mercredi 25 octobre 2017

14-18, Albert Londres : «C’était un spectacle des grandes heures.»



Au milieu des prisonniers

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de l’Aisne, 24 octobre.
La victoire est sur l’Aisne. Ce matin, elle se sentait à tous les pas. Jusqu’au soleil qui, pour la voir, se leva sans hésiter. Pas de brume, la clarté, dès six heures et demie, était partout.
Dans Soissons, des prisonniers, par bataillon, passaient. C’était un spectacle des grandes heures. Ces colonnes d’Allemands désarmés cheminant entre nos gendarmes à cheval proclamaient le résultat de l’effort de la veille. Hier, ç’avait été la vente, aujourd’hui c’était le bilan. Il s’allongeait. Personne n’animait encore Soissons. Présidée par ses deux ruines tragiques, sa cathédrale et son église de Saint-Jean-des-Vignes-Rouges, la ville regardait seule défiler les cortèges ; ceux qui lui avaient fait ses plaies marchaient maintenant emprisonnés dans ses rues. Elle avait l’air vengée. Ils marchaient fatigués. Ils étaient des milliers, tous jeunes ; ce n’étaient pas des guerriers, mais de grands enfants équipés. Zur Belleu, virent-ils en lettres noires sur un mur. Ils tournèrent la tête vers cette inscription allemande, et plus pensifs continuèrent d’avancer. Zur Belleu était la marque que la bête du temps de sa force allait appliquant sur les murs de France.

Les plus sûrs défenseurs de l’Allemagne

Et pourtant s’ils sont là, ce n’est pas de la faute de leur commandement. Ils avaient ordre de défendre coûte que coûte la première ligne, de ne se retirer sur la seconde qu’à la dernière extrémité. On les avait choisis parmi les plus sûrs des défenseurs de l’Allemagne, ce n’étaient pas des lâches, ils avaient fait leur preuve. Il y avait trois divisions de la garde, la bavaroise et la treizième, la treizième dont dans un instant nous vous conterons la pauvre histoire, quand nous en aurons fini avec le malheur des autres. Il y avait donc tous ces hommes, soldats tout de même et bons soldats, puisque les nôtres daignent les battre et tous ces neuf mille hommes qui avaient consigne de vaincre sont prisonniers. Pourquoi ? Parce que le canon a vaincu le soldat. Si neuf mille Boches se sont brusquement, hier soir, invités à dîner dans les camps français de Soissons ce n’est pas qu’ils soient neuf mille peureux, ils sont simplement neuf mille êtres humains et c’est là qu’est toute la force de notre victoire. Le chef de l’armée a trouvé le moyen d’enlever à l’ennemi, si ce n’est toujours la vie, du moins le mouvement et la pensée. Quand son système tombe chez le Boche, le Boche se vide. Au fur et à mesure qu’on le drogue, on le tâte ; si à la fin de la quatrième journée, il semble encore consistant, on lui en remet une cinquième, on lui en remet même une sixième comme ce fut le cas dans cette affaire. Les géants seuls résistent, pour ceux-là nos poilus qui ont du poil sont là.

L’« As » du Chemin des Dames

Mais du moment que nous avons une histoire nous allons vous la livrer. Elle s’appellera l’« As du Chemin des Dames ». L’« As du Chemin des Dames » c’était la treizième division allemande. Le commandement la porta à l’ordre de l’armée et fit remettre à chacun des hommes de ses trois régiments une image héroïque où il y avait du dessin et du texte. Le dessin représentait un guerrier couvrant de son geste et de son corps la grasse Germanie ; le texte disait : « Décision du 27 juillet. Au Chemin des Dames, les Français ont encore attaqué près de Cerny l’invincible Treizième division qui n’a pas lâché un pouce de terrain. Le 55e d’infanterie, composé de Westphaliens et de Lippois, a jusqu’ici repoussé 21 attaques des Français. » L’invincible Treizième Division est tout entière, ses trois colonels en tête, dans nos camps de prisonniers. On leur a laissé leur image.
Ces trois colonels nous les avons vus, ils n’étaient pas seuls, 172 autres officiers les entouraient. Ce fut d’ailleurs un spectacle hors de toute banalité. Nous allons vous y faire assister. Il est sept heures du matin, nous poussons la porte d’une cour et entrons. Une masse d’hommes en uniforme attendait. C’étaient les officiers prussiens et bavarois. D’allure ils étaient bien, pas en tenue de salon évidemment, ils étaient bien autant qu’on peut l’être avec des habits où sèche la boue et une barbe de trois jours. Une dignité les portait. Dans cette situation anguleuse, ils manœuvraient plutôt avec aisance. Peu d’arrogance, quelques monocles, enfin une réunion de bon ton. Rien de curieux jusqu’à présent, dites-vous. Patientez, l’intérêt arrive, il arrive par la porte que nous avons poussée. La porte une seconde fois s’ouvre, une nouvelle colonne d’officiers apparaît. Le lot déjà en place s’agite : on se retrouve. Oh ! Ludwig ! fait l’un, en levant les bras au ciel, Oh ! Hermann ! dit l’autre. Les deux lots demeurent séparés. À travers la baïonnette d’un poilu les reconnaissances continuent : Fritz, crie un capitaine, Fritz ; Herbach, répond-on. Ah ! Herbach ! C’était tout comme au lycée au retour des vacances. C’était charmant ! Ça va moins l’être.

Le Petit Journal, 25 octobre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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