'ai pas retrouvé les ouvrages. Bah! je suis à peu près certain que vous saurez vous montrer plus efficaces que moi.

Jean-Paul Dubois n’est pas un écrivain français. Ou peut-être faudrait-il dire, tout simplement, qu’il n’est pas un écrivain parisien – bien que journaliste au Nouvel Observateur, il vit à Toulouse et évite autant que possible la capitale. Ou encore qu’il est, dans sa tête, un gaucher – il faisait, dans son premier livre, un Éloge du gaucher, ce ne devait pas être un hasard.
Atypique et cependant boulimique, le voici avec deux livres cet automne : un roman, Une année sous silence, et un recueil de chroniques, Parfois je ris tout seul. De celui-ci, on voudrait citer un ou deux de ces instantanés drôles ou tragiques, jamais aussi sérieux qu’ils pourraient l’être, jamais aussi légers qu’ils pourraient paraître, mais, si on commence, on n’arrête pas. Car ces 123 petites histoires qui n’en sont pas, pour ne se suivre en rien, ont quand même toutes en commun d’être un regard sur la vie quotidienne, prise de biais, mais il arrive souvent, c’est tant mieux ou tant pis, selon les cas, qu’on s’y reconnaisse. Par un petit détail, par un sujet essentiel, peu importe. Et c’est pour cela que, quand on rit, on rit un peu jaune.
Toujours est-il que Jean-Paul Dubois n’est pas du genre à arborer fièrement, comme un étendard, ses deux livres comme un exploit. Il se dit formé à l’écriture par quinze ans de journalisme, précise que cela ne lui permet pas nécessairement d’écrire bien mais au moins de le faire vite, et rigole à l’idée de l’angoisse devant la page blanche : « Quand vous écrivez un livre, il n’y a aucune contrainte, vous avez le temps que vous voulez, on vous paie pour ça et, moi, la seule chose qui peut m’empêcher d’écrire, c’est la paresse. L’angoisse de la page blanche, je ne connais pas. Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais il y a tout un mythe autour de ça… Oui, on peut écrire dans la douleur, mais on écrit. Ce sont des livres, quoi ! Comprenez : ce ne sont que des livres, après tout ! »
Mais quand des livres traduisent, comme Une année sous silence, un tel sentiment de désespoir, un tel détachement de la vie, c’est qu’ils représentent, quoi qu’en dise leur auteur, quelque chose d’essentiel.
Paul Miller a le sentiment que sa femme est en train de devenir folle. Les autres pensent que c’est lui qui va mal. Égaré entre ce qu’il pense être la réalité et l’image qu’on lui en renvoie, il se sent de plus en plus exilé de lui-même. Il ne faut pas vingt pages à Jean-Paul Dubois pour raconter tout ce qui s’est passé avant : la distance de plus en plus grande entre Paul Miller et sa femme, puis entre le monde et lui, la mort de sa femme, son installation dans un petit appartement, son déclin dans la hiérarchie sociale…
L’histoire de Paul Miller est terrible, elle est fondamentalement désespérée. Encore faut-il, pour penser cela, qu’on s’accorde avec le sens commun qui détermine comment on peut réussir sa vie et comment on peut la rater. De ce point de vue, il est clair que Paul Miller est un raté. D’ailleurs, il passe entre les mains des psychiatres, ce qui est bien la preuve qu’il est incapable de s’assumer, non ?
Mais là où Jean-Paul Dubois trouve un axe assez solide pour, sinon retourner le point de vue, au moins en faire douter, c’est quand il fait tout raconter par Paul Miller lui-même. La logique s’effondre. Si Miller ne veut plus parler, ce qui représente aux yeux du monde un échec flagrant, une incapacité fondamentale à accepter l’existence des autres, c’est pour lui une victoire, puisqu’il décidera, quand il le voudra, de reprendre la parole. Et ses emplois minables qui paraissent mériter le mépris – ses fils ne se privent d’ailleurs pas de le lui manifester – ne sont-ils pas un moyen de trouver une liberté nouvelle ?
Quand on parle avec Jean-Paul Dubois, il ne commente pas vraiment ses livres. Sans doute parce qu’aucun commentaire n’est nécessaire. Il suffit de passer cette Année sous silence avec Paul Miller, on aura l’impression de lire un romancier américain, au style précis, chirurgical au meilleur sens du mot – parce qu’il entaille la peau et pénètre les chairs afin de donner à voir ce qu’un homme peut avoir de plus intime –, avec cette manière si particulière de mettre sur le même pied, comme pour brouiller les pistes, l’accessoire et l’essentiel, et, au bout du compte, on réalise que même l’accessoire donne accès à l’essentiel…

