samedi 17 mars 2018

14-18, Albert Londres : «Ce matin, il fait beau, c’est rare en ce pays»




Le mur belge

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front belge, 15 mars.
Le soldat d’Albert Ier est devant le mur de d’Yser que l’Allemand n’a pu franchir depuis trois ans et demi. Mur, n’est pas ici une image, c’est une réalité. Ainsi, le front belge ne ressemble à nul autre. Vous pouvez arriver en auto et mettre pied à terre, et vous voilà en première ligne. De Nieuport à Dixmude, un mur de sacs à terre sépare les deux camps. Tout le long court un trottoir, en caillebotis, par endroits, en ciment par d’autres, c’est alors le quartier chic : le boulevard. Ils portent des noms célèbres aidant l’illusion, ils s’appellent boulevard Montmartre, avenue de Bruxelles, rue de Paris, rue de Rome. De l’autre côté, l’inondation est tendue, quand vous vous haussez, vous voyez nageant tranquillement entre le mur belge et le mur allemand d’infinies compagnies de poules d’eau.
Elles étaient peu nombreuses au début, à force de vivre en paix entre les deux massacres, elles se multiplièrent. Elles ne s’effraient plus des éclatements. Jadis un coup de fusil les aurait fait s’envoler. Les soixante-quinze, les cent cinq, les cent cinquante passent aujourd’hui au-dessus d’elles sans qu’une de leurs plumes ne frissonne. C’est à leur tour de regarder les hommes se tuer. C’est le front sans boyau, sans tranchée. Tout est en plein air. Les abris ne sont pas creusés dans le sol, mais posés dessus comme autant de petits cubes blancs. L’aspect est celui d’un mâchicoulis de château-fort qui, au lieu de couronner une tour, s’étirerait en droite ligne, à l’infini. Quand vous êtes aux tranchées avancées sur le front de France, vous ne rencontrez pas un homme. Ils sont dans les abris. La tranchée occupée coude à coude n’est qu’une imagination d’imagier.

Derrière le mur

En dehors des minutes tragiques de l’attaque elle ne grouille jamais, elle est dépeuplée. Derrière le mur belge, autre aspect qui vous frappe de son originalité : l’armée vit et circule. Entre les chicanes du mâchicoulis des soldats épluchent des pommes de terre, soufflent à pleine joue sur un feu de bois qui chauffera leur café, se rasent, séparent avec conviction leurs cheveux comme s’ils devaient aller rendre une visite qui exige que l’on soit beau. D’autres sommeillent, d’autres lisent des romans, d’autres rêvent. On en voit qui portent à un camarade installé tailleur, leur capote mise à mal. Il y a des groupes qui jouent aux cartes, et des stratèges aux échecs. Au pied d’une mitrailleuse de flanquement, l’un des servants recopiait de la musique. Quand il pleut ils rentrent dans leurs petits cubes et vivent comme des lapins. Ce matin le soleil est de printemps, un cycliste roule sur le bitume et vend les journaux. Les officiers se promènent sur les trottoirs. Quelques-uns pour se donner un doux rêve sont habillés de leur plus neuf uniforme, ainsi qu’au départ pour une permission. Si la mort qui ne passe pas de jour sans s’abattre sur ce trottoir les prenait à cet instant, elle les aurait en tenue impeccable. La mort, même quand elle ne s’annonce pas par ses sifflements, est sans cesse présente.

Royale familiarité

De même que des arbres bordent nos boulevards à Paris, des tombes jalonnent le mur belge. Il en est qui portent la cocarde française ; ce sont les soldats de Ronarch et de Grossetti : Dixmude, Pervyse, quarante mois déjà ! quarante mois de néant glorieux et anonyme, car tout ce que l’on en sait ne vous apprend que ceci : un brave, un héros, un fusilier marin. Ils ne sont pas seuls, des Belges sont, avec eux, couchés le long de ce trottoir. Souvent le roi y vient. Il marche des heures contre ce mur, les sept kilomètres du trajet Pervyse-Dixmude et ceux de Nieuport-Pervyse lui sont familiers.
Les hommes le connaissent aussi bien que leur lieutenant. Les connaissant encore mieux, il comprend, rien qu’à les regarder, s’ils désirent lui parler. Il leur dit : « Dis-moi ce que tu as à me dire. » L’enfant belge se confesse, prend une cigarette dans l’étui du souverain. Le souverain continue sa marche. Comme il est très grand, pendant le trajet, il plonge par-dessus le mur, par-dessus le mur où l’attend son trône, que ses sept millions de sujets, que les pères et mères de ceux avec qui il se bat, en l’attendant, lui redorent chaque jour.
Par moments, ce mur est coupé. C’est pour laisser naître une petite passerelle de bois qui, serpent noir, s’allonge sur l’inondation. Il en est plusieurs de ces passerelles, elles conduisent à des îlots que l’on aperçoit à cinq cents mètres. Dans ces îlots, sont des grand’gardes.
C’est l’une de celles-là que les Allemands ont voulu enlever l’autre jour, c’est eux qui se firent ramasser leurs 127 hommes de troupes d’assaut. On ne peut les franchir que la nuit. L’ennemi les tient sous ses mitrailleuses. Cependant, un par un, en pleine matinée lors du dernier coup de main, les Belges coururent dessus. Leur grand’garde avait été tuée. Ils allaient la reformer.
Ce mur est troué sans cesse par les obus allemands. On rebouche les brèches continuellement. Le réparer n’est rien, c’est l’élever qui fut un travail d’esclave. Au moindre coup de pelle l’eau apparaissait. On renonça à creuser. On alla chercher plus loin la terre. Toutes les nuits sur leur dos les hommes apportaient les matériaux. Le sol s’effondrait. Il fallut armer le sol et ils commencèrent le rempart. Les artilleurs ennemis se mêlèrent à la besogne. Ça ne l’avançait pas. Les Belges s’y remettaient.
Ce matin, il fait beau, c’est rare en ce pays ; quand ils construisaient il pleuvait, c’était l’hiver : boue, froid. De toute la force de leur dos ils travaillaient, ils travaillaient à dresser ce mur entre leurs familles restées là-bas et eux, partis pour mieux les délivrer. Quand ce fut fini, ils dirent :
« Nous avons mis la patrie en petits sacs. »
C’est sans doute pour que chacun puisse plus facilement la sauver dans les alertes.
Le Petit Journal, 16 mars 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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