samedi 18 février 2017

Un testament et un plaidoyer

Le 16 décembre 2013, Henning Mankell, en route vers le sud de la Suède, a eu un accident de voiture sans gravité. « Je ne sais pas pourquoi, c’est cette date-là […] qui correspond pour moi au début de mon cancer », écrit-il dans Sable mouvant, qui vient de reparaître au format de poche. En individu raisonnable, il ajoute : « Il n’y a aucune logique à cela. » Mais, après coup, quand un torticolis persistant l’a conduit à consulter une dizaine de jours plus tard et que, le 8 janvier, son « torticolis » s’est révélé être la métastase d’un cancer, il interprète l’accident comme un avertissement : « Quelque chose s’annonçait. Quelque chose était en route. »
Au milieu de 2014, il se met alors à la rédaction de ces Fragments de ma vie, sous-titre d’un ouvrage autobiographique dans lequel on ne trouve guère d’apitoiement sur soi et où les plus grandes peurs concernent plutôt le futur de l’humanité.
Le temps qui lui est devenu court, il tente en effet d’en prendre la mesure à travers la durée de vie des déchets nucléaires. La question traverse tout le livre, prenant soudain, devant sa propre fragilité, une importance nouvelle : ces poubelles radioactives que l’on enfouit loin dans le sol, assez loin pour qu’elles soient incapables de nuire à l’humanité, qui pourrait garantir qu’elles vont traverser sans dommages les cent mille prochaines années ? Une telle durée est presque inconcevable pour l’esprit, d’autant qu’elle suppose, écrit Henning Mankell, plusieurs périodes glaciaires pendant lesquelles l’écorce terrestre, du côté de Stockholm, sera écrasée sous plus de deux kilomètres de glace…
Sable mouvant est le livre d’un homme qui fournit des images de son passé, de son enfance en particulier, mais qui ne s’avoue pas vaincu : Mankell y parle au moins autant d’un avenir qu’il sait ne pas être le sien, ni celui de ses lecteurs. Un ultime combat, mené « dans l’attente de nouveaux moments de grâce. Nul ne peut me voler la joie de créer moi-même ou de prendre part à ce que d’autres ont créé. »
Le 5 octobre 2015, moins de deux ans après cet avertissement, Henning Mankell mourait. Il avait 67 ans et avait publié une quarantaine de romans qui se sont vendus dans le monde à plus de quarante millions d’exemplaires.
Henning Mankell est devenu célèbre par les romans policiers où Kurt Wallander, son héros récurrent, remue autant ses propres démons que les éléments d’enquêtes à travers lesquelles il explore la fange d’une société suédoise pas aussi idéale qu’elle le voudrait. De Meurtriers sans visage à L’homme inquiet, une dizaine de romans avec quelques annexes, Kurt Wallander promène le regard humain d’un « policier de province un peu ballot », ainsi qu’il se définit lui-même, sur les défauts de ses semblables qui parfois, souvent, les renvoient aux siens. Il se pose beaucoup de questions. Il vieillit : il a 43 ans dans sa première enquête, presque 60 dans la dernière où il commence à perdre la tête. Il s’était si souvent égaré dans les affaires qu’il traitait qu’on aurait pu trouver presque anecdotiques ses ennuis de santé. Sinon que Wallander disparaît « dans une obscurité qui l’expédierait quelques années plus tard dans l’univers vide qui a pour nom Alzheimer. »

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