mercredi 27 juillet 2016

En rayon, Jean-Baptiste Del Amo avant la rentrée

Je parlais de calendrier, hier. Avez-vous vu celui des prix littéraires d'automne publié, hier aussi, par Livres Hebdo? Un coup d’œil distrait donne à penser que les choses s'annoncent à peu près comme d'habitude. Mais non, pas du tout. L'Académie française, dont le Grand Prix du roman ouvre habituellement la série, sera devancée cette année, malgré une proclamation le 27 octobre, par le Prix Femina, dès le 25 octobre. Avec, pour celui-ci, l'annonce de la dernière sélection... la veille du prix. Il n'y a pas d'erreur? La source est, habituellement, très fiable, et on suppose qu'il en ira bien ainsi.
De toute manière, Jean-Baptiste Del Amo a damé le pion à tout le monde en recevant, dès le mois de juin, le premier Prix de l'île de Ré, pour son roman à paraître chez Gallimard le 18 août, Le règne animal. On marche sur la tête. Ou sur l'eau, ce qui n'est pas beaucoup plus assuré. Bon, de toute manière, j'ai lu tous les livres précédents de cet écrivain, il n'y a pas de raison de s'arrêter. Mais, comme promis hier, je jette un regard en arrière avec le premier roman de l'auteur, Une éducation libertine, paru en 2008 et, depuis, réédité au format de poche.
Avait-on déjà peint une Seine si noire ? Dans le magnifique premier roman de Jean-Baptiste Del Amo, elle charrie toutes les sanies de la ville, la peau de ceux qui y travaillent se couvre de squames répugnantes, une tête de bébé ou un cadavre de bourgeois y traîne parfois. Pour Gaspard, qui vient d’arriver à Paris, elle est le lieu de son premier emploi précaire quand il est chargé, avec d’autres compagnons d’infortune, de récupérer des trains de troncs d’arbre. Elle est aussi le rappel d’un autre fleuve, près de Quimper, où s’est achevée la poursuite d’un cochon et la vie de son père.
De Quimper à Paris, c’est la même crasse. Faite de sang et de lisier dans une enfance marquée aussi par un monstrueux accouchement de sa mère. Faite de déjections diverses et d’une persistante odeur de mort dans une capitale qui, dans les années 1760, offre au jeune homme des perspectives d’ascension sociale, même s’il a commencé sa carrière plus bas que terre, dans une misère répugnante et une promiscuité moite.
Gaspard possède quelques atouts sous sa dégaine de paysan mal dégrossi : il est joli garçon et ne manifeste pas le moindre signe de sens moral. Arriviste, il utilise donc ses armes sans aucun scrupule, séduisant des hommes situés de plus en plus haut dans la hiérarchie sociale afin d’atteindre le statut de parvenu dont il rêve. Sous les assauts répétés d’amants dont il se lasse vite, il n’éprouve guère de plaisir. Et ne pense qu’à la suite, quand il gravira un nouvel échelon…
