mardi 25 juillet 2017

14-18, Albert Londres : «Est-ce un nouveau Verdun?»



C’est plus fort que Verdun

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 24 juillet.
Est-ce un nouveau Verdun ? On dit que oui dans les journaux. Ici, sur place, cela ne nous apparaît pas.
La rage est peut-être la même, non l’envergure. Pour les défenseurs qui luttent sous la pluie incessante du fer, c’est Verdun qui recommence ; pour les chefs qui percent les desseins, c’est simplement une attaque sur le chemin des Dames.
C’est une attaque formidable et qui nécessite dans les communiqués pour que l’intensité en soit rendue l’emploi des mots qui dépeignaient Verdun.
Le front dans toute sa longueur est maintenant blindé. Cette ruée furieuse le signifie et au fond ne signifie que cela. Quelles que soient les ambitions de l’adversaire, même si elles sont courtes, il sait que pour les atteindre, il devra payer cent fois leur valeur. Tout désormais est hors de prix et l’achat de deux kilomètres de tranchée vaut, à la fin de cette troisième année de guerre, ce qu’on n’aurait pas payé pour une victoire en 1914.
C’est ce que l’on se dit devant Craonne. Depuis deux jours et deux nuits que, sous nos oreilles, nous entendons rouler le canon et que, sous nos yeux, nous voyons noirs le jour et rouges la nuit les obus perforer le plateau, si nous avions consenti à oublier un moment la portée de leur attaque, nous aurions pu nous croire sur le front d’une grande bataille. La Marne pour nous et Charleroi pour eux furent moins infernales. Jadis, le sort des pays coûtait moins d’efforts qu’aujourd’hui la conquête d’un chemin.

La ruée le feu au poing

Ils ont bombardé, pendant huit jours et après, avec leurs troupes de tempête et les nouveaux engins d’infanterie se sont rués le feu au poing. Le plateau de Californie n’avait pas volé son nom, c’est sans doute en prévision de ces journées-là qu’on l’avait baptisé. Pour y faire chaud, il y faisait chaud. Et le plateau des Casemates avait chaud aussi. « Intensité de feu inouïe », disait le communiqué. Le communiqué, qui est une personne froide, trouvait que ce qu’il voyait était inouï, que devions-nous trouver, nous, alors ?
Nous trouvâmes d’abord que nous étions confondus. On a beau avoir vu beaucoup de choses, on n’en avait pas vu autant. Des obus qui tombent, ce n’est pas nouveau, n’est-ce pas ? Ni une pluie d’obus non plus, ni même une avalanche. Mais ce n’était ni une pluie ni une avalanche, c’était une nouvelle nature qui se superposait à l’autre, une nature de feux, de bruits, de fumées et de geysers. Le monde n’était plus le monde, c’est comme si tout d’un coup un homme s’était changé devant vous en quelque chose d’inconnu.
Pour ça, c’était Verdun. Les blessés qui sortaient des boyaux le disaient, ils disaient davantage :
— C’est plus fort que Verdun.
C’est que ça ne s’arrêtait pas ! Une vision, si fantastique qu’elle soit en vous passant devant les yeux, peut bien vous jeter dans un pays irréel, mais vous en sortez dès qu’elle est passée. Ici, vous y restiez, la vision ne passait pas, car, renversement de la raison, ce qui vous jetait dans un pays irréel c’était la réalité. Et ce pays était habité. Dans ce lieu, qui confondait l’esprit, des hommes se battaient. Où aucun être connu par sa constitution même vous aurait semblé pouvoir vivre, des êtres vivaient. C’étaient des Tourangeaux.

Les Tourangeaux se dressent

Les Tourangeaux reçurent l’attaque. Une infanterie qui avance vous savez ce que c’est, nous vous l’avons dit une fois. Ce n’est pas des coups de fusil qui pleuvent, le fusil est pour les enfants quand ils veulent jouer à la guerre : c’est une artillerie portée à bras d’hommes. Les Tourangeaux l’eurent sous le nez. « Ils se dressèrent », dit le communiqué. Ils se dressèrent sous les grenades, il y en a de deux sortes, à main et à fusil, sous les mitrailleuses ; il y en a de deux sortes, celles qui se portent et celles qui guettent, et sous la flamme il n’y en a que d’une sorte, terrifiante.
C’était plus que Verdun. Tout n’était pas inventé le 21 février 1916. On a fait des progrès depuis. C’est aux Tourangeaux qu’ils étaient réservés.
Qu’a le kronprinz à cogner ainsi pour avoir un chemin ?
Il a Michaelis à qui il faut un premier bulletin, il a l’Autriche qui a besoin de réconfortant, il a son père qui veut tenter un nouvel emprunt.
Comme c’est le kronprinz et qu’il a droit au choix, il avait pris ce qu’il avait de mieux comme bélier. Les stosstruppen avaient été choisies. Craonne ne fut pas Verdun, ce fut plus, ce fut Verdun concentré.
Et ce fut moins, puisque Pétain, cet après-midi, loin de Craonne et l’œil tranquille, passe une revue.

Le Petit Journal, 25 juillet.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


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