jeudi 24 août 2017

14-18, Albert Londres : «La principale loi est de ne s’étonner de rien»




(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Samogneux, 23 août.
Nous venons de traverser toute la victoire. Par le Talou, harassés, nous entrons à Samogneux.
De Paris vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce qu’elle est. En grosses lettres, les journaux vous disent : « Regnéville et Samogneux sont pris. Les défenses ennemies sont enlevées. Les prisonniers augmentent. » On vous complète cela de cartes, de photos, mais pas plus manchettes que cartes et photos ne vous apportent la lumière. Vous connaissez que nous avons battu le Boche, c’est tout, ce n’est pas assez. Ce qu’il faut savoir, ce n’est pas qu’ils ont perdu, c’est ce qu’ils ont perdu. C’est sur place que, touchant soudain l’ébranlement allemand, qu’étonné de la valeur du terrain perdu, vous concevez dans sa vérité le succès des armes françaises.

De Verdun au Talou

Et pour vous rendre sur place, vous prendrez un bateau. La principale loi à quoi doit se soumettre celui qui vit aux armées est de ne s’étonner de rien. Pour gagner l’arête du Talou, on nous a dit : « Demain, à 3 heures du matin, vous prendrez la barque. » On nous aurait ordonné de descendre 500 mètres sous terre et ensuite de filer droit que nous n’aurions pas davantage hésité. Seules, les choses normales paraîtraient étranges dans ce fantastique et grand pays barbare des tranchées. Nous prîmes donc la barque à 2 kilomètres de Verdun. Sur le canal de l’Est nous naviguâmes. Les péniches que les Allemands avaient mises à plat le bordaient, car les Allemands étaient venus se laver la trogne dans cette eau-là. Nous abordâmes à Bras. J’oubliais de vous dire que c’était une ruine comme tout est ruine, par ici une ruine est naturelle. Quand, avant l’époque sauvage, vous arriviez dans une ville, vous n’écriviez pas à vos amis : « J’arrive dans une ville, il y a des maisons. » C’est, procédant de la même logique, que j’omettais de vous apprendre que Bras était en ruines. Une fois pied à terre, nous longeâmes la côte du Poivre où, en décembre dernier, Mangin les sala.

L’enfant de France à l’assaut

Des deux côtés, les canons étaient raisonnables, leur quinte passée ; ils ne toussaient que par habitude. Dans cette toux, de nos pas nous martelions le Talou. Le Talou est un immense dos d’âne dont la pointe gauche en s’inclinant imposa l’une de ses courbes à la Meuse. Le soleil qui, cette fois, est avec nous, tapait. Traversant les premières parallèles de départ, nous écorchions nos cuirs aux fils de fer. C’est de là qu’hier à quatre heures quarante, les gars du Midi s’élancèrent. Quand un enfant de France part à l’assaut, il a sur la tête plusieurs nuits sans sommeil, dans les oreilles de cent vingt à cent cinquante heures d’ouragan terrestre, dans l’esprit le souvenir des ruées sanglantes qui précédèrent, dans les bras des dix kilos de grenades ou d’instruments et sur le dos ses vêtements, ses ustensiles et sa nourriture. Hier, il avait en plus devant les yeux la pente du Talou à gravir. L’enfant de France a tout porté, tout supporté, tout gravi.
Ce terrible pays des tranchées où ils vivent ne les laisse pas une seconde à l’aise. Quand l’Allemand est calme, que l’attaque est faite et qu’ils pourraient sur la terre retournée dormir, ou même seulement ne plus bouger, ils en sont empêchés. L’air de France dans ces contrées maudites de la guerre est grouillant d’une infinité de bestioles. Que vous marchiez ou soyez assis elles vous dévorent, rien ne peut les chasser, elles sont des milliards, elles vous entrent dans la bouche, dans le nez, dans les oreilles ; elles vous harcèlent de leurs tourbillons innombrables et invincibles. Depuis une heure, nous avançons dans ce supplice submergeant. Eux y vivent.
Transportés dans l’irréalité nous voici sur le Talou, sur sa crête. C’est un paysage de pôle. Entendons-nous, je n’ai jamais vu de pôles, mais comme tous les ignorants, je suppose que la terre qu’on y rencontre n’a aucun aspect commun avec celle que nous foulons. Le Talou, dans ce sens-là, est un troisième et nouveau bout du monde. Un saint homme qui sortirait de sa cellule et que, sans informer de rien, on monterait ici, s’écrierait : « Sur quelle nouvelle planète, Seigneur, m’as-tu conduit ! » Ceux qui ne sont pas des saints se demandent simplement à quelle époque préhistorique ils vivent. Nos canons ont mastiqué le terrain. Supposez la forme qu’aurait un agneau qu’un lion recracherait après un broyage de cinq jours. C’est une figure dans ce genre qu’a le Talou. C’est à la fois un volcan qui aurait mille et mille cratères, une pâte qu’un pâtissier fou aurait baroquement triturée et un pays d’indéracinable spleen qui, en une nuit, pour le malheur de toute la terre, serait descendu de la lune.
C’est immense et l’artillerie le travailla mètre par mètre. Les abris bétonnés des Boches sont en poussière, les casemates de mitrailleuses en miettes, les tranchées en charpie. Deux mains effroyablement puissantes ont tout pétri. L’homme qui aurait déjà des tendances à la démence recevrait ici son dernier coup.

Les vainqueurs dorment

Et ce pays est habité. C’est les nôtres, aujourd’hui, qui l’occupent. Ils l’occupent en dormant. L’enfant de France, après cinq jours de veille et l’effort de la victoire, est tombé sur le flanc. Tout le long de la tranchée en charpie, dans sa capote bleue, pesamment il repose.
En des enjambées savantes, nous passons par-dessus lui ; nous n’en réveillons aucun. Tableau de grandeur et qui vous frappe. Regardez, voici devant vous la preuve vivante de l’étendue de la victoire, Verdun. D’ici, les Boches voyaient sa cathédrale, commandaient ses communications, maîtrisaient ses efforts. Verdun ne pouvait pas bouger sans que le Boche le sût. S’il allumait une bougie la nuit, Krupp l’éteignait ; si des poussières le panachaient le jour, Krupp l’arrosait ; Krupp, de loin, gouvernait Verdun. L’enfant de France l’a chassé.
Les tours de la cathédrale, c’est nous, maintenant, qui voyons ce grand pays meusien où nous pourrons préparer ce que nous voudrons, c’est nous, maintenant, qui l’observons, l’avenir c’est à nous maintenant qu’il appartient et le donateur de tous ces biens, le voilà : en plein midi, sourd aux fusants qui le frôlent, aveugle à la contre-attaque qui s’amorce à droite, fourbu, il dort sur sa proie.

Le Petit Journal, 24 août 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


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