Libertin, Gaspard n’est cependant pas un parfait cynique. La corruption des chairs au milieu desquelles il se vautre faute de mieux correspond chez lui à une corruption de l’âme dont il prend de mieux en mieux conscience. Il aimerait extirper le mal qu’il devine dans son corps, contre lequel il aimerait se battre. La lutte est inégale entre l’ambition et la perception sourde d’une douleur née des années plus tôt. Aux blessures de l’enfance répondent alors celles que s’inflige Gaspard, dans une tentative désespérée de quitter la spirale de la débauche où il est entré.
Ce roman pue. Pour la bonne cause : les odeurs délétères qui flottent au-dessus de ses pages sont le reflet d’une probable réalité à laquelle nous sommes confrontés sans préparation. Jean-Baptiste Del Amo l’affiche dès la première phrase : « Paris, nombril crasseux et puant de la France. » Avant de dérouler un récit somptueusement baroque, dans toute la gamme des teintes prises par les corps malades et les cadavres. On piétine un cimetière, la beauté s’efface rapidement, brûlée par l’acide de désirs bestiaux qui ne s’embarrassent pas d’hygiène.
L’éducation est ici celle, et uniquement celle, de l’argent et du pouvoir – pouvoir illusoire en un temps où le pays vacille sur ses bases. Les philosophes mettent en doute bien des certitudes. La Révolution n’est plus très loin. En attendant, Paris pouilleux danse une funèbre farandole, emporté dans un délire comparable au fleuve malsain qui infecte plus qu’il nettoie.
En voici un peu plus que la première phrase:
Paris, nombril crasseux et puant de France. Le soleil, suspendu au ciel comme un œil de cyclope, jetait sur la ville une chaleur incorruptible, une sécheresse suffocante. Cette fièvre fondait sur Paris, cire épaisse, brûlante, transformait les taudis des soupentes en enfers, coulait dans l’étroitesse des ruelles, saturait de son suc chaque veine et chaque artère, asséchait les fontaines, stagnait dans l’air tremblotant des cours nauséabondes, la désertion des places. Dans cette géhenne, la chaleur de l’été collait aux visages comme un masque, drapait les corps de feu, tuait les bêtes qui tentaient de survivre en quelque coin d’ombre, suffoquait les femmes aux poitrines poisseuses. Les glandes sudorales déversaient par flots leurs humeurs. Jaillies d’aisselles velues, elles s’écoulaient des fesses aux flancs puis sur les jambes. Fondue comme du beurre sur les fronts, la sueur piquait aux yeux, répandait son sel aux bouches haletantes. La crasse s’écoulait comme un sédiment, marquait les plis aux articulations de traces noires. On s’éventait avec un rien, un vieux chiffon, une gazette, une main.

