lundi 18 décembre 2017

14-18, Albert Londres : «La flamme des canons, dans le Grand Canal, fait surgir les palais.»



Dans Venise menacée

(D’un des envoyés spéciaux du Petit Journal.)
Venise, … décembre.
Formidable dans son silence, son obscurité et sa menace, Venise dormait. Il n’était pas tard : huit heures du soir. Le train n’apportait guère qu’une dizaine de personnes. À la sortie de la gare, pour ne pas tomber dans le canal, tel un aveugle, nous tâtonnions de la canne au-devant de nos pas. Une gondole nous prit ; nous nous enfonçâmes dans les petits rios. Tous les deux cents mètres, une lanterne verte, n’éclairant pas plus loin que son cercle, versait son feu dans l’eau. Le gondolier poussait de temps en temps son cri de chouette. Nous avions l’air de procéder dans la plus grande crainte à un enterrement clandestin. Tout à coup, une énorme lueur éclaira le rio.

En gondole, au son du canon

À travers le damier des rios, nous gagnions les Esclavons et c’était maintenant des lueurs sans arrêt. Les ponts nombreux vers lesquels nous allions, sans les apercevoir, sous le coup de l’éclair, nous barraient subitement la route d’eau. Sous le même coup, par pâtés, les habitations sortaient de l’ombre et y rentraient. Colonnades et loggia, au gré de l’artillerie, dansaient par reflet sur la lagune. Depuis des siècles, sous les yeux étonnés de joie des pèlerins, Venise avait brillé par le soleil et par la lune ; cette nuit, c’est la flamme des canons qui, dans le Grand Canal, fait surgir les palais.
La gondole touche au débarcadère d’un hôtel. Il faut sonner longtemps pour se faire ouvrir : évidemment on n’attend personne. Le portier paraît, nous entrons. Cet ancien palais est vide. Naguère, tous les voyageurs joyeux l’animaient. Nos pas, ce soir, à huit heures, sonnent sur ses dalles comme ils sonneraient dans une grande église solitaire. Ainsi, en arrivant à Belgrade, j’eus, un jour, un hôtel pour moi seul. Le directeur, s’il osait, tellement il sent bien que nous ne prenons la place de personne, nous logerait pour rien. Deux ou trois garçons, encore perdus dans les couloirs, se hâtent de tourner les boutons électriques. Rien n’est chauffé ; une femme de chambre qui accourt est enveloppée dans deux fichus. Le canon fait trembler les vitres et, au plafond, les lustres en verroterie dentelée de Venise.
Sortons. Dans toutes circonstances, même les plus émouvantes, il faut tâcher de dîner, surtout quand on n’a pas déjeuné. Le quai des Esclavons est noir comme encre, il convient de bien viser pour prendre les ponts qui enjambent les canaux, autrement on se trouverait dans l’eau. L’obscurité a fait plus de victimes à Venise que les bombes autrichiennes. On compte jusqu’à présent cent noyés. Prenons donc garde. Nous longeons le palais des Doges, il est étayé. Sa partie haute étant plus pesante que sa partie basse, il ne faudrait pas que le haut dégringolant entraînât le bas. Voici la Piazzetta, rien : seulement nos pas. Voici la place Saint-Marc, rien. Ces grands et magnifiques lieux publics ont l’air de nos salons particuliers où, dogaresques, nous passons. Partout, au fond de la place, sous les arcades, brille une lumière. Celle-là n’est pas verte. C’est la première lumière qui ressemble à toutes les lumières. Qu’est-ce ? Une voix s’élève auprès d’elle. C’est une voix qui lit. Une trentaine de personnes sont autour. Un jeune Italien lit tout haut le communiqué à ces auditeurs oppressés. La voix sonne claire dans le vide de Venise. C’est fini. Un puissant coup de canon ponctue le dernier mot.

« Gagner la guerre »

Comme au jour d’un enterrement de première classe, vous passez sous de lourdes tentures noires pour venir saluer le mort ; ici, vous soulevez les mêmes lourdes tentures et ressentez cette impression mortuaire quand il s’agit de pénétrer dans le restaurant.
Aux tables de la jeunesse, on discute. Ils discutent de problèmes qui passent par-dessus eux, mais qui leur tiennent au cœur. Ils ne supportent pas l’idée que si les malheurs du temps le voulaient, Venise fût remise sans être défendue. Ces jeunes intellectuels italiens disent : « Un obus sur Saint-Marc ça ne ferait pas des ruines aussi vilaines que ça. » Ils ajoutent : « Même Venise réduite comme Reims, ce ne serait pas laid. Ce qu’il faut, c’est “gagner la guerre”. » Hautes pensées, mais qui n’engagent que la générosité.

La ferveur des Vénitiens

Le lendemain matin était un dimanche, les « chalettis » de bonne heure se rendaient à la messe ; les jeunes filles de Venise portent toutes de grands châles de laine noirs sur les épaules, on les appelle les « chalettis ». Sous l’or des cinq coupoles des San-Marco, deux offices se célébraient en même temps. Le palais divin, camouflé, bandé d’avance sur toutes les faces, était loin d’être comble. Ceux qui étaient là, hommes et femmes, priaient à s’incruster leurs dix doigts dans le front. Ils priaient avec les prêtres pour que Venise soit sauvée. Il n’y a plus d’autre pensée, maintenant sur la lagune. Tout le crie, jusqu’aux guides qui devant la grande crainte, ayant oublié leurs intérêts, ne vous abordent plus pour vous proposer leurs lumières, mais pour vous demander les nôtres. « Oh ! nous avons espoir, disent-ils, la dernière chose à perdre c’est l’espérance. »
— Et les choses à acheter ?
— Oui, disent-ils, tout est bon marché, on peut emporter des souvenirs pour rien.
Ils ne vous proposent pas de vous conduire dans les magasins. Hommes vivant de la beauté de Venise, à l’heure où leur ville est menacée, ils ne veulent plus être attentifs qu’aux battements de sa chance.

La défense sur la lagune

Sa chance est défendue du mieux que l’on peut. À vingt kilomètres autour, la lagune s’est faite guerrière. Ce ne sont plus des lanternes, mais des gueules d’acier qui donnent cette fois des fêtes vénitiennes sur l’eau. Pièces de marine, montées sur ponton, canons de campagne, assis sur un petit morceau de terre, comme des crapauds géants coassent sur la Basse-Piave. Et cela dans le pays le plus fragile du monde, entre Murano, île de la verrerie ; entre Burano, île de la dentelle ! et pour Venise, île de la beauté. Au soir de menace, espère, Venise ! Les Italiens te défendent et dis-toi, il faut bien dire une fois dans cette guerre, même si ce n’est pas entièrement vrai, une parole poétique, dis-toi qu’en reconnaissance de la joie que tu as donnée à leurs nationaux, des Français aussi sont venus mourir pour toi.

Le Petit Journal, 18 décembre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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