mardi 26 juillet 2016

En rayon, Thierry Beinstingel avant la rentrée

On la sent, la pression de la rentrée littéraire avec vue sur le calendrier.
Si vous ne me croyez pas, descendez en bas de cette page, vous y trouverez l'agenda des parutions à partir du 15 août, c'est-à-dire demain, après-demain au pire.
Des écrivains y trouveront leur moment de gloire, beaucoup d'autres, non. Dans les jours qui viennent, je me propose d'aller faire un tour, dans les rayons de ma bibliothèque, à la recherche de romans plus anciens d'écrivains qui en sortent un nouveau prochainement. Parce qu'on ne vient pas de nulle part, que les livres précédents sont les strates sur lesquelles reposent celui qu'on attend.
Aujourd'hui, attendons donc Vie prolongée d'Arthur Rimbaud, de Thierry Beinstingel en nous souvenant de Retour aux mots sauvages, du même auteur et chez le même éditeur (Fayard), paru il y a six ans.
Comme un artiste, il doit choisir un pseudo. Comme Maryse, prendre une voix d’hôtesse. Comme tout le monde, suivre les indications que lui fournit son écran, poser les bonnes questions, décrocher de nouveaux contrats, passer d’un client à l’autre sans perdre de temps. Il est nouveau sur le plateau où il vient d’être engagé. Il n’est pas habitué aux mots, jusque-là il s’occupait de câblage et d’électricité. Mais, le marché du travail étant ce qu’il est, il est devenu Eric dans le centre d’appel d’une grosse boîte de télécoms. Un casque sur les oreilles, un micro devant la bouche, un écran devant les yeux, la souris dans la main droite, l’esprit en éveil ou au loin, selon son degré de concentration.
Thierry Beinstingel investit le travail à la chaîne, façon nouvelles technologies. Les outils ont changé. Les objectifs, pas du tout : la rentabilité reste la première préoccupation. Et le rythme doit être tenu sans relâchement. Au suivant ! chantait Jacques Brel, dans un tout autre contexte il est vrai…
Les journées d’Eric sont monotones et hachées. Le romancier épouse un tempo dont son personnage ne s’évade que par la course à pied, où l’essoufflement guette aussi, mais au moins celui-ci est-il librement choisi. Eric sort aussi du cadre en prenant lui-même contact avec un client dont il tente de régler le problème. Jamais d’implication personnelle, lui avait-on pourtant dit.
Sous pression, les employés stressent, parfois dépriment. Et certains se suicident, dans ce qui semble une véritable épidémie. C’est le Retour aux mots sauvages, quand la violence sournoise faite aux hommes (et aux femmes) débouche sur des réactions désespérées. Thierry Beinstingel lutte contre le poids des jours, le choc des formules dont la répétition blesse aussi sûrement qu’un coup de gueule.
Avec les premières lignes en prime.
Retour au travail, course pour être à l’heure : il arrive un matin dans le service. Il entre sans frapper, il se sait attendu. Il reste cependant à peine le seuil franchi, bras ballants. On le regarde. Certains sont déjà en conversation, casque sur les oreilles. Le chef lui serre la main. Tiens, le nouveau, tu n’auras qu’à te mettre là. Là, c’est une chaise qu’il pousse à côté d’une collègue déjà assise. Moi, c’est Maryse, elle fait. Le chef s’appuie des deux mains sur le bureau et dit à Maryse : Tu n’auras qu’à lui montrer. Puis à celui qu’il a baptisé le nouveau : Tu n’auras qu’à écouter. Mais déjà on l’appelle du fond de la salle. Le chef dit : Excusez-moi, puis s’en va. Maryse se tourne vers le nouveau et soulève son casque : Tu viens d’où ? Il dit le nom d’un autre service de l’entreprise, dans une autre ville. Ses mains sont bien à plat sur ses genoux. Le dos est voûté. Maryse hoche la tête sans cesser de sourire : Ici, il y en a déjà quelques-uns, des comme toi. Il fait mine de bouger ses mains comme s’il s’apprêtait à répondre mais Maryse regarde soudain son téléphone où clignote une lumière. Elle appuie sur un bouton, rajuste son casque et annonce d’une voix d’hôtesse le message d’accueil de l’entreprise. Il se contente de hocher la tête à son tour et ses doigts épais reposent à nouveau sur ses cuisses. Il porte un jean et un pull-over, comme avant. Sauf que sa femme ce matin lui a fait la remarque qu’il pourrait mettre un pantalon plus neuf, son nouveau métier sera moins salissant tout de même. Alors la paume de ses mains racle le tissu encore lustré. Il examine le casque. C’est un modèle léger, posé par-dessus la chevelure de Maryse. Une mèche raide, d’une teinte plus blonde, balaie un petit microphone que Maryse ajuste de deux doigts près de sa bouche tout en continuant de parler d’une voix d’hôtesse. Elle se tourne vers lui en levant les yeux au ciel : il comprend que ce doit être un client difficile. Il essaie d’accrocher quelques mots, tarifs, options à rajouter, assurance vol. C’est compliqué et lointain. Et dire que c’est son nouveau travail : devenir une Maryse avec une voix d’hôtesse.

lundi 25 juillet 2016

En rayon, Japrisot avant Japrisot

Dans la carrière littéraire de Sébastien Japrisot, il y a plusieurs temps. En commençant, cela va de soi, par le premier, des débuts qu'il avait faits sous son véritable nom, Jean-Baptiste Rossi, avec un roman que l'on peut dire, sans exagérer, "de jeunesse". Il avait en effet 17 ans seulement quand les Editions Robert Laffont publièrent, en 1950, Les mal partis. Mieux qu'une promesse. Et aussi, pour ceux qui voulaient y voir une promesse, la satisfaction de voir qu'elle serait tenue. Elle l'aurait peut-être même été davantage si les sirènes du cinéma, qui ont bien occupé Japrisot, ne s'étaient en outre noyées parfois dans l'alcool. Ça se noie, des sirènes? Faut croire que oui, parfois...
Bref, j'ai lu il n'y a pas longtemps un roman que je croyais connaître et qu'en réalité je découvrais, Piège pour Cendrillon, une occasion de revenir à ces mal partis si bien partis, en fait...
C'était l'année où Denis entrait en quatrième. Durant les vacances, on avait repeint les bâtiments et arrangé les cours. Les volets des fenêtres étaient brillants et verts. Les vitres étaient propres. Il y avait de nouveaux fauteuils dans le parloir et des cartes de visite sur les portes, aux étages où habitaient les surveillants. Leurs noms y étaient inscrits. Mais toutes ces nouveautés, les élèves ne les remarquaient pas. Il y avait des bancs et des bureaux neufs qui sentaient bon le propre. Mais les élèves ne les remarquaient pas non plus. Tout ce qui les intéressait en rentrant de vacances, c'était les nouveaux surveillants. Cette année-là, il y en eut un dans chaque division. Visage grave et dos voûté, ils regardaient les élèves lorsque les élèves étaient près d'eux. On leur avait donné une grande feuille avec les noms des élèves indiqués par rang et par place dans la salle d'étude. Même, on avait coché d'une croix rouge les noms de ceux qui n'étaient pas les bons élèves, ceux qu'on appelait les fortes têtes. Avant la première étude, Denis alla voir la feuille sur la chaire. Il monta seul. Les autres étaient en récréation. Il ne rencontra personne dans le hall d'entrée ni dans les escaliers. Comme il s'y attendait, il vit une croix rouge près de son nom, sur la feuille. Il y en avait une aussi près du nom de Pierrot. Il haussa les épaules et descendit dans la cour.

samedi 16 juillet 2016

En rayon, avec Romain Gary à Nice

Le voudrait-on qu'on n'y parviendrait pas: en furetant dans les rayons d'une bibliothèque, le regard s'arrête sur les évocations de Nice. D'autant qu'il ne manque pas d'écrivains à y avoir vécu ou à avoir fait de cette ville leur cité de prédilection.
On pense, dans des registres divers, à Le Clézio, Raoul Mille, Louis Nucera, Max Gallo...
Et c'est Romain Gary, en raison du hasard, qui sort du rayon, avec La promesse de l'aube, ce récit autobiographique où tout est vrai, disait-il. A sa manière, bien sûr, qui ne ressemble à aucune autre dans le traitement de la vérité et de ses détournements.
L'actualité commande, le passé revient...
Chaque fois que je reviens à Nice, je me rends au marché de la Buffa. J'erre longuement parmi les poireaux, les asperges, les melons, les pièces de bœuf, les fruits, les fleurs et les poissons. Les bruits, les voix, les gestes, les odeurs et les parfums n'ont pas changé, et il ne manque que peu de chose, presque rien, pour que l'illusion soit complète. Je reste là pendant des heures et les carottes, les chicorées et les endives font ce qu'elles peuvent pour moi. Ma mère rentrait toujours à la maison les bras chargés de fleurs et de fruits. Elle croyait profondément à l'effet bienfaisant des fruits sur l'organisme et veillait à ce que j'en mangeasse au moins un kilo par jour. Je souffre de colite chronique depuis. Elle descendait ensuite aux cuisines, arrêtait le menu, recevait les fournisseurs, surveillait le service du petit déjeuner aux étages, écoutait les clients, faisait préparer les pique-niques des excursionnistes, inspectait la cave, faisait les comptes, veillait à tous les détails de l'affaire.

vendredi 15 juillet 2016

En rayon, le Ventoux de Roland Barthes

Je m'endors hier avec la certitude que l'image du jour, toute actualité confondue, sera la course pédestre de Froome dans le Ventoux.
Je m'éveille tout à l'heure, le carnage du 14 juillet à Nice a remplacé l'incongruité de la scène par l'absurde du drame. 
Néanmoins, pour être retourné un peu, hier aussi, dans les livres de Roland Barthes, je savais que je n'en avais pas vraiment fini avec le Ventoux. Et peut-être ce paragraphe de Mythologies nous aidera-t-il, non à purger notre esprit de la douleur qui l'habite, mais peut-être à rendre celle-ci moins insupportable.
L’étape qui subit la personnification la plus forte, c’est l’étape du mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens, pour durs qu’ils soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c’est un dieu du Mal, auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux : chauve (atteint de séborrhée sèche, dit L’Équipe), il est l’esprit même du Sec ; son climat absolu (il est bien plus une essence de climat qu’un espace géographique) en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros, quelque chose comme un enfer supérieur où le cycliste définira la vérité de son salut : il vaincra le dragon, soit avec l’aide d’un dieu (Gaul, ami de Phœbus), soit par pur prométhéisme, opposant à ce dieu du Mal, un démon encore plus dur (Bobet, Satan de la bicyclette).

jeudi 14 juillet 2016

En rayon et en roue libre, Antoine Blondin au Ventoux

On ne pouvait pas ne pas le ressortir du rayon, d'autant que plusieurs rééditions récentes ont remis Antoine Blondin en selle. 
Jusqu'en haut du Ventoux?
Pas tout à fait, cet après-midi, pour les coureurs du Tour de France, puisque le vent amputera l'ascension de quelques kilomètres. Les maillots aux couleurs diverses ne s'en plaindront pas, sauf peut-être un râleur, autre manière de dire mauvais perdant.
La légende du sport cycliste s'enrichira, ou non, d'une nouvelle page aujourd'hui. Et on reviendra encore, chaque année, à cette autre légende qu'est Antoine Blondin dont un article recueilli dans Sur le Tour de France évoque - il n'était pas possible de le contourner - le mont Ventoux.
Parmi les terrains de haute compétition proposés à l’effort cycliste, le Ventoux, comme d’ailleurs le puy de Dôme, est de ceux dont l’action se traduit non seulement par une incidence mécanique, mais par la puissance obsessionnelle de leurs envoûtements. Peu de souvenirs heureux s’attachent à ce chaudron de sorcière (en relief) qu’on n’aborde pas de gaieté de cœur. Nous y avons vu des coureurs raisonnables confiner à la folie sous l’effet de la chaleur et des stimulants, certains redescendre les lacets alors qu’ils croyaient les gravir, d’autres brandir leur gonfleur au-dessus de nos têtes en nous traitant d’assassins.
Ce jour-là, Tom Simpson était mort...

lundi 4 juillet 2016

Le rêve américain de Wallace Stegner

Histoire complexe d’une traduction : The Big Rock Candy Mountain, roman de Wallace Stegner paru en 1943, était devenu, dans la traduction française de 1946, La montagne de mes rêves. Puis, en 2002, dans une nouvelle traduction d’Eric Chédaille, La bonne grosse montagne en sucre, titre aujourd’hui simplifié, pour une réédition au format de poche, en La montagne en sucre.
Elsa, une jeune fille d’origine norvégienne, quitte sa famille parce qu’elle ne supporte pas le remariage de son père avec sa meilleure amie. Son oncle, commerçant dans une petite ville, a accepté de la prendre en charge, en échange des travaux ménagers. Une nouvelle vie commence, un peu inquiétante, mais libératrice…
Pour elle qui ne connaît rien, ou presque, la rencontre avec Bo Mason est une révélation : dur à cuire, il a déjà fait tous les métiers, a bourlingué dans une bonne partie des Etats-Unis et ne manque pas de projets. En outre, il est profondément amoureux d’Elsa et ne tarde pas à la conquérir. Avec l’espoir de trouver enfin la stabilité et d’offrir à son épouse une existence paisible, une fois fortune faite.
La question se pose cependant : où et comment faire fortune ? Les meilleurs plans paraissent déjà avoir été appliqués par d’autres, comme si Bo était arrivé trop tard. Il en faut plus pour le faire reculer.
Son rêve, le rêve américain est semblable à l’horizon : chaque fois qu’on s’en approche, il s’éloigne. Il condamne Bo, Elsa et bientôt leurs deux fils à une vie d’errance, en quête d’un bonheur matériel qui ne coïncide pas exactement avec les aspirations d’Elsa. Elle aimerait se poser enfin quelque part, quitte à vivre de peu, et trouver la sérénité plutôt que la richesse. Mais Bo refait ses calculs, se lance à l’assaut des obstacles avec toute son énergie jamais il ne les contourne et ne se laisse pas abattre sans repartir dans une autre direction.
« Avec ça, jamais content : quand les affaires marchent, il en veut davantage. Depuis que nous avons commencé à gagner plus de cinq dollars à la fois, il se comporte comme s’il avait constamment quelqu’un derrière lui. Mais comment veux-tu lui dire qu’il aurait été trois fois plus heureux s’il était resté charpentier ? Et à quoi cela servirait-il aujourd’hui ? »
Quand elle pose ces questions dans une lettre à son fils cadet, Elsa a compris depuis longtemps que Bo était incorrigible. Elle avait bien tenté de s’opposer à ses activités, non seulement illégales mais aussi dangereuses, quand il avait commencé à trafiquer de l’alcool, en vain.
De ces destins liés pour le pire plutôt que pour le meilleur, Wallace Stegner fait une épopée d’où ne sont, malgré tout, pas absents les moments de bonheur. Le sale caractère de Bo ne l’empêche pas d’avoir un bon fond, et il est si convaincu d’agir pour le bien des siens qu’on lui pardonne, comme lui pardonne Elsa. Les relations sont moins simples avec ses fils dont il veut faire, bien entendu, des hommes…
La montagne en sucre a beau se révéler un leurre, elle conduit les personnages, et nous aussi, dans une aventure humaine dont le romancier détaille tous les aspects avec un réalisme puissant.

samedi 2 juillet 2016

Yves Bonnefoy, disparition d'un géant

Les poètes font rarement les gros titres de la presse.
Quand on apprend leur disparition au milieu de la nuit, encore moins. Yves Bonnefoy, qui avait 93 ans, ara été de ceux-là, dont les textes courent souterrainement à travers plus d'un demi-siècle, au moins depuis Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953), dont le travail de réflexion et de traduction a accompagné et en partie nourri la démarche poétique.
Dans un livre consacré à Rimbaud, Yves Bonnefoy écrivait: «Pour comprendre Rimbaud lisons Rimbaud, désirons séparer sa voix de tant d'autres voix qui se sont mêlées à elle. Il n'est pas utile de chercher loin, de chercher ailleurs, ce que Rimbaud lui-même nous dit.»
Lisons donc Bonnefoy, aussi, et par exemple les premiers vers d'Ensemble encore, paru il y a deux mois:

C’est bizarre, je ne vous reconnais pas.
Tant il fait nuit je ne vois plus votre visage
En dépit dans vos yeux de cette lumière
De diverses couleurs si loin là-bas.
Je comprends que vous tous, vous n’êtes plus
Auprès de moi qu’une seule présence,
À qui tendre la coupe, je ne sais
Ni ne le veux, je la pose, un instant.
Apercevant vos mains,
Je les touche des miennes, c’est suffisance.

Ou relisons Bonnefoy, d'autant plus à portée d'yeux que de nombreux textes ont été réédités au format de poche, ainsi ce volume de la collection Poésie/Gallimard, sobrement intitulé Poèmes, et qui reprend quatre titres majeurs: Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Hier régnant désert, Pierre écrite et Dans le leurre du seuil.
Douve parle:

Quelquefois, disais-tu, errante à l’aube
Sur des chemins noircis,
Je partageais l’hypnose de la pierre,
J’étais aveugle comme elle.
Or est venu ce vent par quoi mes comédies
Se sont élucidées en l’acte de mourir.

Je désirais l’été,
Un furieux été pour assécher mes larmes,
Or est venu ce froid qui grandit dans mes membres,
Et je fus éveillée et je souffris.